Larmes bleues sur papier blanc

Liliane Schraûwen,

Un lac, vaste et profond comme la mer. Un grand lac qui respire sous le soleil et l’on entend son souffle jour et nuit, comme celui d’un fauve assoupi. Je le vois de mes fenêtres. D’ailleurs, on le voit de partout, de chacune de ces maisons blanches construites sur les collines. Il remplit mes yeux, mes rêves et mes peurs, il me remplit l’âme. Vaste et profond comme la mer… Non, mieux qu’une mer, plus bleu, plus sauvage parfois, plus lisse par temps de saison sèche, immobile et pur, presque blanc sous le soleil. Peuplé de choses sombres et terribles, crocodiles que l’on voit avancer en bancs, juste quelques lignes grises sur l’eau calme, pas très loin du rivage, qui emportent un enfant quelquefois ou un chien imprudent. Microbes invisibles qui traversent la peau et s’installent au plus chaud du ventre, y creusent d’imperceptibles galeries, et l’enfant devenu homme souvent finit par en mourir, brûlé sans le savoir par ce bonheur animal et fou du soleil, de l’eau et du vent, qui l’a rempli longtemps avant.

Moi, je ne pouvais pas me baigner. Mes parents savaient que c’était dangereux. Ils savaient tout, en ce temps-là. Je ne mourrai pas de la bilharziose. Dommage. De mon enfance lointaine, j’aurais aimé avoir ramené ce germe de mort comme un cadeau précieux, comme un souvenir qui grandit jusqu’à tout dévorer. Mourir de l’Afrique tant aimée comme on meurt d’amour, comme on meurt d’une femme enfuie, d’un enfant perdu. Mourir brûlée au sang, une flèche de soleil fichée en plein cœur, tout enivrée de la vie obscure et mystérieuse de mon lac lumineux. J’aurais aimé cela. Ou bien mourir là-bas, en même temps que l’enfance, d’une morsure de serpent verte et brutale, ou d’un coup de feu, dans un grand éclatement de sang rouge comme la terre. Ou dans l’éclair blanc d’une large lame de fer, foudroyante et définitive.

 

Le lac… Souvent, l’après-midi, nous y allions vers les 4 heures, quand le plus lourd de la chaleur était passé. Les mamans étalaient des couvertures sur le sable, les enfants jouaient, se poursuivaient en criant, s’éloignaient vers quelque pirogue échouée qui attendait la nuit. La plage brillait, blanche et infinie. Le sable était fin, tellement fin que jamais je n’en ai revu de pareil. Il était tiède sous les pieds nus, il glissait entre les doigts, comme de l’eau, scintillait d’imperceptibles particules de mica, recelait des coquillages tout petits, tourelles dentelées, coquilles de nacre rose, choses infimes qui étincelaient dans le creux de la main, sculptées par l’eau, le vent, la poussière et la chaleur.

Je creusais le sable, construisais des volcans hauts comme des taupinières, avec un tunnel au milieu, et une cheminée. Je ramassais des herbes sèches, les enfouissais dans le ventre de ma montagne, puis j’y mettais le feu. Flammes et fumée s’échappaient par le sommet.

Je marchais le long des vagues, loin, de plus en plus loin, vers le village des pêcheurs que je n’atteindrais jamais, là où les hommes noirs et leurs familles vivaient au bord de l’eau qui les nourrissait. Je courais dans le vent, avec toute la chaleur de l’Afrique qui coulait sur ma peau claire, avec tout le bleu et le blanc du ciel, de l’eau, du sable, qui m’entraient dans l’âme pour toujours.

L’étendue liquide réverbérait la lumière. Il y avait les vagues, puis le sable, puis des herbes sèches, puis des plantes rampantes, sortes de lianes épaisses aux larges feuilles d’un vert jaunâtre roussi par la sécheresse. Sur la plage, de temps à autre, de gros poissons crevés sentaient mauvais et attiraient les mouches, et mon chien y plongeait avec délice sa truffe noire. Des lézards aux reflets métalliques dormaient immobiles au soleil, dorés, bleutés ou vert émeraude, bijoux vivants aux petits yeux d’or. On rencontrait parfois de gros serpents occupés à digérer quelque crapaud imprudent.

 

On disait le lac, sans le nommer. Longtemps, j’ai cru qu’il n’y en avait qu’un sur terre, le mien. Après, à l’école, j’ai vu toutes ces taches bleues sur la mappemonde. J’ai été un peu déçue. Puis j’ai su que mon lac était presque le plus grand du monde. J’ai été remplie de fierté, comme s’il faisait partie de moi, et moi de lui. Fière comme on peut l’être d’un pays, d’une patrie, d’une ville où l’on est né par hasard mais d’où l’on est, de là et de nul autre lieu. J’étais du lac, moi, j’étais d’Afrique.

 

Il était le centre et l’âme du paysage, il était le paysage même. Il remplissait le silence de son incessante chanson liquide qui jamais ne s’arrête. Le matin, il se teintait de rose tendre et laiteux sur lequel glissaient les traits fins des pirogues qui revenaient de la pêche. Souvent, il paraissait totalement immobile, étale et lisse comme un miroir, et l’on voyait parfois, par temps très clair, la rive d’en face, bleutée, irréelle et ténue tel un mirage fragile posé sur les eaux.

Pendant la saison des pluies, il pouvait se gonfler de tempêtes écumantes et terribles. On l’entendait mugir et hurler sa colère sous la pluie et le vent. Quelquefois une trombe liquide sortait de lui en tournoyant, comme une bête monstrueusement étirée entre ciel et eau, et elle voyageait, vite, toute en courbes élargies et en spirale vivante. Des bateaux disparaissaient, happés par la chose terrible. La pluie tombait, serrée, violente, en larges gouttes tièdes et brutales, elle fouettait les vitres derrière lesquelles je regardais, de tous mes yeux, le prodigieux spectacle.

 

Laissez-moi vous dire… Là-bas, c’était chez moi. Ma maison, mon pays. Mon foyer perdu. Ma patrie lointaine.

C’était loin, très loin d’ici. Loin dans l’espace et dans le temps, enfoui profond au fond de ma mémoire. Une petite ville blanche sous le soleil, au bord du lac immense.

La terre était rouge, odorante, et profonde la nuit.

Les maisons s’étageaient sur les collines, parmi les fleurs. On entendait le lac, toujours, nuit et jour, qu’il murmure ou qu’il gronde. On entendait le bruit du vent dans les feuillages des eucalyptus, en contrebas, près de la plage. Une forêt d’eucalyptus aux feuilles fines, presque argentées, arrondies comme des cimeterres, que l’on froissait entre les doigts pour le plaisir du parfum pénétrant qui poissait les mains et restait là, entêtant, jusqu’au soir. De grands arbres élancés et bruissants, avec des petits fruits dont les enfants détachaient un morceau jaune et pointu que nous appelions « le petit chapeau », et que nous nous collions sur le bout du nez.

 

Il y avait d’autres sons encore, les bruits des machines, à l’atelier et sur le port, qui montaient dans l’air chaud de l’après-midi. Les cris des oiseaux et, la nuit, la stridulation de millions d’insectes. Les frémissements mystérieux, sous les feuilles ou dans l’herbe roussie.

Il y avait l’avenue, au pied des collines, bordée de boutiques, avec des palmiers des deux côtés. Il y avait le grand flamboyant noueux entouré de larges pierres passées à la chaux, au milieu de l’avenue. Il y avait la piscine, tout en haut d’une colline, comme une récompense après la dure montée. L’église blanche, sur une autre colline, avec son clocher fin et droit percé de deux rangées de petites fenêtres et surmonté d’un cadran carré, puis d’un bulbe discret sous la croix pure. Il y avait l’école des sœurs, où j’ai appris à lire. L’hôpital avec son vaste jardin au milieu duquel un grand mûrier offrait ses trésors, non loin d’un canon rouillé qui datait d’une guerre lointaine, contre les Allemands disait-on, ou contre les esclavagistes. Autant d’édifices, autant de collines fleuries.

Il y avait la gare de briques rouges, le long du lac, et le port avec les bateaux qui s’en allaient vers Usumbura, vers Kigoma, vers l’inconnu. Il y avait le petit chemin ombragé qui menait à l’une ou l’autre des plages. Il y avait la brousse partout, qui enserrait la ville de ses arbres sonores d’oiseaux, et les serpents souvent entraient dans les maisons, la brousse avec les lions qui parfois attaquaient le bétail, dans les villages, et même les enfants. Alors le chasseur, celui qui avait servi de guide à un roi déchu, s’en allait pour plusieurs jours, avec ses pisteurs, et il abattait le fauve, et les enfants de l’école allaient admirer la dépouille terrible.

Et les fourmis noires ou rouges, en colonnes larges comme des ruisseaux qui serpentaient sur le sol sans dévier d’un centimètre, dévorant tout sur leur passage, plantes ou animaux. Les scolopendres annelées qui avançaient comme en dansant sur leurs milliers de minuscules pattes, et s’enroulaient sur elles-mêmes à la moindre alerte, petits disques brillants, rigides, et les enfants s’amusaient à les taquiner de la pointe d’une brindille, pour le plaisir de les voir ainsi changer de forme, et l’on disait que leur sillage sur la peau nue laissait une longue brûlure.

 

Il y avait d’autres collines, au loin, latérite rouge et fourrés plus ou moins épais, plus ou moins verts.

Il y avait les feux de brousse qui noircissaient la terre, puis venaient les pluies, et la vie revenait, plus drue, plus forte, plus verte.

Il y avait les femmes noires, leurs enfants attachés dans le dos, qui s’en allaient au marché ou revenaient des champs, droites et royales, avec d’incroyables échafaudages de paquets sur la tête ; et les marchands avec leurs longs paniers de raphia débordants de légumes et de fruits de toutes sortes ; et les gamins qui tentaient de nous vendre de gros citrons grenus cueillis dans notre jardin.

Et puis, il y avait les parfums. Parfums lourds et sucrés des frangipaniers laiteux, des lauriers roses et blancs, des mangues poisseuses. Odeurs du poisson séché, du maïs grillé sous la cendre. Parfum de terre africaine, âcre, pénétrant, sauvage. Et les couleurs… Bouquets formidables des flamboyants toujours rouges, des acacias jaunes, des bougainvilliers orangés ou violets ; arbustes fleuris d’un blanc tendre au cœur veiné d’or et de rouge. Les bosquets d’hibiscus aux larges corolles couleur de sang, et toutes ces touffes bleues, orangées, mauves, blanches, fleurs fragiles ou triomphantes aux noms inconnus. Sur les murs des maisons, les pluies d’or ruisselaient de lumière. Il y avait le vert brillant des larges feuilles de bananiers, celui du feuillage des gros manguiers, émeraude sombre et luisante, celui presque jaune des feuilles larges et découpées des papayers…

Il y avait les saveurs aussi. Saveurs ocre des mangues, des goyaves grumeleuses sous la dent, des papayes ; or juteux des ananas odorants, douce chair étoilée des petites bananes à l’épaisse pelure verte ou d’un brun tirant vers le pourpre.

Il y avait le marché indigène, fruits colorés, poissons de la nuit aux écailles irisées toutes brillantes encore d’eau, petits ndakalas séchés ; et les légumes secs, haricots rouges, brunâtres, blancs. Et les pagnes aux couleurs criardes, les ustensiles de vaisselle, les gros morceaux de savon de Marseille, dans leur emballage bleu et jaune, à même le sol ou sur des pièces de tissu multicolores. Il y avait ces bassins émaillés, blancs ou bleus, que les femmes utilisaient pour un tas d’activités étonnantes, cuisine, portage, lessive, bain des petits. Il y avait les animaux de la brousse que les noirs capturaient pour les vendre, et qui aurait pu résister à la mangouste sympathique, à la civette aux allures de chaton, au bébé chacal que l’on élèvera comme un chien et qui retournera à la vie sauvage, peu à peu, jusqu’à ne plus revenir ? Et le singe, et la douce antilope aux yeux de velours, et le perroquet gris qui imitait si bien les cris des enfants, les miaulements du chat, les aboiements du chien, et les voix de mon père, de ma mère…

 

Bien sûr, j’étais une enfant à la peau claire. Tellement claire, en vérité, que le soleil l’a mouchetée de petites taches qui, avec les années, s’élargissent irrémédiablement. Bien sûr, je ne me posais pas de questions. Quel enfant s’en pose, dites-moi ?

Bien sûr, il y avait l’hôpital des blancs et l’hôpital des noirs — mais c’étaient les mêmes médecins qui officiaient des deux côtés. Il y avait l’école des blancs et celle des noirs, les magasins des blancs et les magasins des noirs, et l’on n’y trouvait pas les mêmes marchandises. Objets importés d’Europe d’un côté, livres, vêtements, produits d’entretien, vivres, et de l’autre pagnes, bicyclettes, ustensiles de cuisine, et toujours ces fameux bassins. Il y avait même l’église des blancs — cependant fréquentées par quelques noirs —, et celle de la mission — cependant fréquentée par quelques blancs. Aucune interdiction dans ces clivages, une coutume plutôt. Les choses étaient ainsi, voilà tout.

Bien sûr, toutes les familles blanches se payaient les services d’un boy qui aidait au ménage et à la cuisine, à la lessive, et qui parfois servait à table.

 

Inadmissible, me direz-vous, et comme on comprend Lumumba et son discours vindicatif…

Inadmissible, vraiment ? Rappelez-vous, c’était le temps des colonies. L’Inde venait à peine de quitter l’Empire, la quasi-totalité de l’Afrique du Nord était française, le reste était anglais ou portugais. La guerre d’Indochine et la guerre de Corée faisaient la une des journaux, en attendant celles qui ravageraient l’Algérie et le Vietnam.

Souvenez-vous. C’était le temps où, en Europe, la silicose rongeait les poumons de mineurs venus du Sud, et personne ne s’en offusquait. C’était 10 ans, 20 ans à peine après que l’un des peuples les plus civilisés de la terre avait joyeusement immolé 6 millions d’individus sur l’autel de la supériorité aryenne.

Rappelez-vous… On publiait à grands frais des hebdomadaires illustrés qui se définissaient sans vergogne comme « journal mensuel de propagande coloniale ». Et qu’on ne vienne pas me parler des mains coupées par les sbires de Léopold II, ni de la « chicote » qui a tant fait souffrir paraît-il le cher Lumumba. Léopold II, pour moi, n’était qu’un nom dans mon livre d’histoire. Je n’ai jamais vu d’Africain aux mains coupées, je n’ai jamais entendu parler de la chicote, sinon pour en être menacée si je n’étais pas sage. C’est ainsi qu’on élevait les enfants, en ce temps-là, à la chicote ou au martinet, selon la latitude.

 

Le colonialisme est un système économique et politique indéfendable… aujourd’hui. Mais, en ce temps-là, pour ce que j’en sais, personne en Europe ou en Amérique ne le jugeait indéfendable.

Ne me demandez pas de mépriser mon père pour avoir fait confiance à ce qu’imprimaient ces journaux de propagande coloniale, pour avoir rêvé d’une vie d’aventure plus belle que celle qui l’attendait sous le ciel gris de la métropole, ni pour avoir cru ce qu’on lui avait enseigné dans les cours qu’il a dû suivre avant de partir pour la colonie. Ne me demandez pas de renier l’enfant que j’étais, et le bonheur animal et primitif que j’ai connu dans ce pays de soleil et de lumière.

 

Je me souviens du boy Michel, que j’observais des heures durant pendant qu’il repassait draps et serviettes avec des chuintements de vapeur sous la semelle du fer rempli de charbon. Je me souviens du citron piqué de pili-pili qu’il mangeait avec un plaisir évident. Je me souviens de mes bavardages, des questions que je lui posais, de mon étonnement devant ce qu’il me racontait de sa vie, de sa manière de penser. Je me souviens de son petit garçon, qui s’appelait Michel lui aussi, avec qui je jouais école, et j’étais toujours l’institutrice.

Je me souviens encore de ce mois d’octobre 1960, quand je me suis trouvée enfermée dans un grand pensionnat de briques, au cœur d’une ville de grisaille et de pluie que je ne connaissais pas, et des propos haineux de mes compagnes : « Les nègres vont tuer tous les blancs, et ce sera bien fait ». Les mêmes compagnes qui, deux ans auparavant, lors de l’un des congés qui nous ramenaient en Belgique, me demandaient si les sauvages parmi lesquels je vivais n’étaient pas dangereux, s’ils se promenaient tout nus, s’ils se cachaient dans les arbres comme des singes, s’ils étaient encore cannibales et, surtout, s’ils sentaient mauvais…

 

L’oreille collée au transistor, sous les couvertures, j’entendais ce qui se passait là-bas, chez moi, où était restée ma famille. Je ne comprenais pas. C’est vrai qu’on tuait des blancs, et aussi des noirs. Des armées étrangères faisaient la guerre. Je pleurais, j’avais peur, je ne voyais pas pourquoi ce serait bien fait, si mes parents mouraient.

Je me souviens de toi, Chantal, du cri qui est sorti de toi lorsqu’on t’a annoncé la mort de ton père, tué en terre africaine par un soldat de l’ONU.

 

Que serais-je devenue si les choses avaient été autres, si j’étais restée là-bas ? Sans doute l’adolescence aurait fait son travail, j’aurais réfléchi, changé, je me serais posé des questions. Sans doute… mais ce n’est pas sûr. Car combien de générations, dites-moi, ont vécu avec la certitude d’appartenir à une « race » supérieure aux autres, sans jamais mettre en doute ce qu’enseignaient livres et dictionnaires ? Et combien d’autres, au fil des siècles et jusqu’au cœur du nôtre, pour admettre sans sourciller que des hommes en réduisent d’autres au rang de bétail que l’on achète et que l’on vend ? Rappelez-vous : c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe

Je sais bien que c’est la mode, aujourd’hui, de jeter l’anathème sur ceux qu’on appelle les colons. Les colons, là-bas, c’étaient les gros fermiers, les planteurs. Pas les gens qui travaillaient pour l’administration ou les chemins de fer, pas les employés, pas les ouvriers. Mais qu’importe, puisque dans tous les cas, ils exploitaient les indigènes, les méprisaient, les insultaient, les frappaient ?

Eh bien, non. Ce n’est pas vrai, tout ça, ce n’est pas comme ça que nous vivions. Ce n’est pas comme ça que les choses se passaient. Même si certains, sans doute, ont pu agir de la sorte, en brousse peut-être, loin de tout contrôle. Les hommes sont ainsi, blancs ou noirs, Allemands en terre polonaise ou juifs de Palestine, G.I.’s dans la jungle vietnamienne, Serbes ou Croates, Hutus ou Tutsis… Les hommes sont ainsi, pourvu seulement qu’on leur en donne l’occasion. Pourquoi l’un ou l’autre Belge d’Afrique aurait-il fait exception ?

 

On nous parle aujourd’hui de violences, de sévices. Tel était, paraît-il, le quotidien des colonisés. Injures, coups, tortures, mutilations… Je n’ai pas souvenir d’en avoir connu. Le système était injuste dans son principe, certes, comme étaient injustes le sort des ouvriers, dans les usines de chez vous, celui des mineurs, celui des noirs d’Amérique en ces temps où Martin Luther King ne rêvait pas encore. Mais je ne peux pas, je ne veux pas, assumer les erreurs et les abus d’une société tout entière, dont le fondement était l’inégalité. Je rejette ces clichés du pauvre noir et du méchant blanc, je me refuse à glorifier la violence et l’incitation au meurtre pour la simple raison qu’elles émanent des victimes du colonialisme triomphant.

Je veux crier au mensonge, oui, et tant pis si ma voix est seule à détoner dans un concert où le « politiquement correct » a plus de prix que la vérité. Tant pis s’il ne vous plaît pas, le propos de l’Africaine que je suis restée, envers et contre tout. Tant pis même si ce texte, finalement, demeure ce qu’il est au moment où je le laisse couler de ma plume : quelques lignes sans écho, tristesse et regrets, révolte et colère, larmes bleues sur papier blanc… Un manuscrit, au fond d’un tiroir, rien de plus, qui ne dit pas ce qu’il faut dire.

Tant pis pour vous, tant pis pour moi, et tant pis pour cet univers de soleil et de feu qui m’habite à jamais et cependant meurt un peu plus chaque jour.

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