La démocratie virtuelle

Jacques De Decker,

Les vrais embrasements s’en viennent sans crier gare. Comme si l’Histoire se passait de transitions, d’évolutions progressives. Jusqu’au point de rupture, tout semble baigner, et puis, tout à coup, rien ne va plus, au point que le retour en arrière semble impensable, que toute Restauration est exclue.

Un système donnait apparemment satisfaction, puisqu’il n’était pas contesté en ces lieux d’arbitrage où le monde s’ordonne, qu’il n’inquiétait pas outre mesure les témoins médiatiques, et, même, permettait d’accueillir, pour leurs loisirs et leurs agréments, les repus venus d’ailleurs.

Souvenons-nous qu’à Charm el-Cheikh, il y a trois ans à peine, un touriste belge plus sagace qu’un paparazzi surprit, la main dans la main dans les premières vagues, un président français récemment élu et une gracieuse chanteuse défilant très professionnellement en bikini. Ils n’étaient pas les invités du pouvoir égyptien, leur évasion était privée, et nul n’aurait été en droit de leur jeter la pierre, puisque ces deux people se comportaient comme d’innombrables nantis occidentaux, considérant la terre des pharaons comme un Disneyworld — que le couple récemment formé venait de visiter aussi au demeurant — frappé au sceau de l’authenticité. Une réserve culturelle en quelque sorte, décor prestigieux, écrin idéal pour l’évasion de ceux qui avaient les moyens d’y fuir leurs soucis et d’y garder secrètes — pas pour longtemps — leurs fredaines.

Qui aurait pensé que tant de séductions, esquisses de balades à dos de chameau comprises, dissimulaient un régime vérolé, compromis jusqu’à l’os, avec l’assentiment des puissances dominantes, laissant en rade une jeunesse sans cesse croissante et apparemment vouée à n’attendre son salut que d’un fondamentalisme d’un autre âge ? Cette dérive laissait largement indifférent, pour autant qu’elle ne vienne pas troubler la tranquillité hors de ses frontières. On y voyait même un État-tampon, maintenu coi par un régime fort et ami, facteur de stabilité dans une région du monde que l’on savait remuante, mais dont on n’imaginait pas qu’il puisse être le théâtre d’une mise à feu.

Ce ne fut pas le cas, d’ailleurs. Tout partit de la Tunisie, plus rassurante en ce sens qu’elle ne défrayait pas la chronique, avait à sa tête un président au nom si banal que seuls les spécialistes pouvaient le citer de mémoire (alors qu’il était aux commandes depuis un quart de siècle), et tirait pour le coup l’essentiel de ses ressources du tourisme. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ce frêle édifice s’écroula, le prince régnant prit la fuite, plaçant le pays devant un défi brutal mais stimulant : la modernisation politique au pas de charge.

Le plus singulier, dans ces processus, c’est l’accélération. Au départ du mouvement, la présence de meneurs est moins évidente que l’unanimité d’une foule galvanisée en synchronie. La vraie nouveauté est là, dans la mobilisation immédiate. Le mot est déplacé, parce que les nouveaux médias ont, ici, joué un rôle décisif. Ils ont la particularité de faire l’économie de toute forme de délégation. Chacun peut désormais, en un instant, avertir une multitude de correspondants, au point que l’origine du message se perd bientôt dans la masse infinie de ses destinataires.

Le xxe siècle s’est fondé sur le monopole des moyens de communication de masse. Les tyrans n’ont eu de cesse de s’emparer des nouvelles techniques, et de s’en assurer l’usage exclusif. En cas d’insurrection, l’enjeu était d’abord de prendre le contrôle de ces organes. Aujourd’hui chacun dispose, dans sa paume, d’une grenade de propagande dont le pouvoir dépasse celui d’un despote. La miniaturisation est une ruse supplémentaire. Que peut représenter encore un gigantesque immeuble hérissé d’antennes face à une concentration de microprocesseurs pas plus encombrante qu’un paquet de cigarettes et mise, de surcroît, à la portée de toutes les bourses ?

L’ardoise d’aujourd’hui, sous ses multiples et mobiles déclinaisons informatiques du GSM à l’iPad, a des pouvoirs infinis, on sait à présent qu’elle peut, en quelques jours, mettre à mal une autorité que l’on croyait inexpugnable. Des pays menacés par ses assauts n’ont même plus le temps de s’assurer des appuis, des alliances défensives. On tire sur des dictateurs comme à la fête foraine. Le tir à pipes a remplacé les patientes stratégies. Et chacun de s’extasier devant cette forme nouvelle de démocratie…

Il s’agit, de fait, d’un pouvoir nouveau dont il est indéniable qu’il est détenu par le plus grand nombre. Rendu possible par l’informatique, il bat cependant en brèche toutes les procédures que suppose la démocratie telle qu’elle s’est peu à peu développée dans les contrées qui s’en réclament. Désignation des protagonistes, débats entre les candidats, élection des plus appréciés d’entre eux : toutes ces étapes sont tenues pour inopérantes et obsolètes. Et si les plus sophistiqués des perfectionnements cybernétiques débouchaient sur une nouvelle barbarie ? Tant que ces progrès servent à renverser les dictatures, on dira que celles-ci, à force de museler l’opposition, n’ont eu droit qu’à ce qu’elles méritaient.

La Belgique, revenons-y, ne peut se targuer de démontrer que la démocratie « classique » a encore de beaux jours devant elle. Elle substitue à son fonctionnement normal un immobilisme institutionnalisé, une mise en congé concertée de la consultation, au point d’être actuellement gouvernée, au plus haut niveau, par des mandataires dont la légitimité électorale ne cesse de s’écorner. Que donnerait, aujourd’hui, en l’occurrence, une consultation par Facebook et Twitter interposés ? Il semble que personne, dans les hautes sphères, n’en voie le moindre bien-fondé. Et on peut le comprendre, même s’il est de plus en plus douteux que nous disposions toujours, comme on a pu s’en enorgueillir, d’un modèle de bonne application du brevet démocratique.

Il n’empêche : les temps sont hors de leurs gonds, comme l’on dit dans Hamlet. La crise que nous traversons ressemble de plus en plus à la définition qu’en a donnée Gramsci : une époque où l’ancien monde tarde à mourir et où le nouveau éprouve bien des difficultés à naître. Avec, de surcroît, une hésitation quant à ce que recouvre la notion de progrès, et à la prééminence du nouveau sur l’ancien. Plus que jamais, le poste d’observation marginal s’impose. Sans être un refuge pour autant. Surtout lorsque les armes dont il dispose sont de l’ordre de la poésie et de l’imagination. Là où la raison ne suffit plus, ces modes de pensée ont leur utilité. Nous n’avons jamais cessé d’y croire, mais en somme, par la force des choses, plus convaincus que jamais. Ce n’est qu’un mince réconfort, sans doute, mais il a le mérite de faire sa part à la beauté. Et l’on sait qu’elle a, quoi que l’on dise, partie liée avec la vérité.

 

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