Inactualité – chronique d’un temps présent

Gilles Wauthoz,

Aujourd’hui, un homme est tombé dans la rue. Il n’avait pas mangé depuis trois jours au moins. C’est pourquoi il est tombé si vite, il est tombé si bas, sans être allé bien loin ; – il est tombé si vite, il est tombé si bas, si en deçà de lui, au-delà de lui-même, si loin, si vite, si bas, dans les égouts du monde, les bas-fonds de lui-même, de toute humanité – au sol inexorable. C’était aux derniers jours d’un hiver rigoureux, d’un été déplorable. Cela ne faisait qu’un instant que je le regardais – mon regard vagabond s’était posé sur lui, en un instant saisi, immédiatement requis, intérieurement frappé. Assis sur son banc, cet homme semblait déjà tombé ; il semblait déjà comme chuté en lui-même. Il s’est levé de son banc ; il a fait quelques pas : il est tombé aussitôt : il est tombé dans la rue : il est tombé lui-même de lui-même en lui-même. C’est comme s’il avait trébuché sur lui-même, sur lui-même qu’il a subitement trébuché, à lui-même qu’il a été son propre skandalon, son perfide scandale, le pernicieux caillou laissé sur le chemin, la pierre d’achoppement où tout homme trébuche, à lui-même qu’il a été sa propre chausse-trape, sa propre entrave et son écueil, son obstacle et sa chute – son formidable abîme.

Aujourd’hui, un homme est tombé dans la rue. Les gens, autour de lui, ne semblaient pas le voir ; les gens, autour de lui, continuaient de passer ; les gens, autour de lui, ne l’apercevaient pas ; ils ne le voyaient pas – mais tous le regardaient. Regardaient-ils ailleurs ? Regardaient-ils sans voir ? Ils ne voyaient que lui pourtant, ils ne pouvaient voir que lui, porté, lancé déjà en deçà des regards, au-devant de lui-même comme au-delà de tous les yeux : ils ne voyaient que lui, ne pouvaient faire autrement ; – ils ne voyaient que lui – son évident scandale. Son scandale, en effet, était plus qu’évident, il crevait tous les yeux, frappait tous les regards. Il était clair, patent, manifeste, évident. É-vident : ex-videre : il crevait tous les yeux, les en vidait de leurs orbites, les excentrait, les affolait ; il les en exorbitait : il cognait tous les yeux, frappait tous les regards, et hantait toutes les visions effarées d’elles-mêmes. Tous attendaient avec inquiétude le moment où il se relèverait, où il cesserait d’être ainsi nu, gisant, exposé dans la rue, – nu, gisant, exposé, exhibé à la vue de tous, à la honte de tous, pour la honte de tous – comme un Christ en attente, en sursis, en suspens, un Christ enseveli sous sa croix invisible, un Christ infiniment meurtri, que ne secourt nulle Véronique, que personne ne relève et dont aucun suaire ne recueille la sueur évidente, la souffrance fatale… Car à lui-même la marche où trébuche le pied, à lui-même scandale et pierre d’achoppement, il était devenu, par cet abaissement, par cette déchéance, un scandale à lui-même comme au monde qui regarde avec stupéfaction, au monde qui s’arrête un instant avec lui, au monde qui regarde et s’arrête un moment.

Aujourd’hui, un homme est tombé dans la rue. Il n’a pas pu tout de suite se relever, se remettre. Et l’aurait-on relevé qu’il serait sans doute aussitôt retombé, aussitôt abattu. En effet, les mêmes causes engendrent les mêmes effets ; et quand les causes mêmes ne sont pas supprimées, les effets de ces choses se poursuivent d’elles-mêmes, les effets se répètent et les causes s’endurcissent ; la chaîne des causes et des effets s’accroissent et s’endurcissent, et s’enchaînent de manière toujours plus inexorable et toujours plus massif, toujours plus amplifiés et plus irrésistibles, jusqu’au point de rupture et au point d’explosion. Jusqu’à ce qu’à la fin la chaîne elle aussi casse, qu’elle se rompe et tombe et s’abîme – elle aussi.

Aujourd’hui, un homme est tombé dans la rue. Il n’a pas pu tout de suite se remettre, se relever. Néanmoins, l’homme est à terre : il faut le relever, le remettre debout. – On raconte que pareille chute arrivait également il n’y a guère dans les ghettos de l’Europe et les camps de concentration et d’extermination allemands. Un « musulman » (c’est ainsi qu’on les nommait) tombait au milieu de la rue, au milieu de la cour, personne ne le relevait, c’était déjà trop tard. Personne ne le relevait, car personne n’aurait pu le faire. C’est qu’il avait déjà – depuis longtemps déjà – totalement chuté en lui-même, abîmé, c’est qu’il s’était déjà en lui-même abîmé, depuis longtemps déjà en chute libre, en suspension, à l’intérieur de lui-même, en lui-même abîmé, c’est qu’il était déjà tombé au plus profond du monde, au tréfonds de lui-même, au fin fond d’un abîme bâti par l’homme civilisé, d’un enfer « plus qu’humain » que nul dieu n’avait encore prévu ni n’aurait pu admettre. Toute chute visible, à l’extérieur de soi, est d’abord et toujours l’effet d’une chute préalable – d’un grand déséquilibre dans la structure du monde, dans l’abîme des hommes, à l’intérieur de soi. Ce n’est pas tant lui qui tombe, mais la structure du monde qui le fait trébucher. Le monde est alors un scandale, une pierre d’achoppement à sa chaussure crevée… Le monde est un abîme qui s’abîme en lui-même et qui se creuse à mesure de la chute des hommes. – L’injustice est un ver qui ne croît que dans les jardins de l’homme, la justice est son fruit et sa rose à la fois.

Aujourd’hui, un homme est tombé dans la rue. Il n’a pas pu tout de suite se relever ni s’asseoir. Néanmoins, l’homme est à terre : il faut le relever. Devoir de toute lumière et appel de toute âme. D’ailleurs, un homme est venu, puis un autre, un troisième, lui offrir un mouchoir, un peu d’eau, quelques mots – et le pain nécessaire. Pain nécessaire à sa vie d’homme et vital à la nôtre. Commune humanité du pain nécessité. On a relevé cet homme, et cet homme est debout. Cet homme relevé, provisoirement remis, continuera néanmoins de tomber, de faillir, de chuter en lui-même, peut-être tout à l’heure, sans doute dans peu de temps, quand nous l’aurons quitté ; il continuera de tomber aussi longtemps que dureront les raisons de cette déraison, le scandale de cette chose comme une chausse-trape, une entrave invisible à ses pieds maladroits, le scandale adressé à toutes les chaussures, que toutes les chaussures ne peuvent pas éviter : le scandale insurmontable des tyrannies économiques, des liaisons absurdes, des servitudes inventées. Dans de pareilles circonstances, on ne fait pas que relever un homme, on relève aussi une cause, on révèle une raison, une raison vivante à la nature des choses, le courage vivant de faire front à la fatalité.

Aujourd’hui, un homme est tombé dans la rue. Il n’a pas pu tout de suite se relever – ni revivre. Néanmoins, l’homme est à terre : il faut le relever. Devoir de toute conscience, de toute humanité. Un homme est venu, plusieurs – le relever, le remettre. Ô louable accalmie, nécessaire accalmie – louable et nécessaire comme le sont le pain et l’eau, comme l’air et le vent au visage des humains – formidable accalmie dans la tempête silencieuse qui fait rage sur sa vie, qui souffle sur la nôtre. Mais la tempête absurde d’inhumaines conditions qui pèse absurdement sur la condition humaine, qui souffle sur nous tous comme un vent violent, cette tempête inextinguible continue de faire rage. Et quelle meilleure protection, contre la tempête si forte, qu’une contre-tempête, un orage plus grand, un ouragan plus fort et plus puissant, plus juste, agissant en sens inverse, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre devenue folle, devenue inhumaine, le plus juste ouragan d’une humanité redevenue subitement souveraine, rétablissant sa dignité, sa justice – et son droit ?

Aujourd’hui, un homme est tombé dans la rue. Il s’est relevé. On l’a relevé. Il semble à bout de forces, épuisé, hagard, las. Il marche comme un fantôme, à pas lents, mesurés. Comme un spectre qui marche à travers la Cité, la Cité qui l’ignore – qui ne le connaît pas. Qui, du moins, fait semblant de ne pas le connaître. Ce spectre involontaire, qui ne se connaît pas lui-même, ce spectre qui s’avance, à pas lents, mesurés, vraiment, ô Cité d’ombre, ne le reconnais-tu pas ? N’est-il pas à l’instar de celui qui hantait déjà les fumées noires de tes hautes cheminées ? N’est-il pas celui qui marche – au travers de l’Histoire ? Au travers de l’Histoire, de toute éternité ?

*

Car un homme, aujourd’hui, est tombé dans la rue. Il s’est relevé. Il marche. Il erre dans la Cité. Il erre dans la Cité comme un vivant scandale, comme un vivant reproche au monde halluciné, au monde qui l’ignore, qui le rejette, qui le détruit et qui l’abat, méthodiquement, rigoureusement, au monde qui le nie, qui l’humilie, qui ne le connaît pas, alors qu’il lui doit tout – se reconnaît en lui. – Le monde qui s’abîme se contemple toujours en l’espace d’autrui.

Car un homme, aujourd’hui, est tombé dans la rue. À l’instar de cet homme, de ce spectre, de ce sang, nous tombons tous les jours – quoique plus discrètement, plus imperceptiblement, plus invisiblement à nous-mêmes comme aux autres. Comment ne pas tomber, comment ne plus tomber, comment détruire la chute elle-même et ne plus vaciller, telle est notre question, la question qui nous hante. Les routes qu’on nous trace nous poussent à tomber, à déchoir, à faillir, à chuter tôt ou tard, abîmés, écrasés, altérés en nous-mêmes. Effaçons ces chemins, traçons-en d’autres – plus grands – où nous puissions marcher, tous ensemble marcher, marcher tous à la fois – et, comme tels, voler. Nous envoler et nous accroître au rythme, à la croissance du monde. Ne plus tomber, ne plus jamais tomber, faire tomber à jamais ce qui nous fait tomber, ce qui fait tomber l’homme, et la Terre, et le monde ; ce qui, incessamment, inexorablement, jour après jour, fait tomber l’homme, chuter le monde lui-même, dans des abîmes insupportables, indignes de lui-même, indignes de sa race, de son cœur, de son rang.

Car un homme, aujourd’hui, est tombé dans la rue. Un homme peut par sa chute seule relever une conscience, peut relever un tort et un corps à la fois, relever toutes les âmes, relever tous les courages. Un homme peut par sa force relever tous les cœurs. Pour que cet homme-là, ne fût-ce que pour lui, cet homme-là, cet homme seul, pour qu’il ne tombe plus, il nous faut nous lever, relever nos consciences – car nous tombons de même, quoique plus discrètement, plus invisiblement, en nous-mêmes du moins – nous soulever à cette chute où nous nous abaissons, où notre droit lui-même gémit en sa personne, où nous fraternisons d’égales libertés.

Car un homme, aujourd’hui, est tombé dans la rue. On ne peut pas laisser un homme à terre. Non. On ne peut pas. On ne veut pas. On ne le supporterait pas. Peut-on laisser un homme à terre ? non. C’est au-dessus de nos forces. En dessous de nous-mêmes. On le voudrait, qu’on ne peut pas ; on ne peut pas le vouloir. On ne peut pas le vouloir, mais il en tombe tant. Comment les relever ? Les remettre d’aplomb ? Nous sommes témoins – et juges – de cette oppression. Que tombe donc la sentence, et que soit prononcé l’arrêt. Les hommes sont-ils sur Terre pour tomber de la sorte ? Les hommes sont-ils au monde pour s’abîmer eux-mêmes, pour abîmer le monde en eux-mêmes chutant ? non : je le répète. Je le répète : non. Que tombe donc la sentence, et que soit prononcé l’arrêt : un homme tombe, il se relève : d’autres se lèvent à sa rencontre : levons-nous, en nous-mêmes, par nous-mêmes – et marchons.

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Car aujourd’hui, un homme s’est relevé dans la rue. Des millions avec lui se sont levés de même. Eux tous, ce sont des producteurs, des bâtisseurs de ville, eux tous, des inventeurs, des créateurs de monde. C’est par eux que le monde ne chute pas, mais s’accroît. C’est par eux, c’est par nous que le monde s’embellit. C’est nous qui bâtissons les Cités merveilleuses, c’est nous qui animons ces Cités d’excellence – où tout homme qui vit peut marcher à sa guise, où tout homme qui marche peut embellir le monde. Oui, c’est par nous tous que le monde vit, s’amplifie et s’accroît. Nous sommes souverains d’un monde à conquérir. N’oublions pas ceci : tout homme est fils de roi.

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