Marx ou crève (III)

Jean-Louis Lippert,

Je suis venu, calme orphelin,

Riche de mes seuls yeux tranquilles,

Vers les hommes des grandes villes.

Ils ne m’ont pas trouvé malin.

Verlaine

Le premier poème rencontré sur mon chemin, vers les dix ans, je ne savais ni que c’était, ni ce qu’était – un poème. Retiens la nuit, craché par les haut-parleurs des auto-scooters sur la place communale de Jette, faisait rayonner des paroles sublimes dans l’obscure grisaille. J’ignorais qu’elles résonneraient un jour avec le plus génial de tous les titres de romans : Voyage au bout de la nuit… Le voyage au bout de l’ennui que serait la décennie des années 60 me ferait dix ans plus tard chanter par cœur La Mémoire et la Mer de Léo Ferré, pour en appeler à une aube entrevue dans ce crépuscule infini qui depuis lors n’en finirait pas d’opacifier les horizons…

C’était en 1972. J’avais 20 ans et continue de croire que ce fut le plus bel âge d’une civilisation. Marx et Rimbaud dans les poches du parka, sans un rond, vivant au gré de la rapine et de la manche. L’homme de la Mancha, je ne l’avais pas lu, mais il accompagnait alors en secret l’errance d’une chevalerie nouvelle qui se reconnaissait à son allure de très noble gueusaille, faisant que partout se trouvaient gîte et couvert chez des inconnus de hasard, en quelque coin du monde que ce fût…

L’escapade perpétuelle n’était possible que grâce au compagnonnage de mon alter ego. Celui qui tenterait plus tard de se faire un nom dans la littérature en abusant de mes offices, lui dont je devine qu’il tire encore quelque profit mondain des messages que je lance aujourd’hui sur Internet, sans éprouver scrupule d’usurper jusqu’à mon nom.

Sous le coup de cette mitraillade verbale, Robert hoche la tête et plisse les yeux, signifiant qu’il voit clair à travers les opacités du bas monde. Élisabeth le fusille du regard méprisant dû à un traître de mélodrame. « Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants. Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants. Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue ! » L’expression du visage aussitôt change, les traits s’allument d’une flamme amoureuse nouvelle, mais Robert sent sa tête si lourde qu’il ne peut plus la soutenir et tombe en arrière, sur un tas de vieilles nippes composant leur lit de fortune. Elle se penche avec angoisse comme sur un agonisant. « Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ? Errante et sans dessein, je cours dans ce palais. » Le théâtre entier du XVIIe va-t-il y passer ? J’admire l’étendue de son répertoire. Il s’en faut d’un demi-siècle entre le génie de Shakespeare et celui de Racine, dont s’imbibe l’inspiration miraculeuse d’Élisabeth…

Qu’est-ce que 50 ans à l’échelle de mon histoire millénaire, quand les cinq dernières décennies d’une planète convulsive ont vu sombrer tout esprit chez les ignares se prétendant la tête de l’humain troupeau ? Il y avait quelque chose de détraqué depuis un demi-siècle, qui produisait des drames en série à mesure même où les grandes voix de la tragédie n’étaient plus audibles : celles s’ouvrant aux lumières de la Sphère…

Elle découvrait un pan de sa combinaison, libérant un sein blanc dont elle approcha le téton des lèvres de son petit. Celles-ci exhalaient un râle de mourant. Sainte Élisabeth en ce tête à tête s’entêtait tant à faire têter le têtu que lui vint en tête une idée pour tester son entêtement : « J’ai gardé pour fêter le grand départ une outre de jus fermenté de bouleau, plein de l’esprit des dieux de la steppe. C’est ce qu’il faut à Bébert pour le mettre d’aplomb. Goûte-moi cette liqueur mon chéri ! » La femme dépoitraillée doucement versait de sa bonne eau-de-vie dans la bouche du moribond. Nous étions tous les trois parfaitement à l’aise en petite tenue, comme dans un cocon. Qui aurait pu croire à cette scène qui ressemblait à un rêve ? Sous une tente arrimée à une carriole de saltimbanques, au milieu de l’immensité neigeuse balayée par une tempête où papillonnaient les flocons, bébé à moitié nu reprenait vie. Souple et lascive, elle serrait sa poitrine contre celle du nourrisson. « Buvez à la santé de Bébert ! Cette liqueur à mille degrés ne peut faire de tort à un multimillénaire, offerte par une multimilliardaire ! »

Grâce à l’œil vertical, la psychosynthèse élucide l’inversion satanique accomplie par le marché d’après 1968. Celui-ci se caractérise par une baisse tendancielle du travail humain contenu dans ses produits, cette réelle dévalorisation étant dissimulée par mille artifices publicitaires. Ainsi l’image de marque se gère-t-elle comme le plus précieux des capitaux, une firme comme celle d’El.Bad. dictant les choix qui n’en sont plus de l’opinion publique. Pareille tendance exige une régression psychique toujours aggravée des populations, dont l’âge mental avait d’abord chuté vers celui des teen-agers, pour ensuite s’abaisser encore au niveau primaire, voire maternel, comme en témoignait la crise de ce pauvre Bébert. Seul un renversement du célèbre trinôme établi par Freud – ça, moi, surmoi – devait permettre l’expansion sans fin d’un tel marché, promotionnant les pulsions puériles jusqu’à faire désirer le plus excrémentiel dans une diarrhée quotidienne tenant lieu de culture. Killer Donald, Biblic Bibi et MBS en étaient les paradigmes. C’étaient finalement les dividendes secrets de Mai 68 qui constituaient le trésor de guerre d’une dette astronomique rendue possible par l’élimination de ce « surmoi » que représentait l’État quand il jugulait la finance au temps du général de Gaulle, et qu’existaient encore de puissants corps intermédiaires, tels que syndicats et partis de la classe ouvrière…

Les simulacres d’insurrections révolutionnaires servirent tous d’agents de propagande à Rothschild et Goldman Sachs. Qu’est la spéculation financière sinon quelque buée née de la volatilité des cours boursiers ? Que sont les spéculateurs, sinon des augures guettant le ciel du marché pour y déchiffrer de profitables orages à venir ? Il n’est plus question de messages divins d’ordre spirituel, mais de fluctuations de valeurs exclusivement matérielles. A ce jeu font la loi les agences de notation, ces oracles au service du dix-millième de l’humanité s’étant emparé de la moitié de son patrimoine. Il en résulte un abandon des formes traditionnelles d’interprétation des signes, telles qu’elles s’exprimaient dans le théâtre et la philosophie, les arts et la littérature. Ce qui devait conduire Karl Marx, dans sa géniale anticipation d’un tel phénomène, à rédiger la fameuse XIe Thèse sur Feuerbach : « Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert ; es kommt aber darauf an sie zu verändern ». Le dernier verbe aurait pu être transformieren, qui eût laissé supposer un changement comme en propose la politique vulgaire, mais celui-ci en appelle à révolutionner l’ordre des choses !

Le cours de mes pensées flotte sur cette scène, tandis qu’une buée sort des lèvres de Robert. L’haleine et la respiration semblent redevenues normales. Nous le voyons écarquiller les yeux et glapir en sursaut : « Hevel ! Hevel ! Hevel ! Vanité des vanités, tout n’est que vanité ! » Sa nourrice le rassure en lui caressant tendrement le front de la main. « Ce sont toujours les mots de la synagogue qui lui reviennent quand il divague. Il se croit encore Qohelet, le prédicateur de l’Ecclésiaste, qui s’adresse à la foule en se présentant comme Salomon, le fils de David. Le mot qu’il a répété veut dire haleine, buée, souffle léger en hébreu. D’où son sens de vanité, pour signifier l’absence de sens. Ce passage de la Bible prêche l’inanité des choses humaines et incite à ne pas se préoccuper de justice ou de vérité. Le contraire de Marx ! » Ont-ils tous les deux lu dans mon esprit, ou me suis-je laissé aller sans le savoir à penser à voix haute ? Élisabeth brandit l’outre à nouveau. « À la russe, d’un trait ! C’est ma dernière tournée, mon ultime cuite avant l’abstinence définitive. Alors, buvons jusqu’à plus soif ! Car il n’y aura plus d’autre ivresse que pour Allah. Je veux que nous soyons joyeux. Qu’est-ce qui vous prend, vous ne voulez pas m’accompagner ? Personne avec moi, tant pis, je boirai toute seule. Et si on dansait ? » C’est une autre femme. Avec des gestes languides, rythmés par un air qu’elle fredonne paupières mi-closes, El. Bad. s’enveloppe d’un drap noir par-dessus lequel elle passe un châle sur ses cheveux en désordre, qui la recouvre comme un hijab. Ses yeux brillent d’un éclat nouveau : « Nous contrôlons les industries de l’image et de la parole publiques. Livres, presse, médias nous appartiennent. Une syndicaliste porte le foulard ? Tous les journalistes à nos gages en font le pire scandale menaçant la démocratie. Dans un monde où nos firmes ont plus de puissance que les États, certains patrons plus de pouvoir que les rois, permettez à une milliardaire de se convertir en servante du Seigneur, à une philosophe d’enfin oser être folle. Oui, je veux être une martyre. Vous entendez la voix de papa ? Qu’aurait-il dit de notre complicité avec ceux qui inventèrent Al Qaida, Ben Laden, le 11 septembre 2001 comme prétextes nécessaires ? Vous parliez des principes moraux du temps d’avant la grande régression ? C’est papa qui m’enjoint d’aller brûler le drapeau de l’occupant à la frontière, malgré les gaz de leurs drones et les tirs à balles réelles. Je ferai partie des centaines de morts, car je ne veux pas être parmi les milliers de mutilés à vie !… »

La fistonne à Marcel, premier magnat français de la publicité, n’a pas achevé sa dernière phrase que de la couchette à ses pieds s’élève une longue plainte, suivie de sanglots où se noie une voix déchirante : « Ce sont les amis de votre père qui ont subventionné les Enragés de Mai 68 ! Leur critique de la marchandise faisait miroiter l’illusion d’une abolition radicale du marché. Quelle pitrerie ! Notre économie s’organisait alors autour d’une politique de la demande qui favorisait le pouvoir d’achat des travailleurs. Cinq pour cent par an, déduction faite de l’inflation. Chaque prolétaire voyait garantir à sa progéniture un doublement de son salaire en vingt ans, ce qui autorisait tous les espoirs de promotion sociale. Une véritable démocratie se profilait au loin, qui nous eût conduits vers un monde à peine imaginable, d’où se fût éloigné le spectre de la guerre. Un monde où culture, sciences et sports pour tous, dans l’utilisation rationnelle des techniques, eussent permis l’émancipation du genre humain. Mais c’était compter sans la loi fatale du capitalisme analysée par Marx, cette baisse tendancielle du taux de profit qui fit à notre classe tramer une stratégie diabolique. Il fut convenu dans certains cercles occultes, comme la Trilatérale, de mener une contre-offensive de grande ampleur. Celle-ci s’appuierait sur le discrédit du socialisme accompli par nos théoriciens de l’ultra-gauche et poursuivi par des Nouveaux Philosophes à nos gages. Ainsi fut lancée l’opération Goulag. Prenez n’importe quel organisme, ne montrez plus son visage mais éclairez uniquement la merde à son cul : vous en faites une abomination ! Ce que l’on fit de l’Union soviétique. Puis vint le trinôme dérégulation, privatisation, libéralisation. Tous les moyens de propagande à notre disposition jetés dans la bataille ! Les financiers de l’ombre attendaient cette revanche depuis Roosevelt. Un recul massif du pouvoir d’achat déboucherait sur l’endettement monstrueux des ménages et de la puissance publique. L’esclavage par la dette en serait le résultat, qui déclencherait la crise boursière d’il y a dix ans, d’où notre pouvoir sortirait renforcé. Mais peut-on dire que sur le dix millième de la population mondiale possédant la moitié du patrimoine financier de l’humanité, sur le millième qui en possède les trois-quarts, la majorité appartiennent à notre communauté ? Voilà ce que signalait Marx dans sa Question juive, et c’est le grand tabou ! » Sous son voile mauresque, Élisabeth contemple Bébert d’un regard attendri. Le khôl autour de ses yeux magnifie leur expression tragique.

Tout ceci n’était-il à son estime que babil ? J’eus la sensation qu’elle continuait de chercher à lire dans mes pensées. Dehors, sous le soir tombant, la luminosité blanche paraissait artificielle. Quel dramaturge de l’ombre manigançait-il un tel jeu de rôles ? Et pour quel public, si selon leurs dires nulle part cette confession ne pourrait être divulguée. La fringante Lisbeth montrait un visage aux traits brouillés, sa bouche dessinant une mimique où les lèvres ne savaient plus quel pli adopter : « L’intérêt des actionnaires est devenu principe absolu, transcendant comme le Dieu des Armées d’Israël ou comme Jupiter. Il s’impose à tous les aspects de la vie depuis le règne planétaire de Kapitotal, sous tutelle idéologique de la tour Panoptic. Nos dividendes écrasent les salaires et ruinent les services publics dans une euphorie parfaitement libertaire. L’actionnariat mate le prolétariat, le spéculat contraint au précariat. C’est ainsi que nos experts définissent l’intérêt général, non sans creuser la tombe du genre humain. Cette logique ne devrait-elle pas être déclarée caduque ? Elle seule a droit de parole. Alors que les conditions d’existence de l’humanité s’apparentent à un biocide et à un psychocide, surgit la mystification de l’intelligence artificielle et du transhumanisme. La vie n’est plus viable ? Nos biotechnologies vous promettent l’immortalité ! Car la main du marché s’est automatisée. L’humanité doit se soumettre aux équations dictées par les logiciels de ses robots. Vos moindres gestes sont monétisés, chaque signe est capté à des fins de profit. Vos corps et vos esprits ne doivent réagir qu’à des signaux programmés, toutes vos anciennes libertés entravées tel Gulliver sur l’île de Lilliput. Vous êtes sur pilotage automatique. » Des larmes du mourant s’élève un gargouillis que j’essaie de traduire : « Au Jugement dernier, selon les critères d’aujourd’hui, le patron de l’univers n’aurait qu’une question à poser : combien de dollars avez-vous gagnés à chaque battement de votre cœur ? À raison d’environ 30 millions de battements par année, moi qui fête mes quatre-vingt-dix ans, si j’ai amassé un dollar par seconde, je n’accède pas au rang de ceux dont la fortune atteint 3 milliards, mais nous y arrivons à deux, ce pour quoi nous formons le plus complémentaire des couples. » Bébert s’est soulevé sur son coude et me fixe d’un regard angoissé, comme pour suggérer son appréhension d’échouer à cet examen final. Je hoche la tête avec indulgence, laissant comprendre en direction de sa compagne qu’Allah se montre toujours clément et miséricordieux…

L’héritière de l’empire publicitaire édifié par le légendaire Marcel, actionnaire majoritaire de sa firme à hauteur d’un milliard cinq, assise à côté de Robert, se tenait la tête à deux mains. Sa voix n’était plus qu’un murmure, un chuchotis de petite fille suppliant une consolation. « Nos derniers comptes viennent d’être publiés. Bien sûr le contrat qui nous lie à l’Arabie reste confidentiel. Il n’entre pas pour peu dans la progression de nos résultats. La stratégie consiste à passer du statut de simple fabricant de réclames, à celui de partenaire indispensable dans la transformation de nos clients. Nous n’améliorons pas l’image, nous changeons l’essence même d’une marque. Ainsi de la campagne pour Mc Donald’s, qui demain sera perçu comme leader mondial de la gastronomie bio, champion du combat pour sauver la planète. Et le blanchiment du clan Saoud a pour objectif d’occulter son rôle dans la création d’Al Qaida, Ben Laden, 11 septembre, État islamique, tout en effaçant dans l’opinion les effets désastreux des exterminations au Yémen comme des lapidations, décapitations, supplices au fouet sur le territoire arabe. Nous y avons réussi, mais qu’en aurait dit Papa ? » J’essaie de nouer les fils d’une trame qui s’effiloche dans mon esprit, tissée depuis cinq millénaires. Un souvenir me revient du royaume d’Uruk, celui d’une loi coutumière inséparable de toute civilisation… « L’esclavage par la dette est la principale réalité contemporaine. Je me rappelle une pratique ancestrale, que nous mettions en œuvre à Sumer pour conjurer l’excessive polarisation de la société, quand les grands propriétaires confisquaient trop de terres à leurs débiteurs. Il en allait d’un équilibre à sauvegarder, dont le roi se portait garant. Car historiquement, le monarque fut souvent un protecteur de l’intérêt général contre les puissances féodales. Comment le petit agriculteur se serait-il défendu face au puissant créancier, qui s’emparait de sa famille pour le contraindre à un impossible remboursement, sans cette coutume remontant à la Mésopotamie ? Vous voyez ce dont je parle. » Elle écarquille des yeux stupéfaits, mais c’est Bébert qui s’exclame : « Et comment ! Je suis juriste et je connais bien la question, qui fait l’objet d’un passage dans le Lévitique. C’est en effet de Babylone que viennent les jubilés bibliques, ces réductions du fardeau de la créance accordées lorsqu’elles étaient insoutenables, ainsi que de nos jours. N’est-ce d’ailleurs pas l’actuel écrasement des finances publiques et des ménages, ployant sous la dette, qui nourrit la politique du pire ? »

Je m’autorise à préciser un détail, hérité de ma lointaine expérience : « Le plus souvent, c’était lors de l’accession d’un prince au trône que le jubilé permettait la libération des paysans réduits au servage forcé. L’annulation de ce joug infâme autorisait les agriculteurs à retrouver une vie familiale normale et rétablissait leur autonomie de citoyens. » Bébert vient de renaître. La terreur des prétoires a retrouvé sa flamme. « Cette question resurgit tout au long de l’histoire. Au Moyen-Âge, la privatisation des terres est au cœur des cupidités seigneuriales, quand les châtelains supprimaient les droits coutumiers des paysans. Ceux-ci défendaient un usage commun des forêts, des prés, des landes où faire brouter leurs bêtes, glaner, récupérer du bois. Les notions d’intérêt général, de bien public et de propriété commune sont toujours liées, contre l’appropriation privative des seigneurs, des grands capitalistes et des charognards de la rente foncière puis financière. Il a suffi de faire croire aux dépossédés que la propriété privée correspond à leurs intérêts. Vous rendez-vous compte que la dette mondiale dépasse les 300 % du PIB planétaire, et qu’elle équivaut à notre magot global ? » Une étincelle brille dans les yeux de la magnate en approuvant Bébert. « L’autre Mai 68, le vrai, ce fut quand le salaire horaire des ouvrières dans les usines passa de 2,22 à 3 francs, la liberté syndicale méprisée par les gauchistes, un peu de respiration dans le turbin. Les étudiants avec leurs drapeaux noirs vociférant le slogan Ne Travaillez Jamais, les ouvriers les foutaient dehors manu militari. Mais l’idéologie de la nouvelle bourgeoisie libertaire, celle qui s’est imposée depuis lors, ne faisait que mettre au goût du jour la morgue seigneuriale : Jouir sans entraves. En ayant verrouillé l’hypothèse d’un au-delà du capitalisme sur base des conditions réelles, et en cadenassant toute alternative à Kapitotal par une propagande hystérique de la tour Panoptic, tout conduit vers une captation des colères populaires par l’extrême droite nationaliste et xénophobe. Comment pourrait-il en être autrement, si les relatives protections sociales existent aux échelles nationales, et si les instances internationales ne sont conçues que pour les anéantir ? » Ma très archaïque mémoire se trouve à nouveau sollicitée malgré elle : « Puisque vous l’avez accueilli comme si vous étiez son Ishtar, le roi d’Uruk vous rappelle qu’il fut aussi le héros d’une épopée littéraire. Ce double rôle illustre une contradiction propre à l’autorité politique, d’origine profane ou sacrée, mue par un idéal de justice et de vérité…

Cette source ultime de légitimité ne va pas sans un devoir d’assistance aux plus faibles de la communauté. Soit, la mission du glaive contre les puissances d’iniquité, de bouclier pour les opprimés. La réalité nous apprend le contraire. D’où l’apparition d’une figure qui traverse les siècles, celle du justicier menant sa quête sous forme du chevalier en rupture avec ses pairs. Ma légende fonde la littérature parce que je suis apparu tel voici cinq millénaires, fuyant le trône au nom d’amour et d’amitié. Ce serait aussi le cas des chevaleries errantes à l’origine du premier grand mythe littéraire moderne : celui de Don Quichotte. Or il me revient qu’aujourd’hui cette figure n’a plus lieu d’être, pour la raison que sa quête est indissociable d’une enquête portant sur les plus rusés des stratagèmes grâce auxquels d’ignobles seigneuries se taillent des fiefs en usant du bouclier pour protéger les riches, et du glaive contre les pauvres. Mon ambassadeur, dont vous avez capté les messages, vit cette cuisante expérience de voir son travail réduit à néant sur un marché de la parole dominé par l’escroquerie verbale. » « Ah ! Vous nous parlez des BHL, Cohn Bendit et autres Kouchner ! » Comme si tous ces aveux provoquaient des chocs ayant raison de son équilibre physique et psychique, Bébert s’est écroulé sur sa litière. La poitrine secouée par des spasmes, il se répand en furieuses invectives : « Ces Pieds Nickelés sont un simulacre des justiciers dont vous parlez. Les Croquignol, Ribouldingue et Filochard de la pègre des marchés. »

C’est le moment pour moi de lancer dans le jeu une carte inattendue : « Justement. Si le crime organisé peut frapper en toute impunité, c’est grâce à cette gueusaille portant les oripeaux d’une moderne prêtraille justifiant l’Empire et lui donnant pleine légitimité. La démocratie n’a pour eux de sens que si son existence dépend de la finance. Sous leur onction sacerdotale, peut ainsi prévaloir une loi d’extraterritorialité soumettant tout État aux diktats américains. L’Europe doit obéir, sous peine de sanctions de l’axe Washington-Jérusalem-Riyad. Je propose d’y opposer le vieux droit mésopotamien, qui remonte au souverain babylonien Hammourabi. Toute entreprise entretenant des relations commerciales facturées en dollars et jugées illicites par des gangs en costumes de sheriffs, risque-t-elle une punition sévère ? Adoptons une monnaie de recours à vocation planétaire. Mon ambassadeur a traité de cette question. La devise universelle serait l’atlante, sa valeur fixée à 1 000 $. Chaque humain recevrait le pécule mensuel d’un atlante ! »

Le couple est plongé dans une méditation profonde. Élisabeth rayonne et Bébert, d’une moue dubitative, exprime la réserve du professionnel. « L’idée peut séduire de prime abord, mais d’où viendraient les fonds nécessaires pour, en quelque sorte, restaurer le paradis terrestre ? » Sa compagne s’esclaffe. Dans la seconde qui suit, ses traits retrouvent la gravité seyant à la femme d’affaires. Sous un voile se confondant avec l’obscurité, le visage éclairé par d’illustres yeux clairs s’illumine d’une grâce extatique. Instant apocalyptique, acmé d’une révélation : « Nous avons cru pouvoir abolir la double malédiction biblique. Mais seulement pour une race élue. Tu travailleras à la sueur de ton front, tu enfanteras dans la douleur. Aux damnés rampant dans la poussière, toutes les misères ; à nous, jouissances aériennes de l’éther. Aux uns gloire céleste, aux autres souffrances terrestres. Nous avons scindé ciel et terre. Le marché des ventres à louer dont je suis la championne fut une extension des usines à têtes et à bras. Tout cela parce qu’après le déluge, une élection nouvelle nous confirmait protégés de l’Éternel. Quand vous-même à Babel, fils de Nemrod et petit-fils de Chanaan, vous deviez subir le châtiment de Cham. Ainsi tombent encore de nos jours les bombes sur la Mésopotamie. Car l’arche de Noé, ce fut quoi d’autre qu’une entreprise innovante ? Première start-up de l’histoire ! Un start-up boat. Le capitalisme a vu dans Noé son capitaine initial, celui qui fixerait le cap de l’humanité. Les scribes de la Genèse n’ont-ils pas rédigé les bases de l’idéologie coloniale et impériale, ce que prouve un BHL dans chacun de ses ouvrages ? Quelle vulgarité dans cette manière de travestir en qualité supérieure de l’esprit l’absence d’enracinement dans l’humus du terroir ! Toujours Abel contre Caïn ! Ce qui leur permet de concevoir les plans de nouvelles Atlantides hors des eaux territoriales. Terres promises d’îles futuristes et libertaires ! Utopie de villes flottantes inventant la civilisation d’après le déluge à venir ! Un système financier qui pollue les terres, intoxique les mers, empoisonne l’atmosphère, doit en outre mazouter tous les cerveaux ! Nous avons été les agents de ces crimes. Et moi-même, jusqu’à hier, n’étais-je pas comme ces matrones dévotes et bégueules de l’Ancien régime, dont retentissaient les cris offusqués contre le péché d’un bout de chair exhibé, quand je faisais tonner les plus outrés glapissements contre le voile, cette intolérable atteinte à la laïcité ? N’étais-je pas telle une Marie-Antoinette face aux gens de peu raillés par Tonton ? »

C’est une éruption tellurique et cosmique, un séisme du ciel et du sol, que le soulèvement projetant notre tente en l’air, dans un braiement du baudet qui par sa ruade vient de faire valser la carriole. D’un instant à l’autre, nous sommes tous les trois allongés sur le chemin enneigé, au milieu des débris éparpillés du couchage, enveloppés de flocons que la bourrasque n’en finit pas de faire tournoyer. L’âne exulte ainsi qu’un beau diable, riant de toutes ses dents, secoué de hoquets convulsifs…

« À la longue, la répétition de mon surnom exigeait cette insurrection. J’ai dit juste avant mon trépas que je croyais aux forces de l’esprit. C’est ce qui m’a sauvé d’un sort pire que celui-ci. Ma scélératesse hors du commun n’aurait-elle pu me valoir le destin posthume d’un rat d’égout, d’une couleuvre ou d’un ver de terre ? J’ai dû bénéficier d’une rémission de peine pour me retrouver avec ces longues oreilles, sous la peau d’une mule accompagnant l’exil de mon ancien ministre. N’est-ce pas le signe d’un temps marqué par l’interdiction de penser la tension dialectique entre divinité et bestialité, que je doive énoncer cette vérité chargée de toute l’histoire de la pensée, de Socrate à Karl Marx : l’essence de l’homme, c’est l’humanité ! Ce qui peut paraître un truisme insignifiant, réfléchissez-y ! L’individu n’a pas d’identité plus profonde que son être social et historique, générique et cosmique. Je crois avoir inauguré ce qui deviendrait après moi la norme chez les éminences : leur bassesse. Mais on ignore encore quelle altesse est en l’âme des myriades humaines les moins enviables sur l’échelle sociale des distinctions : les migrants. Ce chiasme, j’ai mission de le signaler. Qui prétend tenir mandat d’une divinité suprême, croit peut-être avoir titre de propriété sur le globe. Il encourt le risque, à ses dépens non moins qu’à ceux de ses dupes, d’émarger à la plus vulgaire bestialité. Cette inversion monstrueuse des pôles extrêmes eut pour condition la suppression de médiations qui furent le joyau d’une civilisation. C’est en vertu de lois humaines parées de prestiges divins, mais n’obéissant plus qu’au droit malin, que je me suis vu contraint d’une petite mise en garde. N’oubliez pas que vous affrontez bien des périls. Après tout, nous n’avons pas quitté la Belgique, même si ce spectacle paraît nous conduire sur des routes lointaines. Selon la jurisprudence en ce pays, vous êtes passibles de dix ans de prison pour hébergement illégal d’un migrant. Le crime de solidarité s’installe en Europe. Mes antennes ont capté que vos amis Bart et Théo protègent la police qui tire à vue !… »

Nous étions couchés au sol dans une nuée blanchâtre, où soufflaient des bouffées glacées. Bébert en caleçon, l’héritière en combinaison, le roi d’Uruk et magicien d’Irak dans une cape étoilée, nous savourions ce bain de neige comme trois polissons. Lisbeth se releva la première : « L’heure est venue de poursuivre notre pèlerinage. En route vers les hauts plateaux de l’Arménie, où prennent source les fleuves arrosant la Mésopotamie. Cap sur la montagne où s’échoua l’arche de Noé ! »

Comme s’il n’y avait pas une seconde à perdre dans la remontée des temps jusqu’au déluge, elle se met à ramasser les falbalas éparpillés pour les jeter en vrac dans la roulotte, et nous bondissons tous les trois sous la tente après ajustement d’une armature quelque peu déglinguée. Cette tâche trahit une absence de dextérité qui fait s’esclaffer Tonton : « La critique de la division du travail entre manuels et intellectuels fut cruciale chez Marx. Elle est le grand impensé du marxisme. Là réside la principale cause de ses déboires. Pourquoi la crise du capitalisme ne génère-t-elle, chez ceux qui se réfèrent au Manifeste communiste, qu’une immonde bouillie ? C’est que leurs mixtures sont concoctées à partir de confortables cantines, où l’on voit bien que le premier souci fut de garantir la gamelle et l’os à ronger. Dociles toutous s’assurant avant tout des privilèges de la niche, sont pour la plupart les chefs des partis se réclamant encore du drapeau rouge. Marx – comme Homère, Dante et Shakespeare – a regardé l’enfer pour l’éclairer. Sa vision ne s’élabore pas depuis quelque chaire, podium ou tribune, mais dans la rue des métropoles où se découvrent à ses yeux les effets d’un système dont les ressorts cachés sont exploitation, domination, réification dans une aliénation généralisée. Pittoresques supplétifs de la bourgeoisie rose apparaissent en regard ceux qui miment aujourd’hui l’opposition de gauche, en vitrine de ce système. Il se fait que j’ai fabriqué Le Pen et Mélenchon, donc par extension Macron. Ma ruse fut telle que, tout en étant Tonton, je demeure le père de la nation. Sans exception, ce qui fait profession d’œuvrer pour le bien public agit à mon imitation. C’est pourquoi mon âme en l’au-delà méritait le corps d’un puceron. Mais il en fut autrement, sans doute parce qu’il fallait témoigner dans ce récit. J’aurais pu être Lénine, ai-je dit avec raison, comme Debord put jouer au Marx. Comment furent possibles de telles mystifications ? Le prolétariat du monde occidental, au cours du XXe siècle, négocia la plus-value tirée du pillage colonial. Il n’entendit ni Marx ni Lénine.

Ses succès furent acquis grâce à l’Union soviétique, véritable colonne vertébrale de la gauche mondiale. Une fois celle-ci brisée, se révèlent un aveuglement et une paralysie laissant partager la guidance de ce corps estropié entre les démagogies rivales de mes vieilles créatures. Celles-ci sont incapables de concevoir une autre stratégie que celle de la défense des acquis contre les populations migrantes, sans mettre en question ni Kapitotal ni la tour Panoptic, auxquels ils doivent leur existence. Or, entre la pensée de Marx et le marxisme, s’était déployé un champ de turbulences intellectuelles tenant au magnétisme de cette vision du monde à la fois prophétique, philosophique et poétique. Elle avait bouleversé les zones de l’esthétique, de l’éthique et du politique. Nul n’a mieux nommé ce territoire nouveau que Gramsci, contraint par la censure à user de périphrases dans les geôles fascistes où il fut relégué, quand il inventa la géniale formule : théorie de la praxis » Nous écoutions bouche bée l’âne savant. Une poussière de neige fine s’engouffrait dans la tente et nous recouvrait de son givre, mais nous n’éprouvions pas plus de désagréments que des exilés sur leur esquif, et ne ressentions nul besoin de recourir à d’autres oripeaux que ceux portés durant cette scène promise à marquer une épopée de 5 000 ans. « Vous me suivez toujours ? On ne peut mieux désigner la révolution conceptuelle consistant à envisager l’universalité de la théoria, depuis la singularité des expériences pratiques. Le défi consiste à opérer la tâche des classes dominantes, à partir du point de vue dominé. Champ de bataille en ruines, mais la guerre n’est pas finie. Si le prolétariat, négation dialectique de la bourgeoisie, se voit impartie la mission d’une ‘négation de la négation’ pour accéder à l’humanité qui lui est déniée, ce plan souffre d’un degré d’abstraction tel que sa réalisation doit être envisagée dans un terme excédant de loin la limite naturelle d’une vie humaine. D’où sa faiblesse, face aux exigences biologiques. L’hypothèse d’un au-delà du capitalisme est si titanesque, que Marx ne donne aucune recette à mitonner dans ‘les marmites du passé’. Contradiction initiale : ‘les idées dominantes sont celles de la classe dominante’ et ‘l’émancipation des travailleurs sera leur propre œuvre’. Le communisme est donc une impossibilité logique et une nécessité dialectique ! Mais ni les contradictions inhérentes à l’homo sapiens, tiraillé entre divinité et bestialité, ni toutes ses défaites, n’ont démenti le rêve de justice et de vérité s’identifiant à l’histoire de l’humanité. »

L’attelage après ces mots s’ébranla, sous la traction de Tonton. Trois têtes, passées par l’ouverture d’une tente bariolée de saltimbanques, tendaient le cou vers l’obscurité de la plaine. Apothéose de la scène, il fallut se hâter avant que ne tombe des nuages l’ultime lueur pourpre ainsi qu’un rideau de théâtre. On vit poindre un halo de lumière dans le brouillard. Une illusion sans doute, quelque effet des projecteurs… Mais nous devinions, de l’autre côté du décor, les feux de balises qui devaient servir à une base militaire. L’éclairage autour de la carriole venait non du ciel, mais de la réverbération d’une forêt neigeuse qui, si l’on était encore en Belgique, pouvait évoquer celle des Ardennes. C’est du moins ce que supposait Élisabeth, quand elle fit observer que ces lieux sauvages avaient été le cadre d’une comédie de Shakespeare. « As you like it », lança-t-elle à Robert. « Comme il vous plaira ! », lui répondit-il, avant d’ajouter : « Traverser les frontières vers le mont Ararat, c’est comme voyager entre vie et mort, du jour à la nuit ». « Du réel au rêve », précisa-t-elle en déposant un baiser sur son front. L’ordinateur se mit à vibrer. Sans doute mon ambassadeur, il n’y avait pas le feu. Quel message alambiqué pouvait-il encore nous envoyer ? L’héritière entreprit de réciter, de sa belle voix dont la complimentait jadis papa Marcel, et qui émoustillait Tonton, lequel accéléra l’allure : « Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n’y sont que des acteurs. Ils ont leurs entrées et leurs sorties. Et chacun dans sa vie a plus d’un rôle à jouer. »

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