La femme du ronfleur

Chantal Boedts,

La corde à linge se maintenait dans les caprices du printemps.

La table était mise, en contrebas, une carafe d’eau, une mouche dedans voletait, prenait l’eau, se cognait au goulot, cherchait la sortie.

Le son égrillard d’un écran plat, épelait des articles de télé shopping, des bruits de portes de commissariat de quartier, des génériques de « Plus belle la vie ».

Une nappe prenait des libertés avec la corde, s’envolait par motifs, entre deux housses de couettes et une queue leu leu de linge de corps.

Elle déployait sa jupe infroissable, frissonnait de l’ourlet, puis se replaçait sagement dans un axe pudique.

L’ambiance mortifère et mélancolique se prolongeait sans fin.

Le bus passa dans la rue, freina devant le casse vitesse proéminent, quelques pétales tombèrent d’un pommier, dans le reflux de l’appel d’air quelques seniors, une Africaine, deux écoliers en retard sur l’horaire sortirent du plancher surbaissé et se dissipèrent dans les rues annexes, l’une à son repas préparé la veille, l’autre à sa console, le troisième à sa grille de sudoku, les autres encore indécis probablement, il n’était que 18 h 18, les changements de dernière minute étant probablement de l’ordre du possible.

Peter Obb quitta sa chaise en bois et s’assit sur une chaise ergonomique devant sa session Windows laissée ouverte la veille, essayant d’échapper au renouvellement des abonnements inutiles organisés par le propriétaire précédent de son ordinateur. N’ayant pas réussi à fixer son choix dans ce tri sélectif, il était monté se recoucher vaincu par les injonctions terrifiantes d’invasions de cookies, de chevaux de Troie et autres virus malfaisants qui polluaient manifestement le disque dur de sa machine recyclée.

Bien qu’il n’eût qu’à s’en prendre qu’à lui-même pour son achat précipité et peu objectif, son ancien portable fonctionnait encore très bien quoique lent lui aussi, la soufflerie de plus en plus encombrée de micro-particules chauffait inconsidérément quand il visionnait aux heures tardives tapi au fond de son lit, des vidéos philosophico-économiques préparatoires à un article de quelque 8 300 signes qu’il projetait de rendre à la rentrée académique 2019.

Le sujet avait failli lui coûter une batterie grillée au cœur de l’été, cette année il avait pris les devants, plus question d’entraves techniques à ses objectifs de carrière.

Mais il n’était pas satisfait de son achat, de nouveaux programmes émergeaient chaque jour, et la tentation de la mise à jour quoique redoutée devenait obsessionnelle. Il entrait dans les sites toujours plus sophistiqués d’Acrobat Reader et d’InDesign, se perdait dans les conditions d’utilisations, les tutoriels officiels, surfait sur les sites de piratages de clefs d’activation, revenait à la page d’accueil, remplissait automatiquement ses coordonnées régies par le centre de son anti – virus Norton qu’il avait finalement renouvelé de guerre lasse, et baissait les bras dans l’ultime ligne droite qui l’aurait poussé à acheter pour un an encore, un abonnement qui lui permettrait de sauvegarder, coordonner ses données ; relier effectivement son vieux mac, sa tour d’occasion et son récent smartphone à la télévision digitale.

La conscience aiguë que ses atermoiements ne lui facilitaient pas l’existence avait tendance à le tirer vers le bas, dans sa vie sentimentale c’était pareil, il commençait par japper, se recroqueviller, douter de ses sentiments et de ceux des autres, s’isoler pour finir victime de ses propres nuages psychiques.

La collaboration, la mise en commun des savoirs, le partage lui semblaient une arnaque facile, un trompe-l’œil utopique, une fausse joie.

La longue expérience des naïvetés populaires, des colères ne menant à rien de concret, le faisait lâcher prise assez rapidement. Il s’était même demandé si sa mémoire vive était encore valable, si sa vie déclinante valait encore la peine d’être prolongée, s’il avait encore le droit de respirer…

Dans ce marasme il envisageait de tomber amoureux comme on tombe d’une chaise, mais cela ne se produisait pas. Quelque chose d’irrationnel qui échapperait à l’algorithme bancaire, aux serpents de mer indociles du marché des bourses en constante tension.

Son bavardage interne intempestif, se dérégulait, il espérait vainement un miracle.

Des vacances ? Mais où ? Véronique l’avait semoncé l’autre soir : je désire des vacances sans impact carbone, du pain sans gluten, du shampoing sans paraben, hors de question d’aller passer quelques jours à l’hôtel comme de vulgaires touristes de masse, tu ne pourrais pas m’aimer tout simplement sans avoir besoin de l’émulation d’un décor, sans t’extasier sur la beauté des pins parasols, sans reluquer en douce nos voisins de serviette à la plage…

La litanie des remarques acides le touchait de moins en moins, il ne se sentait plus coupable de son manque de désir envers elle. Toute passion s’effiloche peu à peu vers une fin tragique, mais en l’occurrence cette relation n’avait jamais eu le ressort espéré, il la soupçonnait de faire semblant pendant l’amour, sa façon de s’échapper du lit après, de filer à la douche et de s’exiler sur le canapé lui semblaient suspects.

Véronique ne disait pas grand – chose de ses désirs, ce qui l’arrangeait somme toute au début.

Au fur et à mesure il avait tenté de l’apprivoiser, de gâter son enfant intérieur, elle tournait le profil dans le vide, regardait au loin en se protégeant la poitrine qu’elle avait fort belle, pommée comme un fruit, et cachait ses jambes sous la couette, remuant des orteils. Il pressentait une explosion de colère, mais non, rien, sa maîtrise l’exaspérait autant que son désintérêt sentimental.

En repassant le film de leurs premières rencontres il se souvenait lui avoir glissé quelques ironies douces qu’il avait rassemblées un jour dans une urne pour ne pas qu’elles s’échappent toutes en une fois.

« Écoute-moi : demain, nous serons vieux et lents. Il y aura tes enfants et tes dossiers, tes lessives et les gens au bout du fil, des lois et des embouteillages, le brouhaha du dîner et le trop-plein de tes journées. Demain, tu seras loin et chacun dans notre coin, nous devrons faire bonne figure. Demain, il faudra à nouveau respirer, gagner de l’argent et remplir le frigo, aller chercher les petits à l’école et lire des journaux, rire encore et vieillir aussi, peu à peu, inévitablement. Ce métier de vivre, nous le ferons du mieux possible, toi et moi, l’un sans l’autre et le temps sera toujours plus épais entre nous. Et nous finirons par ne plus savoir ce que fait l’autre, où il se trouve et s’il pense à nous. Ne dis rien. Écoute-moi. Nous existerons malgré cela, la distance et puis l’oubli. Ce sort-là, nous allons le connaître et il ne nous fera même pas si mal, c’est encore le pire. Mais tu dois savoir qu’aujourd’hui, à cette terrasse et dans le gris, je t’ai trouvée belle à crever. J’ai pris mon temps et je t’ai regardée comme une dernière fois. J’ai pris tes rides, le trait noir au coin de l’œil, ta peau, le grain de beauté dans ton cou, un cheveu blanc, ta bouche rose et moelleuse comme du bubble-gum, les ongles cassés, la bague en argent, la paille avec laquelle tu t’es nettoyé les dents. J’ai tout regardé avec une patience de bête. J’ai tout écrit dans mon ventre qui me faisait mal et cette minute-là, demain ne pourra rien contre elle. Je ne te ferai pas cet aveu ridicule, ces trois mots qu’on se dit tard, au lit et dans le noir. Tu ne l’as pas su et un jour nous serons vieux et lents, et bientôt morts. Mais cet instant-là fut le nôtre. Tu trouvais mon regard stupide et fixe. Je faisais provision de toi. Je t’emportais en détail. Je goûtais cette plaie qui est de te savoir perdue d’avance.* »

Véronique s’était confiée longuement sur ses ambitions et son emploi du temps, il avait l’impression d’entendre tinter la caisse enregistreuse à chaque caresse, il perdait les pédales, se retournait en boule de l’autre côté du lit. Le repas du soir constitué d’invendus et de charcuteries proches de la date limite de péremption gargouillait sauvagement dans son estomac avec les ébauches réflexives sur la loi de Chicago et les bonnes feuilles arrachées au net de l’ouvrage monumental de Thomas Piketty. Il avait conscience de tout faire de travers, pris du syndrome de l’escalier. C’était une collusion fâcheuse entre les tourments de sa vie privée et son idéal de compréhension des concepts ardus de l’économie de marché confronté au désastre quotidien des révélations open space relayées en continu sur son mur Facebook.

La vie de Véronique avait constitué pendant un certain temps une planche de salut chiante et concrète à son univers spéculatif.

Dans un système dont l’ascenseur social marche droit, c’est-à-dire en se déversant de bas en haut, il avait la fâcheuse tendance de penser que partir de chez D. à Rouen pour aller à Super U Veules-les-Roses constituait au contraire une vache de méga promo ou pas…

Car chez les D., à part remplacer la patronne en épousant le patron, y’a pas trop d’autres marges de manœuvre, et surtout par là-bas, tout le monde a médité l’histoire de la Bovary, pas vraiment réjouissante, hein. Tandis qu’à Super U Veules-les-Roses, on voit s’éployer l’avenir de son propre destin ascensionnel : d’abord caissière, puis manutentionnaire, puis contrôleuse du mail supervisant les trois vigiles engagés sous contrat durant l’ouverture, puis contrôleuse de la qualité des produits, ensuite, vendeuse, puis cheffe de rayon, puis une mise à l’essai dans la logistique de la commande à palettes et du service compta fournisseurs, puis au secrétariat de direction, puis cheffe de département des commandes et achats, puis à la direction du design des mises en rayonnage, enfin DRH, puis à la sous-direction financière, number two, et enfin P.-D.G. désignée par les actionnaires.

In fine (au final ? finalement ?), départ et création de sa propre start-up alimentaire 3D… Elle en rêvait Véronique, et s’attelait chaque jour comme une fourmi besogneuse à remplir ses tâches, à construire son avenir.

Lui parler de l’inutilité d’une telle escalade, la ramener aux fondamentaux, lui faire part de son dur désir de relire Karl Marx, à fortiori la troisième partie et de préférence les notes quasi illisibles et difficilement traduisibles l’aurait plongée dans une stupéfaction abyssale, une fracture sociale et intellectuelle coupable à la limite du mépris qu’il se refusait d’admettre, de cosigner, de digérer lui procurant un début de nausée.

Il se sentait le bourgeois pauvre et résigné de son propre étouffement social.

Il alluma son écran plat, fataliste et jouisseur de cet instant entre chien et loup où il n’aurait pas encore l’information d’une nouvelle toquade de Donald Trump, la crampe de voir se désintégrer les intérêts français en Iran, de rajouter une bille de couleur noire au boulier compteur des victoires populistes en Europe.

Retrouver la légèreté d’un café crème sans penser à l’aluminium contenu dans les dosettes Nespresso, retrouver le plaisir d’un lâcher de bretelle Lejaby, sans penser au mouvement no-bra, à l’origine sous-payée de fabrication de cette parure de séduction féminine, devenait une gageure quotidienne, un effort prométhéen. Qu’il était difficile d’être un homme !

Il s’était résolu de parler, de mettre tout à plat avec Elle. De la conquérir par jeu, l’été approchait, il rêvait de l’emmener poétiquement écouter la fauvette avant de…, il s’interrogeait sur ses propres motifs, elle lui plaisait certes mais pas jusqu’à… (?).

Le matin rempli la pièce d’un rayon pâle et frissonnant, à côté de lui la place était vide, même plus tiède, il passa la main sur un souvenir de creux, une forme évanouie…

Son portable lui envoya une sorte de décharge orgasmique, il ouvrit l’onglet : https://www.youtube.com/watch?v=f9ziE1E9uN4

Tu ne pourrais pas te procurer ce truc pour la prochaine fois ? Merci car c’est insupportable.

Véronique avait décidé pour une fois de ses vacances, sans l’avertir elle avait pris le train malgré les grèves et les changements d’horaires inévitables, son sens aigu de l’économie l’avait poussée à racheter un ticket IZY sur une plateforme en ligne, un ticket au nom féminin lui fit prendre la destination de Bruxelles, cette ville tant honnie où poussaient des choux minuscules. Elle songeait à la taille démesurée des cornichons polonais, au thé vert au jasmin importé d’Inde, à la couleur étonnante d’un nouvel assortiment de carottes qu’elle avait contingenté en rayon la veille. Elle laissait Peter à ses problématiques et ses ronflements exaspérants, depuis si longtemps il niait ses apnées et le dérèglement de sa glotte, l’enregistrer n’avait suffi ni à endiguer sa mauvaise foi ni la peur panique d’une consultation spécialisée. Elle aurait mis un terme à sa propre estime donjuanesque et à sa férocité dédaigneuse d’un heureux présent.

Las, il était temps de tourner la page, la Capitale de l’Europe lui semblait une destination propice à l’exil de sa relation.

En sortant de la gare du Midi, entourée de Chinois, de Coréens, de réfugiés qu’elle se plut à dévisager avec une certaine appréhension, elle se félicita de cette tendance qu’elle avait au pas de côté, à la contradiction un peu systématique qu’elle tenait de sa grand-mère marchande et confectionneuse de chapeaux en dentelle fine du Morbihan.

Au sortir de la gare elle ouvrit son portable, entre la malice et le regret, il n’avait pas réagi.

Déçue, elle se mit à longer le boulevard bruyant de ses taxis et ses bus de ligne, un peu perdue elle entra dans un parc dominé par une tour massive et ancillaire au chef d’ardoises neuves et brillantes comme des plumes de canard.

Elle chercha un troquet, poussa sa valise sous une chaise pataude en fer coloré, respira vers la verdure qui entourait la tour en pierre blanche de taille, elle étendit ses jambes nerveuses et souples, et laissa couler…

La tour devint onde, floue, se déforma, grinça de ses fantômes en côte de maille, devint prison de l’Esprit, secoua ses chaînes de fond de grenier, se mura dans ses fentes à barreaux de fer rouillés, et dans un tour de passe muraille avala ses propres clefs.

Véronique commençait sa double vie près des Institutions, de la Maison du Peuple et des banquets d’Ogres, des édiles trop nombreux d’une ville d’excédents ; aux trottoirs collants de chewing-gums et de vomis de frites dégoulinantes de mayonnaise, de gaufres lourdes et indigestes déclinées à la crème fouettée sucrée, de chocolats gavés de pralins sophistiqués, la tiédeur tempérée de l’air viciée par l’oxyde de carbone.

Telle Leda endormie à l’Ombre d’un Cygne Monumental.

*Crédit : Nicolas Mathieu – https://www.instagram.com/p/BjrwoA1DSjF/?taken-by=nicolasmathieu

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