Lettre à l’artiste

Catherine d'Oultremont,

Ways, 16 mars, jour gris

Cher Miguel,

Tes mots sont des étincelles et un baume dans la grisaille ambiante. Je lis tes lettres à l’artiste et j’en fais mon miel pour adoucir les jours sombres qui nous interdisent de prendre dans nos bras ceux qu’on aime. Le nouveau-né innocent qui aimerait être bercé et l’enfant rieur qui tend les petites mains vers ses grands-parents. Comment refuser leur attente ?

Le monde endormi, le monde repu, s’éveille soudain comme si on lui avait botté les fesses. Comme après un mauvais rêve, il a du mal à revenir à la réalité de tous les jours. Une toute petite chose le gêne, mais après un bon café, ça passera. Non, hélas, le cauchemar ne se dissipe pas à la lumière du jour. Il nous poursuit et la chose grossit, grossit. Peu à peu, au fil des heures et des jours, la peur s’insinue par tous les pores de notre peau qu’on s’ingénie à laver et à désinfecter. La méfiance aussi…

La folie nous guette si nous ne réussissons pas à entrer en nous-même pour cultiver notre jardin secret. Il y a là une terre fertile où germent et prennent corps nos rêves les plus fous et les plus sublimes. N’est-ce pas le moment de mettre à profit la trêve qui nous est offerte par la force du destin, pour retrouver le véritable sens de notre vie ? Comme tu le dis si bien à Jean D. « si c’est sur la glèbe que pérégrine l’humain, si c’est sur sa grise humilité que sans merci le lie sa gravité, comment semer sur son rêve le scintillement des étoiles, comment enluminer son cœur à la pureté du ciel ? »

La solitude et la misère sont le lot de bien des gens confinés chez eux dans des habitations trop petites, loin des leurs, sans jardins. Il y a des vieux qui disent préférer mourir de la grippe que de se sentir abandonnés par leurs familles. D’autre encore auront tout perdu, le fruit de leur labeur, leur commerce, leur restaurant, leur entreprise tombée en faillite. Quel sera leur avenir ?

Heureusement, malgré cette chape de plomb qui recouvre nos pays, des bulles de lumière, de solidarité, d’ingéniosités, de courage, de génie émergent çà et là pour que la vie triomphe et que la joie fleurisse à nouveau sur nos visages. Elles sont relayées par les réseaux sociaux, lesquels dans les circonstances présentes, ont du bon pour nous distraire et pour entretenir nos liens affectueux. N’est-ce pas extraordinaire, par exemple, d’entendre des Italiens, dans des cités à appartements, jouer de la musique pour leurs voisins ? Pour la rue désertée, où ne circulent plus que des policiers et des mégaphones ? Et parmi ces bulles magiques, je ne parle même pas de l’abnégation du personnel médical qui se trouve au front 24 sur 24, alors qu’il y a peu ils étaient en grève.

L’artiste, peu protégé, est quant à lui touché de plein fouet puisque montrer son art in vivo lui est désormais interdit. Exit le théâtre, les concerts, les spectacles de danse, les expos. Que d’efforts engloutis ! Que d’espoirs déçus ! Même si c’est pour le bien de tous, afin d’épargner des vies, il n’en demeure pas moins que la mesure est cruelle et que le poids en est lourd. Car l’artiste, dis-tu, « va & vit pour autrui ». Et plus loin encore, tu écris que « même s’il partage avec ses pairs, au long des jours de labeur, au long des nuits de liqueur, ses espoirs & ses rêves, ses peines & ses peurs, même entouré d’amis, même s’il lui arrive d’être adulé par les moutons de Panurge, l’artiste est fondamentalement, irréversiblement seul. » J’ajouterais, pour ma part, que seuls nous le sommes tous face à la mort qui nous tient à l’œil… On en est plus que jamais conscients aujourd’hui.

Heureusement, les livres sont là pour ceux qui n’ont pas perdu l’habitude de lire dans ce monde où l’image est reine. Un havre où souffler un peu dans la tempête. L’écriture et la lecture nous restent, et beaucoup de gens vont y revenir, même si cela demande un effort de concentration plus grand que juste parcourir des images sur un écran.

T’écrire cette lettre est pour moi un moment de bonheur ce soir. Ton talent me tire vers le haut, vers les étoiles qui s’allument derrière les nuages. Quand je lis « ce n’est que quand un souffle divin les parsème d’or que les mots atteignent l’incandescence », je rêve – même dans une prison il est toujours permis de rêver – j’aspire à être frôlée un jour par l’aile de l’Ange afin d’atteindre cette incandescence qui consumât le cœur de Dante pour sa Béatrice.

Ce poète universel, celui que les Italiens appellent avec révérence il Poeta sans avoir besoin d’en dire davantage, a bien atteint l’incandescence au cours de son voyage intérieur qui lui a permis d’offrir à l’humanité son chef-d’œuvre. Ne dit-il pas, à la fin de sa Commedia : ciò ch’i’ dico è un semplice lume (ce que je dis est simple lumière). C’est, précise-t-il encore, un éclair, un feu d’amour qui meut le soleil et les étoiles. L’Italie en deuil peut s’enorgueillir d’avoir donné naissance à un tel homme !

De tels monuments poétiques sont rares, certes, on les compte sur les doigts de la main. Il n’en reste pas moins que chaque poète en ce monde apporte sa flamme régénératrice à l’humanité meurtrie qui a si soif de lumière. À nous de jouer, écrivains de tous poils, poètes en herbe ou confirmés, il suffit de quelques brindilles pour allumer une grande flambée réconfortante. Par l’imagination, il nous est permis de nous évader vers d’autres rivages, de caresser mille visages, d’avoir tous les âges.

Merci Miguel, pour ton incandescence qui se donne dans chacun de tes textes. Ta sensibilité pour la beauté est hors du commun !

Avec ma profonde estime et toute mon amitié,

Tibi,

Catherine

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