On s’appelait Boulanger, Meunier, Charpentier, Couvreur (Decker ou Dekker en flamand), on était désigné par le métier que l’on exerçait, souvent de génération en génération, au point qu’aujourd’hui encore ces patronymes nous poursuivent, alors que nous n’avons plus le moindre lien professionnel avec les ancêtres dont nous portons toujours les emblèmes. Le travail était, comme le lieu d’habitation, non loin du pont, près de la forêt, au bord de la rivière, ce qui conférait une identité. C’est dire à quel point il pesait dans l’identification des humains.
C’étaient, à l’époque, des métiers artisanaux, indépendants, souvent solitaires. Ils permettaient de gagner sa vie (à la sueur de son front, bien sûr), de se situer socialement, de se coaliser : c’est l’origine des guildes, des corporations. La société s’est fondée sur ces organisations, qui permettaient de défendre des droits et d’obtenir des privilèges. La citoyenneté est née de là, d’une quête de dignité acquise par le travail. Les temps modernes s’instituent à partir de cette notion de travail, facteur d’individualisme et d’humanisme. Nous sommes toujours, idéologiquement, les produits de ce système, qui a colonisé notre inconscient.
Alors qu’il y a très longtemps que la majorité des travailleurs dans le monde dit évolué ne sont plus les initiateurs, les décideurs de leur travail. l’emploi l’a majoritairement remplacé. On est employé par autrui à qui on vend, on prête bien plus souvent, sa « force de travail ».
Dans ce contexte, la défense des droits devient nécessairement une cause collective. La riposte aux pourvoyeurs de besogne, tentés de n’en confier qu’aux plus jeunes, aux plus valides et aux moins coûteux, ne peut être assurée que par des fronts communs, des communautés d’intérêts, et tout le mouvement syndical est parti de là.
La conversion de la notion de travail en celle d’emploi a considérablement modifié la donne. La loi de l’offre et de la demande rétrécit considérablement le choix de la fonction exercée, et vide de son sens la notion de vocation, si longtemps associée à l’orientation professionnelle. Une diminution de l’offre réduit en proportion la définition de la demande. Comme l’emploi est nécessaire à la survie, il est survinvesti par le besoin matériel et peu à peu vidé de son contenu immatériel. On est d’autant plus revendicateur que l’on a déjà le sentiment d’avoir sacrifié l’essentiel : pourquoi me refuse-t-on un travail à propos duquel j’ai renoncé à toute exigence ? La crise actuelle trouve l’une de ses sources dans ce malaise.
Il y e a d’autres, bien entendu. L’évolution de la technologie, qui rend d’innombrables interventions humaines inutiles. L’accession à ce que l’on appelle si cyniquement le marché du travail de populations qui en avaient été exclues, les femmes en particulier. Le recours à une main d’œuvre étrangère dont la descendance ne peut plus être absorbée. Le monde actuel craque de partout en raison de ces données nouvelles, qu’aucune instance ne parvient plus à organiser.
À cela s’ajoute la disparition des solidarités ancestrales : les familles ne veulent ou ne peuvent plus compenser le manque de ressources des sans-emploi. Les enfants qui retardent leur émancipation de la sphère parentale sont de plus en plus perçus comme des fardeaux. D’autant que l’égoïsme des aînés, au temps des vaches grasses, encouragé par la société de consommation. On a poussé vers la retraite des têtes grises qui y ont pris goût : l’Occidental aborde le dernier tiers de son existence avec une mentalité de rentier. L’horizon de la classe moyenne d’Europe du Nord est le repos réputé bien mérité sur la Costa Brava ou dans les Alpes Maritimes. Il n’est pas question que ceux qui n’ont vécu depuis vingt ans que dans cette perspective en fassent leur deuil. C’est tout le problème du prolongement du temps de travail…
Car le grand paradoxe d’aujourd’hui est que tout le monde revendique un emploi dont il espère être soulagé au plus vite. C’est, d’une certaine manière, bon signe. Somerset Maugham, cité par Simon Leys dans son florilège « Les Idées des autres » (Plon), disait qu' »Il n’y a que les gens stupides qui travaillent car, quand ils ne travaillent pas, ils ne savent que faire d’eux-mêmes ». Eh bien, il faut conclure des usages actuels que les gens sont devenus de moins en moins stupides. Ils ont sans doute compris, comme le prétend Raoul Vaneigem compilé par le même pêcheur de perles, que « le travail est encore ce que les gens ont inventé de meilleur pour ne rien faire de leur vie ». D’ailleurs, à en croire Tristan Bernard, il est bon de se souvenir que « le travail n’est pas fait pour l’homme, puisque le travail le fatigue. »
Il n’empêche que ce travail si peu propice au bonheur, surtout dans l’état où il se trouve aujourd’hui, accablant, humiliant, aliénant, devient hélas de plus en plus incontournable. Servitude imposée, de moins en moins consentie, il se paie le luxe, de surcroît, d’être devenu une denrée rare. Une chose est certaine : plus personne n’oserait imaginer de nos jours une cohorte de nains se rendant à la mine d’un pas décidé, en sifflant leur joie d’être d’allègres travailleurs.