La foule, essentiellement féminine, se pressait devant les grandes portes encore fermées, comme pour un concert à Forest National aux temps mythiques où chanteurs et groupes de rock déplaçaient les masses. Les hommes en armes du service de sécurité circulaient, nombreux, canalisant la meute, et l’on sentait bien qu’ils n’hésiteraient pas à employer la force en cas de nécessité. Un peu plus loin, des autopompes et des combis de gendarmerie stationnaient tandis que plus loin encore, l’armée se tenait prête. C’est que plusieurs des conférences de celle que l’on appelait Carla Marxi (sans que personne ne sût si ce nom était vraiment le sien) avaient dégénéré en émeutes parfois sanglantes.

L’agitation grandissait parmi ceux qui attendaient. On se bousculait, certains tentaient de gagner quelques places dans l’interminable file ; deux femmes déjà s’étaient évanouies, aussitôt évacuées vers l’arrière. Des caméras de télévision filmaient tout cela cependant que les journalistes tendaient leurs micros, un peu au hasard, parmi les femelles de tous âges qui constituaient l’essentiel de la meute en attente.

– Pourquoi êtes-vous ici ?

– Bien sûr, nous connaissons les théories de Carla Marxi, nous les avons lues, nous les faisons étudier par nos filles, nous tentons de les appliquer. Nous savons ce qu’elle a découvert. Nous l’avons déjà vue à la télévision. Mais la voir en vrai… C’est une occasion à ne pas manquer. Elle est tellement, tellement…

 

Enfin, les portes s’ouvrirent. Il y eut une énorme bousculade, et de nouvelles victimes tombèrent.

Avant d’être admis à pénétrer dans la salle, chacun devait passer sous un portique semblable à ceux qui sont utilisés dans les aéroports, et comme dans les aéroports encore, les sacs à main étaient scannés. Les détenteurs d’enregistreurs, appareils photo numériques ou non, caméras, téléphones portables, couteaux, canifs, grenades et autres revolvers éventuels se trouvaient impitoyablement refoulés.

Quelqu’un, quelque part, pendant ce temps, s’installait pour attendre, muni d’un fusil comme ceux que l’on utilise dans les films policiers…

 

Lorsque l’immense salle qui pouvait contenir quelque vingt mille places fut totalement remplie, on vit s’afficher sur écran géant quelques-unes des célèbres sentences de Carla : Le travail est un plaisir et doit le rester —C’est le travail qui fait l’humain —L’homme travaille dans la peine, la femme travaille dans la joie —Le travail rend libre —Siffler en travaillant —Le travail c’est la santé — Du travail pour tous – Tous égaux devant le travail…

Bientôt, l’on vit arriver sur scène les techniciens chargés de vérifier l’installation sonore, ainsi que les musiciens qui accompagneraient, souligneraient et quelquefois reprendraient en chœur telle ou telle des doctes paroles de la Conférencière. On sentait approcher le moment où enfin, la star allait paraître. La foule, au comble de l’excitation, se mit à scander son nom.

– Car-la Car-la Car-la…

 

L’homme, dans l’ombre, très loin de la scène, continuait d’attendre, le fusil sur les genoux.

 

Les lumières s’éteignirent, à l’exception des spots et des projecteurs qui éclairaient le plateau, et enfin elle fut là, petite, menue, une vieille dame fragile, attendrissante dans son tailleur sage, le visage auréolé d’une mousse de cheveux blancs aux reflets bleutés. Le silence aussitôt s’installa. Elle avança à petits pas vers le pupitre qui l’attendait, s’y appuya. Son visage apparut sur les écrans, un adorable visage de grand-mère, regard bleu, sourire noyé dans un fin réseau de rides, mèches folles sur le front. Sa voix s’éleva enfin, presque hésitante au début, puis de plus en plus ferme, amplifiée par une sono d’enfer.

 

Je voudrais d’abord vous remercier pour votre présence si nombreuse.

Inutile de vous dire à quel point je suis touchée, et surprise aussi, de me voir partout accueillie comme une sorte de star.

 

Elle eut un sourire malicieux, puis reprit.

Ne vous y trompez pas, cependant. Mes théories et mes découvertes n’ont rien de particulièrement original ni révolutionnaire. À vrai dire, je m’étonne que personne, avant moi, n’ait exprimé les mêmes idées. Question de chance sans doute…

Quoi qu’il en soit, c’est le grand problème de notre temps qui nous réunit ici ce soir, le problème ancestral du travail. Trop lourd jadis, mal payé souvent, marqué par l’exploitation de l’homme par l’homme ou, pour être plus exact, de la femme par l’homme, dans la plupart des cas.

 

Il y eut des rires, des applaudissements. Elle continua.

Trop lourd, trop dur, mal rétribué, perçu comme une malédiction depuis l’aube des temps… Toujours l’homme a tenté de l’alléger et même de s’en dispenser, le confiant à des êtres jugés inférieurs comme les femmes, les esclaves et les bêtes de somme, avant d’inventer les machines puis l’informatique et la robotisation, accédant ainsi à cette fameuse société des loisirs qui fut la nôtre à la fin du siècle dernier. Dans les années 1950 déjà, les auteurs de science-fiction et les utopistes rêvaient d’un monde dans lequel chacun n’aurait à prester qu’un nombre très limité de jours ou d’heures de travail, le reste du temps étant consacré au plaisir, à l’enrichissement des connaissances, au développement de soi, à la jouissance. Et en effet, le travail se fit rare, de plus en plus rare, et l’on en arriva dans nos sociétés évoluées à rétribuer son absence. Il y avait eu les congés payés, le treizième mois, il y eut le chômage rémunéré, la retraite anticipée, les loisirs gratuits…

Comme vous le savez, deux conséquences inattendues et paradoxales se firent jour sans tarder. Tout d’abord, on constata que l’être humain semble ne pouvoir vivre sans travailler, je veux dire « sans se voir contraint au travail », et le taux de dépressions nerveuses, de suicides, de maladies mentales de toutes sortes augmenta en flèche, tout comme celui de la délinquance gratuite et du vandalisme. Les spécialistes nous dirent que l’individu a besoin de se fixer des buts de progression sociale que seule une activité professionnelle lui permet d’envisager, et qu’il a besoin aussi de rêver aux moments où ce qu’il ressent comme une obligation parfois lourde lui sera enlevé : vacances, jours de congé, retraite enfin. Il semble aussi que sans un patronat et une autorité contre lesquels se rebeller, sans la fatigue dont on peut se plaindre, sans le stress lié au travail, l’homme perd le goût et le plaisir de vivre. Il se sent inutile, déphasé, dénué de cela même qui donnait un sens à son existece et parfois à sa révolte.

L’on constata également que travailler pour gagner sa vie apporte bien d’autres bienfaits que celui du seul salaire. Le travailleur se sent valorisé, responsable, reconnu, et cela en proportion même du statut auquel son activité professionnelle lui donne accès. De même éprouve-t-il un réel plaisir à comparer sa progression et sa situation à celles de ses congénères, se sentant supérieur à ceux qui gagnent moins que lui en même temps qu’il connaît la jouissance de jalouser les mieux nantis et, le cas échéant, d’intriguer pour les dépasser à son tour.

Enfin, il apparut que payer les gens à ne rien faire, qu’ils soient chômeurs ou retraités, c’est peut-être bien joli, mais impraticable à long terme. Car enfin, c’est l’impôt sur le travail ou plus précisément sur les bénéfices qu’il permet d’engranger qui nourrit toutes ces avancées sociales. Ainsi est-on entré dans une sorte de cercle vicieux que personne n’avait prévu.

On se mit donc à diminuer le montant des allocations de chômage, à sanctionner les chômeurs de longue durée, à retarder l’âge de la retraite… Mais chacun sait que ces remèdes ne sont que ponctuels, et l’avenir reste incertain. D’autant que dans le même temps où l’on privait les anciens d’un repos bien mérité, les autres toujours plus nombreux continuaient de battre le pavé devant les bureaux de pointage.

Ce fut le temps, rappelez-vous, où les banlieues et les cités se mirent à brûler, en France d’abord puis un peu partout en Europe. Émeutes, batailles de rue, pillages, exécutions sommaires se succédèrent. La guerre civile s’installait, étrange guerre en vérité où ce qui était à conquérir n’était pas une portion de territoire, mais le droit au travail pour tous. On se battait non pour une idée mais pour le simple fait de pouvoir retrouver ce qui pendant tant de siècles avait été perçu comme une malédiction.

Que faire ? Les sociologues, les philosophes, les politiciens, les scientifiques, tout le monde réfléchit et de nouvelles théories naquirent chaque jour.

 

L’homme au fusil écoutait comme les autres, avec une certaine curiosité. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle était diablement intéressante, cette Carla qui lui rappelait sa grand-mère, et il avait envie de connaître la suite. De toute façon, rien ne pressait. Il avait tout son temps.

 

La première question à se poser, me semble-t-il, est celle d’une définition précise de ce qui nous a fait tant souffrir et dont le manque cependant nous mine. Qu’est-ce donc que ce « travail » dont chacun parle sans peut-être bien savoir de quoi il s’agit ?

Les dictionnaires nous proposent des pages et des pages de définitions parfois surprenantes. Saviez-vous, par exemple, que le Robert définit en premier le travail comme « l’état d’une personne qui souffre, qui est tourmentée par une activité pénible », avant de citer « les douleurs de l’enfantement » et seulement ensuite « l’ensemble des activités humaines coordonnées en vue de produire quelque chose ». Souffrance et travail sont donc liés, et cela même chez les linguistes.

J’ai voulu, quant à moi, pousser plus loin la réflexion, et dans un domaine que personne, pour ce que j’en sais, n’était allé prospecter. Ne faut-il pas, en ces temps de trouble que nous traversons, retourner à l’essentiel ? Foin des linguistes, des sociologues, des philosophes et des politiques ! Remontons plus loin, à la source même de notre condition. C’est Dieu que nous devons interroger, ai-je pensé, Créateur de l’espèce humaine et de cet univers sur lequel elle est appelée à régner. Ainsi me suis-je penchée sur la Bible, que nous ferions bien de relire plus souvent. Je me souvenais vaguement de l’histoire d’Adam et Ève, du serpent et de la pomme et de la terrible punition divine qui, pour ce dont j’avais gardé mémoire, était précisément le travail. Si Dieu a condamné l’humanité à travailler » à la sueur de son front », comment pouvons-nous outrepasser sa volonté ? me suis-je demandé. j’ai donc ouvert le Grand Livre, et voici ce que j’y ai lu :

 

À la femme, il dit :

 » Je multiplierai les peines de tes grossesses,

dans la peine tu enfanteras des fils.

Ta convoitise te poussera vers ton mari

et lui dominera sur toi. »

À l’homme, il dit : » Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger,

Maudit soit le sol à cause de toi !

À force de peines tu en tireras subsistance

tous les jours de ta vie.

Il produira pour toi épines et chardons

et tu mangeras l’herbe des champs.

À la sueur de ton visage

tu mangeras ton pain,

jusqu’à ce que tu retournes au sol,

puisque tu en fus tiré,

Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise. »

Genèse 16-19

 

 

Voilà. C’est à peu près ainsi que commença notre histoire, par une double malédiction, juste ou injuste châtiment de la curiosité et de la désobéissance humaines.

J’ai lu et relu ce texte, et je me suis interrogée sur cette succession d’événements terribles que le Créateur annonce à ses créatures pour les siècles des siècles, amen. Car enfin, si on lit bien, que constate-t-on ?

La sanction qui frappe la femme est d’abord celle des douleurs de l’enfantement, puis celle du désir qui désormais la portera vers l’homme et enfin celle de se trouver soumise à lui qui » dominera sur elle ». Nulle part dans cette liste de punitions ne figure l’obligation de travailler, pas plus d’ailleurs que la nécessité de » retourner à la glaise » dont l’homme est issu. Ce qui peut paraître assez logique, si l’on se souvient qu’Adam en effet fut tiré de la boue primitive, alors qu’Ève, née en second, fut formée à partir même du corps de l’homme, sorte de clone avant la lettre, » chair de sa chair et os de ses os » selon l’expression biblique. Elle ne peut donc en aucun cas » retourner » à la glaise dont elle n’est pas issue.

Quant à l’homme, que lui promet-on pour avoir cédé aux instigations de sa compagne et avec elle enfreint les lois divines ?

Non pas le travail, déjà présent dès l’instant où Yawhé le plaça dans le jardin d’Eden afin qu’il » travaille à en prendre soin », mais le labeur dans l’effort, dans la douleur et dans la peine, avec la sueur qui depuis continue de couler sur le visage de l’ouvrier accablé, en signe de sa fatigue et de son éternel tourment.

Pas le désir amoureux non plus, qui n’existerait et ne serait, dans la foulée, source de souffrance que chez la femme seule. Non, rien de tout cela, mais au terme d’une vie de travail dur et pénible, la mort. Le retour à la fange dont il fut tiré.

Étrange différence de traitement dans laquelle semble percer le machisme de notre Père à tous, qui d’emblée soumet la femelle humaine au mâle de sa race, en une sorte d’inévitable conséquence au désir sexuel dont l’autre séquelle est l’enfantement, désormais marqué par la douleur et la souffrance.

L’homme et la femme sont donc appelés à souffrir l’un et l’autre, mais pas semblablement. L’une connaîtra les souffrances de la grossesse, de l’enfantement et du désir amoureux quand l’autre éprouvera celles d’un travail toujours pénible. L’un s’en ira pourrir au fond d’un trou au terme d’une vie de misère et de difficultés, tandis que l’autre… l’autre… Nulle allusion à son sort au terme de l’existence humaine. La Mort qui nous frappe tous indistinctement, hommes et femmes, est peut-être une erreur, en somme. Qu’Elle relise donc les textes et s’informe en haut lieu si besoin est ! Il semble bien en effet qu’Elle ait outrepassé les ordres de son Maître et toutes les femmes, soumises ou non, qui depuis Ève sont mortes à l’instar de leurs compagnons, seraient en droit de réclamer de pharaoniques dommages et intérêts pour interprétation abusive de texte sacré. Bien sûr, pour celles-là il est trop tard, mais pour nous, leurs filles ? Non seulement nous devrions échapper à l’injuste Faucheuse, mais réclamer lesdits dommages et intérêts, et avec effet rétroactif s’il vous plaît. Mais ceci est une autre histoire, dont nous aurons tout loisir de reparler lors d’une prochaine conférence, tout comme nous reparlerons de ces fameuses souffrances de l’enfantement et de celles du désir amoureux.

 

L’homme était fasciné. La Conférencière lui ouvrait des horizons insoupçonnés. Il se promit de relire la Bible et, si elle avait raison, de déposer une plainte auprès des Instances Supérieures. Tous ces tourments jadis éprouvés au temps où Vanessa se refusait à lui, ce désir brûlant qui lui mordait le ventre, cette faim d’elle qui lui remplissait le cœur, jusqu’à le rendre fou par moments, tout cela peut-être n’était qu’une erreur, une énorme injustice. Peut-être n’était-ce pas à lui de souffrir de la sorte. Et ce désespoir qui l’avait pris, finalement, quand il avait tenu dans ses bras le corps tant aimé et soumis, enfin, mais mort, mort à jamais.. Si tout cela ne correspondait pas aux lois de l’Univers, il devait y avoir moyen de tout reprendre à zéro. Retourner en arrière, loin dans le temps, retrouver vivantes pour toujours toutes ces femmes aimées, mère, sœurs, maîtresses, ne rien connaître du supplice amoureux qui cette fois la consumerait, elle, la perverse Vanessa…

Carla cependant continuait.

 

Je veux me limiter aujourd’hui à ce qui de plus en plus est notre manque et notre tourment : le travail et son corollaire, l’argent qu’il rapporte, tant au travailleur qu’à la société tout entière.

Une première et évidente constatation s’impose : ce problème ne concerne que la part masculine de l’humanité. Que les femmes cessent donc de revendiquer ce que Dieu, dans son infinie sagesse, a réservé aux mâles seuls. À nous, femmes et filles, d’aimer — fût-ce dans la souffrance, une souffrance somme toute bien agréable — puis d’enfanter avec de moins en moins de douleur, tant le Créateur finalement a su se montrer miséricordieux. À nous aussi d’embellir la vie, la nôtre d’abord puis celles de nos malheureux et frustes compagnons. À nous de consacrer le temps dont nous disposons en sus à l’enrichissement moral et culturel de nos personnes cependant que nos mâles, l’on y revient, » à la sueur de leur visage » mangeront (et gagneront) leur pain et le nôtre. Lorsque nos sociétés auront compris cela et que les femmes ne seront plus partie prenante dans ce que l’on appelle le marché du travail, quand les hommes seront payés bien davantage de manière à pouvoir, comme la loi les y obligera, céder la moitié de leurs gains à leurs oisives compagnes, la demande de travail se trouvera très logiquement divisée par deux, ce qui déjà constituera un sérieux progrès.

Oui, je sais : cela ne suffira pas. Les machines, les robots, les ordinateurs peu à peu ont pris la place de milliers d’ouvriers et d’employés. Eh bien, la solution me paraît simple ! Ce travail et ces emplois dont le manque cruel met le feu à nos villes, créons-les !

Il y a tant d’activités productrices non de biens matériels, certes, mais de plaisir, qui pourraient se voir développées… et rémunérées.

Ne paye-t-on pas déjà certains professionnels à l’heure ou à la prestation ? Pourquoi ne pas étendre ce concept à d’autres secteurs ? L’électronique aujourd’hui nous permet de surveiller les condamnés au moyen de bracelets et de puces ; nous connaissons depuis belle lurette l’ère des vêtements intelligents, qui nous réchauffent ou nous rafraîchissent selon le temps qu’il fait et selon la température de notre corps. Il est très facile, croyez-moi, de concevoir et de greffer sous la peau d’autres instruments capables de comptabiliser nos moindres sourires et soupirs, nos gestes les plus simples, nos paroles même. Il suffirait donc d’établir un tarif pour toutes sortes d’actes générateurs pour autrui de plaisir ou de bien-être : tant pour une parole aimable, tant pour un sourire, tant pour un coup de main en fonction de l’effort physique que représente ledit coup de main, tant pour une caresse amoureuse, tant pour une relation sexuelle satisfaisante, tant pour un orgasme multiple généré chez la partenaire…

Ainsi l’adage que je m’efforce depuis tant d’années d’enseigner se verrait-il enfin vérifié : Le travail est un plaisir et doit le rester. Et croyez-moi, du travail, il y en aura assez et même beaucoup trop.

 

 » Là, elle exagère ! » pensa l’homme.  » Comme si les femmes n’avaient pas suffisamment tendance à se comporter en putes, et à tarifer au prix fort leurs faveurs et leurs mots doux… Comment peut-elle, en plus, nous réduire à cela, nous, les hommes, nous rabaisser de la sorte ? Pour qui nous prend-elle donc à nous imaginer en gigolos satisfaits ? »

Et il leva son arme, l’œil collé au viseur, cherchant la petite silhouette qui continuait de pérorer.

 

Mais qui payera ces prestations, me demanderez-vous ? Peut-on imaginer l’épouse rémunérant son amant, ou la vieille dame demandant à celui qui l’a aidée à traverser la rue combien elle lui doit ? Mais oui, on pourrait l’envisager. Bien sûr, un temps d’adaptation sera nécessaire, et l’on peut s’attendre à des manifestations et des refus. Il y en a toujours. Mais à la longue, ces pratiques entreront dans les mœurs et cela n’étonnera plus personne de payer celui qui nous apporte du plaisir comme déjà on paye l’avocat ou le psychiatre qui nous consacrent un peu de leur temps. On peut d’ailleurs imaginer que l’État intervienne dans la juste rémunération de tant de gestes producteurs de bonne humeur. D’abord parce que, forcément, les soins médicaux diminueront de manière conséquente, puisque chacun sait aujourd’hui que le moral a un effet direct sur la santé. Ensuite parce que le chômage et la retraite se feront de plus en plus rares, seuls les » mauvais coucheurs » et les atrabilaires irréductibles se refusant à de telles prestations. Et enfin parce que le climat social, les émeutes, les manifestations et même les guerres diminueront considérablement dans un monde où le plaisir occupera l’esprit et les sens de ceux qui jadis noyaient dans la violence leur mal-être et leurs frustrations. Ainsi seront constituées de nouvelles économies financières, puisque moins de gendarmes et de militaires seront nécessaires ; et les économies ainsi réalisées pourront se trouver investies dans ce nouveau secteur qui risque bien de connaître une expansion exponentielle dont personne n’ose plus rêver depuis la fin de ces mythiques golden sixties dont nous ont parlé nos arrière-grands-parents.

 

Carla se tut, et les musiciens reprirent le texte biblique sur un air de gospel. La foule battait des mains, tapait des pieds, hurlait.

L’homme vit le visage de la Conférencière, comme en gros plan, dans le viseur. Il avait le doigt sur la gâchette. C’était le bon moment. Il eut une pensée pour toutes ces femmes mortes injustement et qu’il avait tant aimées, sa grand-mère, sa mère, Vanessa, et bientôt celle-ci. Il se souvint de la déchéance de son père quand la firme qui l’employait avait délocalisé ses activités. Et si elle avait raison ? Et si…

Il hésita, cependant que la foule continuait de trépigner et de crier son enthousiasme. Derrière Carla, il aperçut l’ombre de son manager, le renégat qui avait commandité le meurtre. Qu’avait-il à y gagner, celui-là ? À quel lobby de conservateurs et de nantis appartenait-il ? Quel privilège honteux voulait-il protéger ?

Il baissa son arme, un instant, soupira profondément, la leva à nouveau, visa soigneusement, appuya sur la détente. Là-bas, sur la scène, une silhouette s’affaissa dans le vacarme des acclamations.

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