— Esprit, es-tu là ?
Une soirée entre amis, un peu arrosée, et puis, à la fin, cette suggestion : « Si on faisait tourner les tables ? » Notre hôte, justement, vient d’acquérir, au vieux marché qu’il fréquente assidûment, un joli guéridon ancien. Quelques rires, et nous voilà tous les cinq autour du meuble antique, les mains se touchant par les auriculaires à quelques centimètres au-dessus de sa surface, selon la règle. On a tamisé la lumière, allumé quelques bougies et, un peu à l’écart, le plus sceptique d’entre nous fera le secrétaire.
— Au moins je ne risque pas la crampe de l’écrivain, fait-il, goguenard.
Le silence peu à peu s’installe et le maître de maison pose la question rituelle, d’une voix grave :
— Esprit, es-tu là ? Si tu es là, frappe un coup…
Rien. Le rationaliste ricane dans son coin.
Nouvelle tentative.
— Esprit…
Avant qu’Alain ait eu le temps de terminer la phrase, la table a bougé. Elle a comme basculé, levant un pied, est retombée. Un coup.
Médusés, nous nous regardons. Aucun de nous n’y croyait vraiment. Nous avions juste envie de nous amuser, de jouer à nous faire peur. D’ailleurs, c’est sans doute cela, l’explication : l’un d’entre nous a trouvé le moyen par on ne sait quel stratagème de mettre en mouvement le guéridon, et il s’amuse de notre surprise. Imperturbable, notre ami continue.
— Esprit d’un mort ou d’un vivant ? Un coup pour « mort », deux coups pour « vivant ».
Un coup résonne, très net.
— Homme ou femme ? Un coup pour « homme »…
Un coup.
— Es-tu mort au vingtième siècle ? Un coup pour « oui », deux coups pour « non ».
Deux coups.
— Au dix-neuvième ?
Un coup.
— Peux-tu nous dire qui tu es ? Un coup pour A, deux coups pour B, trois coups pour C, et ainsi de suite…
La table semble prise de frénésie. Le secrétaire note, à toute allure.
M-O-N-N-O-M-R-E-S-O-N-N-E-E-N-C-O-R-E-T-E-L-U-N-C-R-I-D-A-N-S-L-A-N-U-I-T…
— Ce n’est pas un nom, ça, ça ne veut rien dire. Il est fou, ce fantôme…
— Tais-toi, nom de Dieu, et continue, crie Alain.
Car la table ne s’arrête pas.
D A N S L E S G R A N D E S C I T E S C O M M E A U F O N D D E S C A M P A G N E S E T C E T T E L O N G U E P L A I N T E E M P L I T T O U T L I N F I N I S O U S L E C I E L B A S E T G R I S E N T R E M E R E T M O N T A G N E
Un dernier vacillement du guéridon qui s’apaise enfin. Le silence est revenu, épais, dense.
— Voilà, dit Charles en posant son crayon. Ce qu’il fallait démontrer. Si les tables parlent, elles n’ont rien à dire que des lettres sans suite, au hasard. Ou alors notre visiteur porte un nom très long et très étrange, ajoute-t-il, ironique.
— Attends… montre-moi ce que tu as écrit. Tout cela forme peut-être des mots…
C’est Linda qui a parlé, la plus crédule parmi nous.
Elle observe les lettres un moment, puis pâlit.
— Donne-moi ton crayon…
Elle trace des traits entre certaines lettres, hésite, reprend, de plus en plus émue, puis rend le carnet à Charles, qui lit tout haut.
— Mon nom résonne encore tel un cri dans la nuit dans les grandes cités comme au fond des campagnes et cette longue plainte emplit tout l’infini sous le ciel bas et gris entre mer et montagne…
— Donne-moi ça. On dirait… on dirait des vers. De la poésie.
C’est Jean-Lou cette fois qui a réagi. Il est prof de lettres. En
matière de poésie, il en connaît un bout.
— Ce sont des vers, en effet. Et même des alexandrins tout à fait corrects. Des rimes embrassées. Écoutez…
Il relit le texte en l’accentuant et le découpant :
Mon nom résonne encore tel un cri dans la nuit
Dans les grandes cités comme au fond des campagnes
Et cette longue plainte emplit tout l’infini
Sous le ciel bas et gris entre mer et montagne…
Personne ne trouve rien à dire. Nous sommes comme assommés. Incrédules, abasourdis. Pourtant les quatre lignes sont là, sans une faute d’orthographe, sans une erreur de métrique. Quatre alexandrins de belle facture, réguliers, qui riment deux à deux et constituent une unité. Un poème, un quatrain, assez joli ma foi.
Charles se secoue, réagit.
— Bon, d’accord, il y a un petit farceur parmi nous. Bravo, Alain, super, ton truc de passe-passe. Tu nous dis comment tu as fait ?
Alain ne répond pas. Il est pâle, lui aussi, comme Linda, comme tous les autres, comme Charles lui-même qui n’en mène pas large sous ses airs de matamore.
— Euh… qu’est-ce qu’on fait ? demande Hélène d’une voix tremblante.
— On continue ! s’exclame Linda, enthousiaste.
— Ah, non ! ça suffit comme ça ! Nous sommes tous un peu saouls, et tout ceci n’est qu’une vaste fumisterie, une blague ridicule. Je…
Mais l’esprit recommence à frapper, coupant la parole à Charles qui, machinalement, continue de noter. Les mains pourtant ne sont plus au-dessus de la table et le cercle est rompu.
Cela fait si longtemps que j’erre entre les mondes
Roulant dans l’épouvante et dans les gouffres noirs
Cela fait trop longtemps qu’au sein du vide immonde
Mon ténébreux esprit s’égare sans espoir
Un temps de repos, juste assez pour permettre à Charles de décrypter le texte, qui reprend de plus belle
« Rien n’est plus effrayant que cet exil de l’âme »
Où Dieu se tait sans fin où Dieu se tait toujours
Rien n’est plus terrifiant que cette absence infâme
Où l’homme que je fus disparaît sans recours
— Hugo !
Jean-Lou s’est dressé, tremblant, bouleversé.
— Quoi, Hugo ?
— Victor Hugo ! C’est lui, j’en suis certain. Il y a un vers… « Rien n’est plus effrayant que cet exil de l’âme »… Je l’ai reconnu. C’est dans Océan. J’en suis certain.
La table se tait. Les autres, par contre, s’agitent beaucoup. Questions et exclamations fusent. – Victor Hugo, tu es sûr ? Et les autres vers, ils sont de lui aussi ? Tu crois que c’est lui qui nous parle ? C’est de la folie, voyons…
Jean-Lou explique. Il connaît très bien Victor Hugo, à qui il a consacré sa thèse. Non, les autres vers ne sont pas de lui. En tout cas pas de lui vivant, même si le ton, la forme, les champs sémantiques… Par contre, pour « Rien n’est plus effrayant que cet exil de l’âme », il est formel : c’est un vers extrait du recueil Océan, publié en 1842.
— La suite, attendez que je me souvienne… le vers suivant, c’est… La bise y semble traître et l’ombre y semble infâme. La même rime qu’ici, vous remarquez : âme – infâme…
D’une voix tremblante, Linda pose la question qui nous brûle les lèvres à tous :
— Êtes-vous… êtes-vous l’esprit de Victor Hugo ?
« Ce siècle avait deux ans… » répond le guéridon.
— C’est lui ! crie Jean-Lou, c’est lui…
Ce siècle avait deux ans et moi j’en ai deux cents
Mais la lune s’endort et voici que se lève
Le vent de la tempête avec ses longs tourments
Je m’en vais reposer dans la nuit qui s’achève
— Attendez, attendez, supplie Linda. Dites-nous encore quelque chose, une phrase, un mot…
Mais plus rien, ce jour-là, ne s’est passé.
Nous nous sommes retrouvés sans vraiment le vouloir, comme malgré nous, plusieurs soirs de suite. À chaque fois, le rituel était le même. Alain appelait l’esprit, le questionnait. Au bout d’un temps plus ou moins long, la table se mettait en mouvement, et les vers succédaient aux vers. Des alexandrins le plus souvent, parfois aussi des octosyllabes, ou des vers plus courts. Charles prenait note. Jean-Lou commentait. De temps à autre, il reconnaissait une phrase, un morceau de poème. Pour le reste, le style, disait-il, les thèmes abordés, le vocabulaire, tout se tenait. Ce pouvait être du Victor Hugo… Ce devait être du Victor Hugo. Mais du Victor Hugo jamais publié. Il avait fait une recherche sur Internet, pour être sûr : la plupart des vers étaient inconnus.
— C’est du Victor Hugo ! J’en suis certain, je le sais, je le sens.
Linda était de son avis. Les autres essayaient de comprendre, d’imaginer, partagés entre angoisse et incrédulité. Charles cherchait la supercherie qui, sans aucun doute, se cachait derrière tout cela.
« Je m’étais endormi la nuit près de la grève
Un vent frais m’éveilla je sortis de mon rêve
J’ouvris les yeux je vis l’étoile du matin
Elle resplendissait au fond du ciel lointain »
— Stella, reconnut Jean-Lou.
Mais le ciel aujourd’hui est vide de lumière
Et Dieu sur les humains fait tomber sa colère
Tremblez enfants impurs et vous peuples maudits
Voici venir le temps de l’éternelle nuit
L’enfer est dans vos cœurs il s’ouvre dans la nue
En répandant l’horreur sur la terre vaincue
Et moi le messager du maître tout-puissant
Enfin je m’en retourne au fond de mon néant
Préparer votre couche Dans le vide farouche
Il y eut un long silence.
— Eh ben… fit Charles. Il n’est pas joyeux, le Totor ! C’est toujours dans Stella ?
— Non… seulement les quatre premiers vers. Le reste est inédit.
Nouveau silence, puis Jean-Lou reprit :
— Il s’est décrit bien souvent comme une sorte de visionnaire sinon de prophète. Tout ceci est assez dans sa manière. Quant à plonger le monde « dans l’éternelle nuit », il suffirait de pas grand-chose, nous le savons tous. Quelques bombes, un accident, une catastrophe météorologique… Un météorite géant, pourquoi pas ?
— De là à imaginer un châtiment divin ou la fin du monde… fit Linda d’une voix tremblante.
Nous nous sommes séparés en feignant de rire de cette aventure. Le génial auteur de toute cette mystification, quel qu’il fût, avait réussi à nous effrayer pour de bon. Nous étions bien décidés à ne plus jamais invoquer le moindre esprit et, pour plus de sécurité, Alain me demanda de rester pour l’aider à détruire le guéridon dont il était si fier.
— J’en ferai du petit bois pour le feu…
Ainsi avons-nous fait, après quoi nous avons vidé quelques verres encore en tentant de plaisanter, comme si de rien n’était.
Je suis rentré chez moi. La nuit était très noire, sans une étoile, sans un rayon de lune. Très noire, et très froide aussi.
Je me suis couché, glacé jusqu’aux os, tremblant de fatigue et sans doute de fièvre. La grippe, probablement… Il ne manquait plus que cela.
Avant de m’endormir, j’ai pensé à celui qui était censé nous avoir adressé, de l’au-delà, un terrible message. Que nous a-t-il annoncé ? me suis-je demandé. Rien moins que l’Apocalypse, si j’ai bien compris…
J’ai ri tout seul, dans mon lit, au souvenir de notre frayeur. Quelle sottise, vraiment, et quelle naïveté ! J’ai tenté de rassembler mes souvenirs scolaires, de me souvenir de ce que je savais du père Hugo, cependant qu’un orage au-dehors se levait. La pluie frappait les carreaux, violente et serrée, et le tonnerre grondait sans fin, de plus en plus proche.
Je me suis souvenu d’abord de cette fameuse phrase :
— Chateaubriand. Je veux être Chateaubriand ou rien.
Il n’avait pas seize ans, le gamin, lorsqu’il a laissé couler de sa plume ces mots devenus célèbres. Vaste projet, marqué du sceau de l’optimisme et de la touchante naïveté qui caractérisent l’adolescence. Quel enfant n’a pas rêvé, comme celui-là, de changer le monde, de laisser dans l’histoire une trace indélébile, de graver son nom au panthéon des hommes illustres ? Hitler, lui aussi, à ce qu’il paraît, se projetait en peintre génial et mémorable. Il n’est devenu ni Delacroix, ni David, malheureusement…
Quant au petit Totor, il n’a pas été Chateaubriand. Il est devenu Victor Hugo, ce qui n’est pas mal non plus. Le plus grand écrivain français, hélas, comme disait l’autre. Le plus prolifique, en tout cas, et Balzac ou Zola en comparaison font figure de timides amateurs. Nul doute que si le prix Nobel avait existé…
Sacré Totor, avec sa barbe blanche et son air terrible, et toutes ces femmes qu’il troussait avec gourmandise et fureur jusqu’au temps de sa vieillesse où, dit-on, il aurait fièrement engrossé quelque servante ! Quoi de plus normal en somme, « car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand »…
Tant de femmes et tant d’amours, et cocufié cependant par Sainte-Beuve, petit et laid, qui n’avait rien d’un génie. Mais qui peut-être était doux et prévenant (et romantique ?) quand le poète arrivé vierge au mariage se vanta, paraît-il, d’avoir honoré neuf fois de suite sa jeune épouse[1] avant de s’exclamer, quelques années plus tard, que « l’homme a reçu de la nature une clef avec laquelle il remonte sa femme toutes les vingt-quatre heures »[2]. Pauvre Adèle, et comme on la comprend d’avoir cherché ailleurs un peu de tendresse.
« Vêtu de probité candide et de lin blanc » à l’instar de Booz ressuscité sous sa plume, « il était (dit-on) généreux quoiqu’il fût économe ». Plus économe que généreux, en vérité, si l’on en croit ses biographes. Et même avare. Mais qui se soucie aujourd’hui des problèmes domestiques de la triste Adèle ou des notes de blanchisserie de la tendre Juliette ? Tant il est vrai que ce qui fait le quotidien des vivants et remplit de peine leur existence s’efface au vent de la gloire et du génie. On peut être « économe » et menteur, mythomane et narcissique, autoritaire et jaloux, et bien d’autres choses encore, pourvu que l’on s’appelle Victor Hugo et que l’on édifie cette œuvre riche de douze mille pages et de cent trente mille vers parmi lesquels, quand même, les plus beaux peut-être de la langue française, tel « Cette faucille d’or dans le champ des étoiles » qui m’a toujours fait rêver…
Que dirait-il aujourd’hui, celui qui se targuait d’être « l’homme de nos jours qui sait le mieux le français » ? Surferait-il sur Internet où le français peu à peu se meurt au profit d’un étrange sabir truffé de mots exotiques, d’abréviations ésotériques, de « smileys » et autres transcriptions phonétiques ? Se répandrait-il à la télévision et même chez Ardisson à l’instar de l’inénarrable d’Ormesson qui selon toute apparence a bien du mal à supporter la retraite de Pivot ? Promènerait-il à la une de nos journaux et sur les plateaux les plus divers son faciès curieusement proche de celui de Nourrissier qui depuis des lustres se cache derrière sa barbe ? Irait-il écouter Garou glapir son amour pour Esmeralda sur quelque scène de music-hall ? Verserait-il une larme aux malheurs du Bossu de Notre-Dame revu et corrigé par les studios Disney ?
Dirait-il ainsi qu’on le fait aujourd’hui « derrière » pour « après » ? Féminiserait-il comme c’est la mode l’écrivain et l’auteur en cette abominable écrivaine ou cette ridicule auteure qui auraient fait hurler George Sand ? Serait-il politiquement correct et bien comme il faut, le bouillant auteur d’Hernani qui vit s’affronter hirsutes et perruques en de mémorables combats ? Continuerait-il de faire tourner les tables afin de retrouver la petite Léopoldine noyée à quinze ans presque révolus en compagnie d’un époux à peine plus vieux qu’elle ? Quand on sait ce que duraient alors les fiançailles et dans quel état d’innocence les filles arrivaient au mariage, on ne peut que frémir pour l’enfant rêveuse qui dort à jamais dans le petit cimetière où elle continue d’attendre celui qui viendra poser sur sa tombe « un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur »… Il en est même qui crieraient à la pédophilie. Autre temps, autres mœurs sans doute…
Shakespeare lui parlerait-il en alexandrins de bonne facture – et en français – comme il fit à Guernesey ? Quels Châtiments imaginerait-il, le prolifique auteur, pour nos Bush et autres talibans de tout poil ? Pour nos Chirac compromis dans d’étranges « affaires », pour notre justice et feu notre police qui dysfonctionnent joyeusement ? Que penserait-il de nos querelles de clochers, des Fourons et de Kraainem, du Front National et du Vlaams Blok, lui qui n’a pas même connu le nazisme ? Qu’écrirait-il de la chaise électrique et de l’injection létale et du gaz et de tous ces assassinats que l’on pratique au nom de la Justice, au nom de Dieu, au nom de la vengeance ou de la race ou d’autre chose ? Que dirait-il, le père de l’immortel Gavroche, des enfants égorgés sur la terre algérienne, des petits morts de
Palestine, et des femmes enfermées sous leurs voiles, et des modernes tours de Babel frappées par le feu du ciel ?
Ce siècle avait deux ans, Totor. Le nôtre aussi. Rien n’a changé, il faut que tu le saches. Le temps a passé pourtant, année après année ; deux cents ans se sont écoulés depuis ta naissance. Le savoir a progressé, c’est vrai. La distance n’existe plus, l’espace est à portée de main, des machines de plus en plus extraordinaires agissent et pensent pour nous. Mais la faim et l’injustice et l’horreur sont toujours là. Elles se sont même développées, aussi vite et de manière aussi spectaculaire que la science et la technique. On n’a encore rien inventé pour éradiquer la famine ou le cancer, mais les bombes qui dorment dans le ventre de la terre, bien au chaud, en attendant leur immonde germination, sont prodigieuses. T’avais pas tort, mon Totor. Si Dieu existait, il aurait toutes les raisons de nous punir, aucun doute là-dessus. Mais nous n’avons pas besoin de lui pour saborder notre navire, nous y arrivons très bien tout seuls.
L’œil est toujours dans la tombe, et continue de regarder Caïn. Mais Caïn s’en fout depuis longtemps, depuis toujours. Il prépare en silence, avec des maladresses d’enfant qui s’obstine, cette Fin de Satan que tu avais prévue, et si bien décrite. Caïn réussira, il est en bonne voie. À vrai dire, il a déjà réussi. Pas tout à fait, pas partout à la fois, mais l’homme est un animal persévérant, on peut lui faire confiance.
Le tonnerre roulait de plus en plus fort, et de lourds ébranlements secouaient la maison. Au travers des tentures bien tirées, la lueur des éclairs embrasait la chambre. Quel orage ! Je me suis endormi avec dans l’oreille comme une voix, profonde et sépulcrale, me chuchotant des mots que jamais je n’avais entendus et que, pourtant, il me sembla reconnaître…
« L’abîme seul savait, dans sa brume sinistre,
Ce qu’étaient devenus l’homme, la voix, les monts.
Les cèdres se mêlaient sous l’onde aux goémons ;
La vague fouillait l’antre où la bête se vautre.
Les oiseaux fatigués tombaient l’un après l’autre.
Sous cette mer roulant sur tous les horizons
On avait quelque temps distingué des maisons,
Des villes, des palais difformes, des fantômes
De temples dont les flots faisaient trembler les dômes ;
Puis l’angle des frontons et la blancheur des fûts
S’étaient mêlés au fond de l’onde aux plis confus ;
Tout s’était effacé dans l’horreur de l’eau sombre.
Le gouffre d’eau montait sous une voûte d’ombre ;
Par moments, sous la grêle, au loin, on pouvait voir
Sur le blême horizon passer un coffre noir ;
On eût dit qu’un cercueil flottait dans cette tombe.
Ce n’était ni le jour, ni la nuit. Des sanglots,
Et l’ombre. L’orient ne faisait rien éclore.
Il semblait que l’abîme eût englouti l’aurore. »[3]
Je me suis endormi, sans savoir les flots de boue qui peu à peu noyaient la ville…
… ni les grands incendies allumés par la foudre,
ni les volcans lointains crachant l’or et le feu…
… ni les raz de marée, ni les tremblements de terre…
… ni la mort qui rampait partout sur la planète,
ni les cris des damnés hurlant sous mes fenêtres.
Je me suis endormi de mon dernier sommeil, ignorant…
… que le monde avec moi retournait au chaos.
[1] Selon Geneviève Dormann, Toto, le bouc-en-train in « Victor Hugo », Le Figaro hors-série, février 2002
[2] Cité par Geneviève Dormann, ibid.
[3] La Fin de Satan