Jacques le Nautonier

Jean-Louis Lippert,

Passer de son vivant le cap vers l’autre rive

Joyce Mansour

Jacques De Decker est celui qui, en Belgique et à notre époque, s’est aventuré le plus loin dans le voyage entre les âmes des ancêtres et celles des vivants. Il connaît le passage et le retour.

La prodigieuse faculté qui est la sienne d’extra-spection, celle de projeter vers l’extérieur une puissance de désir intellectuel sans égale, de franchir en explorateur solitaire n’importe quelle frontière : est-il cœur assez preux dans le monde sublunaire pour s’exposer à pareils dangers sans risquer le coup fatal ?

Quel péril court l’intercesseur magique, où domine le négoce ? Les commerces dans l’espace autorisent-ils encore ceux dans le temps ?

Comme Jacques s’est offert à rencontrer le baiser de la mort, il devait rajeunir à la vie ; il appartient à la jalouse confrérie des deux-fois-nés.

Écrivant ces mots, j’avoue craindre de livrer à la lumière ce qui réclamerait une secrète pudeur, peut-être le langage de l’énigme ; quand l’âme et la viande crue des êtres sont mises à l’étal sous les projecteurs, quand ce qui relève de l’espace public se dérobe au regard dans de blindés tabernacles où gisent les dieux de notre temps.

Au royaume belge du voyeurisme aveugle, de la cécité obscène, Jacques De Decker est le seul qui réussisse à divulguer une sorte de chronique des secrets publics.

On ne fait qu’un très petit nombre de rencontres décisives dans une vie.

À l’exception de ma femme, je n’ai jamais rencontré d’être qui offrît, qui s’offrît comme lui. Et qui, démuni de ces cuirasses d’arrogance, de ces couennes de vanité dont se pare le tout-venant, s’exposât davantage aux blessures à la foire d’empoigne mondaine.

Oraculaire pour notre siècle est la phrase qui termine Animal Farm de George Orwell : « Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre. »

Dans cette monstrueuse fabrique d’IN-DIFFÉRENCE où se distingue le médiocre, où s’amalgament triomphe de la souille et défaite de l’esprit, Jacques De Decker est le franchisseur qui, par excellence, a réalisé le vœu plus haut cité de Joyce Mansour, cette « sorcière aux mots d’ange », cette « révolte faite femme » (Hector Bianciotti).

Nos relations initiales furent conflictuelles, ce qui n’est pas le pire signe.

Mais à l’époque (1984), encore fort imbibé d’une « idéologie qui s’était voulue radicale » (titre attribué par Jacques à un texte d’Anatole Atlas publié dans Le Soir), je n’imaginais guère possible qu’un homme pût être honnête et « appartenir au système ». Les limites de mon esprit ne me permettaient pas de concevoir que le même homme pût, comme il me l’affirma d’emblée, s’être rendu coupable d’une sorte de sabotage idéologique lors de son service militaire, y introduisant en fraude la fameuse brochure De la misère en milieu étudiant ; et exercer d’importantes responsabilités culturelles dans un journal.

Je n’étais pas non plus prêt à admettre la part de supercherie contenue dans le fait de se croire honnête par seule marginalité au « système » ; ni ce qu’il y avait d’endoctrinement militaire dans nos belles utopies.

Toute bête que fût ma démarche, aujourd’hui je sais qu’elle était guidée par une intuition. J’eus la prétention de faire publier coup sur coup, par les soins de Jacques, plusieurs manifestes convulsivistes. Ce qui se révélait impossible. Je me fendis alors d’un tract vengeur où cette internationale d’un seul homme vitupérait les travers de la société entière, de l’univers et du reste.

La mauvaise querelle que je lui cherchais, Jacques De Decker y répondit en m’assurant de son respect. C’était un langage que je n’avais jamais entendu. Mais l’intuition ? Eh bien, peut-être avais-je deviné en Jacques une quête d’altérité ; peut-être que je pressentais, dans sa désinvolte élégance, quelque danse sur un volcan ; mais lequel ? Peut-être étais-je moi-même en quête, par son altérité, de mon identité.

Comme tout le monde, je publiai donc un « roman ». Nous sommes en 1990.

L’article que Jacques De Decker lui consacra m’anéantit. Je le relus dans un état second, sur les marches mêmes du journal. C’était comme une rencontre avec cet accoucheur, cet initiateur des lettres belges, dans l’au-delà. Je regardais l’article comme un mort voit son propre corps, dans une sorte d’extase, un état de bonheur proche du désespoir. Je voyais l’auteur de l’article lui-même habité par cet état de délivrance, nous étions deux revenants, et je me dis que seuls ceux qui portent en eux ce désespoir font que tout ne soit pas désespéré.

Nous devînmes des amis. Jacques venait de rencontrer Claudia. Les relations de nos deux couples sont celles du potlatch. Si les points de vue souvent s’écartent, l’arc est toujours incandescent.

L’accueil qu’il fit, l’automne dernier, à mon deuxième livre, sauva celui–ci de l’avortement programmé par ses propres accoucheurs. C’est grâce à lui que put s’opérer le passage. Car combien de faiseuses d’anges officient–elles au titre de sages-femmes ? Notre monde leur offrirait un pouvoir absolu sur le mystère de l’être si, de ce qui n’est plus à ce qui doit naître, ne s’affirmait la cohérence de certaines autres gestes.

Je sais aujourd’hui, passant les années en revue, que, contre une esthétique de l’anesthésie qui prévaut partout, Jacques De Decker est, depuis la moitié de son âge, l’un des rares à promouvoir une dialectique du dialogue. S’il existait un Conseil des Sages, un Cercle des Anciens légataires de notre mémoire, donc de notre littérature, il en serait un des membres les plus éminents.

Mesurant la qualité d’un être, la force avec laquelle il suscite l’admiration, à sa capacité de faire naître en moi le remords, je suis obligé d’avouer ici ma part de honte pour le relatif effacement dont souffre son travail littéraire. Ses pièces de théâtre, ses romans n’ont-ils pas jusqu’ici pâti de l’exceptionnelle énergie mise dans une production critique, dont les volumes rempliront plus tard les rayonnages des bibliothèques s’il en existe encore, à déployer toujours cette pédagogie de l’enthousiasme qui n’appartient qu’à lui ?

Et pourtant, je les devine, les volcans, les séismes, les frontières sur lesquels il danse.

Initiation. Maîtrise. Aptitude à la prouesse. L’accomplissement de tous les miracles est possible pour Jacques le Nautonier.

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