Jacques Ulenspiegel

Philippe Remy-Wilkin,

« On était pour lors au mois des blés mûrs, l’air était pesant, le vent tiède… »

Je me blottis contre les créneaux de la Tour de Damme, referme mon Ulenspiegel mais m’attarde sur la couverture d’Olivier Deprez, voyage vers Masereel et ses gravures. Je me redresse, embrasse les paysages déployés à perte de vue au bas de l’édifice moyenâgeux. Prairies et moutons, champs et canaux, l’hôtel de ville et son bulbe, les maisonnettes immaculées et les pavés…

Achever le plus beau roman des Lettres belges, dans son édition patrimoniale, au sommet de Notre-Dame, au cœur de ses décors ! Je me rassieds. Regagne le chapitre IX du livre cinquième.

« Ulenspiegel et Nele, ayant leur jeunesse, leur force et leur beauté, car l’amour et l’esprit de Flandre ne vieillissent point, vivaient coîment, dans la tour de Veere, en attendant qu’ils pussent venir souffler, après maintes cruelles épreuves, le vent de liberté sur la patrie belgique. »

Je m’arrête, fasciné, troublé, meurtri. Thyl et Nele sont partis cueillir le bonheur et la liberté dans les Pays-Bas du Nord, l’épilogue laisse filtrer leur espoir d’un retour dans des Pays-Bas du Sud libérés, mais…

D’aigres idées me traversent la tête, je ferme les yeux, me dirige vers un ami trop tôt disparu, qui prisait Thyl et Damme au plus haut point, je glisse vers Uccle, le restaurant italien raffiné de nos retrouvailles, inscrit dans les murs d’une scène fameuse du roman, notre table avec vue sur l’enceinte du Wolvendael, la plaque en l’honneur de Charles De Coster. Ah, Jacques !

Me suis-je assoupi ? La chaleur accablante s’est dissipée mais la lumière aussi. Un frisson ! Si le gardien, au bas de la tour, m’a oublié… Je me secoue. L’aventure est romantique ou romanesque. Je me lève et déplie, parcours l’horizon, me dilue dans un tableau digne de Rembrandt, une étoffe sombre rehaussée de pointes d’or rutilant. Mes yeux grimpent vers la lune, dévalent au bas de Notre-Dame, vers le cimetière, je sursaute.

« J’ai peur, voici le soleil qui se couche, le ciel est blanc, les étoiles s’éveillent, c’est l’heure des esprits. Vois, rasant la terre, ces rouges exhalaisons (…) »

De petites lumières volettent tout autour de l’ancienne église et de sa tour. Des lucioles ? Il y en a en Belgique ? Non, c’est impossible, elles…

« C’est la nuit où les âmes des pauvres hommes… »

Mon regard hébété est aspiré par l’une des flammèches, elle s’approche du sommet de la tour, zigzague le long des vestiges qui connectent l’église inachevée et son excroissance pierreuse. Stupeur ! Elle est rejointe par deux congénères. Des elfes ? Des feux follets ? Et c’est un ballet subit, doux, gai, harmonieux, qui se conclut par un envol vers le ciel. Mais… Que font-ils, ces voltigeurs ? Ils s’affalent, ailes planantes, fondent vers moi. Je recule, effrayé, glisse, tombe. Une sensation singulière m’électrise. Un follet s’est posé tout au bout de mon doigt. Je veux m’en défaire, secoue la main droite, l’avant-bras, le bras tout entier. Il demeure agglutiné. Une deuxième sensation, une deuxième irruption ! Un autre follet s’est arrimé à ma main gauche, à son index.

— Tu veux nous chasser ? s’amuse une voix. Nous ? Tu ne nous reconnais pas ? Tu ne nous devines pas ?

Je me fige. Je sais. Les esprits de Thyl et Nele sont là !

— Nous sommes revenus en Belgique, commente-t-il d’une voix grise, bien après, trop longtemps après, après une révolution qui…

La voix s’estompe. Une autre, au timbre d’oiseau, prend le relais.

— Nous n’avons jamais retrouvé nos pays. Pas vraiment. Comme si…

Nele s’interrompt.

— Nous sommes l’esprit et le cœur de la Flandre, repart Thyl en battant des ailes, des pays. Mais notre entendement est limité, bien des choses nous échappent. Il y a esprit et esprit.

— Tout s’éclaire, s’émeut-elle, depuis qu’IL nous a rejoints et partage nos sarabandes, nos valses, nos fandangos.

Un troisième follet s’est posé sur mon genou replié. Il est à vingt centimètres de mon visage. Une petite tête émerge de la forme lumineuse. Un crâne nu et quelques cheveux, une allure de Fantasio, un regard espiègle, un sourire perforant, immense.

— Jacques ! me suis-je écrié.

Je deviens fou. Je ferme les yeux, attends, ose. Jacques De Decker est toujours là, il est bien là, entre Thyl et Nele, son pétillement court vers moi.

— On s’amuse beaucoup tous ensemble, me dit-il, il y a de fameux personnages aux alentours. Hugo Claus, les Van Eyck et les Breughel, Jordaens, Rubens et Bosch, un sacré lascar. Et tu serais étonné mais heureux… Il y a aussi Josquin ou Lassus ! Et tant d’autres. Quand nous volons la nuit, ainsi, certains dessinent les tableaux qui nous accueillent, comme une eau de jouvence, d’autres tressent les notes qui nous projettent.

— Oui, le coupe Thyl, mais, depuis que Jacques est là, on passe beaucoup de temps à discuter aussi, à réfléchir.

— À quoi ?

La pauvreté de mes mots, l’inanité de ma question me glacent. Jacques s’esclaffe.

— Allons !

— Tu te battais pour notre identité culturelle, dis-je, tu as rejoint nos héros…

— Des légendes ! La création construit une identité, mais il y a l’Histoire ! Et j’ai compris. Oh, tu m’en avais parlé un jour, mais…

Il toussote, s’ébroue. Je crois qu’il va s’envoler, il s’envole, réussit quelques cabrioles muettes, se repose sur mon genou.

— Pourquoi notre identité est-elle si délavée et comme honteuse ? D’où nous viennent nos complexes ? Les Belges ne s’intéressent pas assez à leur passé, dit-on, mais il les étrangle et les étouffe à travers leurs songes, il les émascule au creux de leurs nuits les plus fiévreuses.

— Tu veux dire… ?

— Oui ! Ulenspiegel, le roman, précipite dans le moment de bascule du destin national. Une série de terres, « les pays », est-il dit si subtilement par De Coster, ont un passé commun millénaire, entre Germanie et France, on les voit groupés sous la bannière de la Basse-Lotharingie puis sous celle des Bourguignons. Pays-Bas et Belgique, durant des siècles, sont synonymes. Nous sommes le centre du monde, pour ainsi dire, le centre de la création et de la beauté, du commerce. Pense aux siècles illuminés par nos peintres flamands et nos musiciens, nos tapisseries, etc.

— Au fond, à notre image, poursuit Thyl, toutes les forces vives de la nation ont quitté les pays du Sud pour les pays du Nord. Les intellectuels et les artistes mais les artisans, les commerçants. Et pas que des protestants. Des catholiques aussi, harassés par le fanatisme et la violence espagnols. On parle de centaines de milliers de personnes. D’une fameuse portion de notre population, donc. Qui vont convertir Amsterdam la catholique, fonder la Compagnie des Indes ou New York, etc.

— Tu veux dire… ?

— À l’intérieur de nos cerveaux, il y a une zone où se niche la mémoire d’une communauté, un inconscient collectif. Et cette zone sait. Nous savons. Les Belges sont comme ce géant de métal dans ce film fameux…

Jason et les Argonautes ? bondis-je.

Jacques sourit de Tournai à Anvers.

— Talos, c’est son nom, n’est-ce pas ? Jason ouvre une vanne et le sang du monstre s’écoule par son talon, la vie le quitte, il s’effondre.

— Comment réanimer la bête ? intervient Nele. Telle est la question.

— Elle veut dire… La Belgique ! pouffe Thyl.

— Le duc d’Albe a assassiné la Grande Belgique, assène Jacques, Farnèse a bricolé la Petite, avec des chiffons. Pourtant, l’eau trouve toujours son chemin. Tôt ou tard. Mais… Comment réanimer la bête ? Comment ? Penses-y !

Les trois follets décollent de conserve, tourbillonnent autour de moi, me caressent de leurs ailes, foncent vers le vide en formation triangulaire, trouent la réalité et les chimères, s’estompent, disparaissent.

Un engourdissement me submerge. Dormir ! Mes paupières sont lestées, je glisse vers un gouffre, les ténèbres. Mes yeux, au débotté, s’arrachent et atteignent les étoiles.

Ai-je rêvé ? Ou alors… ? Damme possède son buisson ardent et sa table des Lois ? Qu’est-ce qu’une vision ? Et quelle réponse y apporter ?

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