Je dois avoir commis une erreur quelque part

Thomas Depryck,

Ça doit faire une dizaine de jours.

Ça sent le soufre.

C’est le bordel.

Dans les couloirs du Berlaymont, tout le monde tire une gueule jusque par terre. Même la petite Anna, d’ordinaire si guillerette, a la voix cassée, le visage déconfit, et le regard fuyant. Moi, je ne peux pas m’empêcher de donner des signes d’impatience et d’exaltation. Ils sentent qu’un truc pas net est en train de se mettre en place dans leur dos. Tout le monde me dévisage, me déconsidère, me hait déjà.

Pas grave.

Je sors.

Le bâtiment n’impressionne plus. Il est figé dans sa grisaille. Il sent le déclin et la mort. Plus aucun drapeau ne flotte à l’entrée. Aux premiers étages, des vitres ont été maladroitement colmatées au moyen de plaques d’aggloméré. Plus aucune agitation ne se fait sentir.

Je marche vers ma bagnole. Je me sens bien.

Je l’ai fait nettoyer hier, par le jardinier.

Il râlait un peu le con, mais quand il a vu le billet de 50, ça l’a calmé tout de suite. Il est tout à coup devenu extrêmement docile, et conciliant. Tous pareils. Tous prompts à rouspéter, à menacer de révolte, ou de je ne sais pas quoi, mais qui se couchent au moindre euro. Il ne sait pas encore que ça ne vaut plus rien du tout.

Je ricane.

Pauvre naze.

Mongol.

Les rues sont désertes.

Il y a des débris un peu partout.

Une maison s’est écroulée sur elle-même, et des gravats encombrent la route. Je les contourne soigneusement tout en contemplant le désastre. Un peu plus loin, une banderole s’agite dans la brise légère.

Mort aux gouvernements, y est-il écrit.

J’en ris.

Les cons.

Potentiellement, les gouvernements n’existent déjà plus… Ce ne sont plus que de vulgaires fantoches qui tentent vainement de résister, qui s’enfoncent dans un dépassement dont ils ne pourront jamais plus sortir ; ce ne sont plus que des résidus fictionnels d’un système qui a prouvé son obsolescence, son incapacité à gérer les flux de la nouvelle modernité, de plus en plus immatérielle, de plus en plus virtuelle, de plus en plus connectée… L’ancien monde s’écroule, se désagrège et toute la pyramide se déstructure, se reforme autrement, semant la crainte, la terreur vis-à-vis de quelque chose qu’on ne connaît pas, qu’on ne maîtrise pas, qu’on redoute.

Il fait chaud, très chaud, j’adore ça.

J’ai toute la route pour moi.

Seuls quelques véhicules blindés circulent maladroitement, s’avancent prudemment au grand jour, s’assurant d’un maximum de visibilité avant de tenter quoi que ce soit. Comme tous les autres, ils ont la trouille ; ça pue l’angoisse partout ; on est au bord d’une crise de nerfs généralisée. Je brûle un feu rouge, je prends plaisir à brûler un feu rouge, je me sens libre de faire ce que je veux, quand je veux, où je veux.

Je ne risque pas de me faire verbaliser dans un climat pareil.

C’est l’attente qui domine.

L’incertitude sur l’avenir a pris toute la place, sauf pour quelques-uns.

J’allume la radio.

Ça bavarde dans tous les sens. On n’y comprend strictement rien.

Je zappe, passe sur autre station. Même topo.

Je me gare sur un trottoir.

Il n’y a personne. Il fait pourtant tellement beau.

Je fouille dans ma bibliothèque musicale numérique, je choisis cette pure merveille délirante que constitue le dernier opus de Lady Gaga. Et je le mets à fond. Je redémarre, je beugle dans l’habitacle de ma voiture, je jubile, je me décharge entièrement de toute pulsion négative, je me recentre sur mon objectif.

On m’attend à vingt kilomètres d’ici.

Je suis un des élus, je me dis, un des élus, et je souris bêtement, en me regardant dans le rétroviseur.

On m’attend. On m’attend, parce que je ne me suis pas laissé berner par les discours lénifiants, bêtes, consensuels d’avant, les fausses annonces sur les nouveaux ennemis, les prétendues nouvelles menaces pour nos rachitiques démocraties : le climat, les épidémies, et autres catastrophes naturelles, les terroristes, écologistes ou islamistes — conneries, le danger ce sont les États eux-mêmes qui à force de mentir, de tricher, de se voiler la face, de se laisser engloutir par les médias, etc. se sont retrouvés dans une situation de faiblesse telle, face à une colère telle, que plus rien n’aurait pu, ne peut, les sauver.

La société du mépris a un flingue sur la tempe.

J’ai faim.

J’ai le temps de me rendre à l’adresse que m’a indiquée Éléonore.

Je pénètre dans le sas du parking privé, introduis le code, et passe mon index sur le lecteur biométrique. La grille s’ouvre sans bruit. Je m’avance. Il y a deux autres voitures. Un type me guide, me montre une place.

Bienvenue, Monsieur.

Quelle lavette.

On entre dans le bâtiment qui accueille les visiteurs par un puits de lumière aveuglant. Je suis le type. Il ne dit rien, je ne dis rien non plus. Il m’ouvre une porte, m’introduit dans une pièce élégamment arrangée, au milieu de laquelle une table pour deux se dresse.

Le menu est abondamment fourni.

Je choisis une fricassée de noix de Saint-Jacques aux ravioles de Royan, écume de crustacés, et un croustillant d’agneau au basilic, réduction de soja et thym citronné. Je ne comprends absolument pas ce que ça veut dire, je me demande bien ce que je vais trouver dans mon assiette, mais je m’en fous.

Ça ne peut qu’être bon.

Le larbin m’apporte l’entrée, une coupe de cava dans laquelle baignent deux glaçons cubiques et deux fines lamelles de zeste de citron vert, et la bouteille.

Je mange, je bois.

Le plat suit de peu. Je n’ai pas énormément de temps.

Je mange, je bois.

Je n’ai jamais rien goûté d’aussi délicieux. Je termine la bouteille, j’appelle le gars et lui demande l’addition. C’est offert, il me dit. Offert ! Voilà qui est encore plus merveilleux. Je commande un expresso.

Je l’avale d’un trait.

Je me sens repu. Il faut que je passe aux chiottes.

Une petite porte sur la gauche dissimule un cabinet privé, avec tout le nécessaire.

Je reste bien vingt minutes sur le pot, histoire de me soulager complètement, et de me remettre les idées en place après ce formidable gueuleton.

Je feuillette distraitement un vieux journal, témoin du désastre.

Le ver a commencé à apparaître en Grèce.

Mais cela faisait déjà un bout de temps qu’il grouillait sous la terre, un peu partout.

L’inertie du politique, la mise en cause des populations au lieu de la gestion étatique, l’inertie de la banque centrale européenne, du FMI, des dirigeants européens, en particulier de l’Allemagne ont produit l’écroulement général, tant attendu par certains.

Puis le foyer s’est propagé dans les autres pays — effet boule de neige. Personne n’a rien compris. Même si les prévisionnistes les plus pessimistes — les plus réalistes en fait — sonnaient tant et plus l’alarme, personne n’avait prévu la manière dont le point nodal allait basculer.

Portugal, Espagne, Irlande, France. Et la Belgique dans sa ridicule querelle intestine a mis le pied à l’étrier des nouveaux détenteurs du pouvoir qui se sont rassemblés ici, pour préparer le terrain. La place politique ayant été désertée par bêtise, nombrilisme et incompréhension, les tenants de la nouvelle caste se sont organisés et, parallèlement, l’insurrection, inévitable, s’est propagée. Les dominants d’avant sont tombés, les dominés d’avant sont toujours et encore plus dominés, spoliés, négligés, méprisés, et tentent vainement de lutter, tandis que d’autres désormais amorcent le renouveau.

Il faut que les faibles disparaissent et que les forts perdurent.

Je quitte la ville.

Je me dirige à pleine vitesse vers la petite maison de campagne. Les stigmates des luttes de ces dernières semaines sont visibles un peu partout.

Tout le monde a déjà l’air d’être là. Je suis obligé de me garer n’importe comment. Mais j’en ai rien à foutre, je suis totalement surexcité, j’entre.

Je salue de loin ceux que je ne connais pas vraiment, j’embrasse ceux qui me sont proches, qui me font confiance, avec qui tout a démarré.

Sur la table traîne le bouquin d’Alexander Bard et Jan Söderqvist, les Netocrates.

Je le prends, le retourne plusieurs fois.

Je m’emmerde.

J’ai un coup de pompe monstrueux.

Ça bavarde. Je n’écoute pas, je n’ai pas envie, je suis dans un état qui réclame une sieste immédiate et sans concession.

J’ouvre le livre, le feuillette un peu. Tout est dedans.

C’est notre bible, c’est ma bible.

Je bâille.

Je sens que quelqu’un me fixe du regard. C’est Xavier. Je n’aime pas ça. Depuis le début, il me cherche, me met en garde de je ne sais pas quoi, me reproche de trop parler, d’en faire des tonnes. Il ne supporte pas ma supériorité qu’il prend pour de l’arrogance, l’imbécile. Je soutiens son regard. Il réplique par une moue de mépris.

J’ai l’impression qu’il prépare quelque chose, ce merdeux.

Il faut que je me tienne sur mes gardes, il faut que je sache, avant qu’il ne puisse lever le petit doigt, il faut que je l’écrase avant qu’il ne tente quoi que ce soit. Il se lève, quitte la pièce. Je me lève à sa suite. Il est dehors, au téléphone.

Je retourne dans la salle de réunion et je m’assoupis lentement mais sûrement.

L’Europe a eu beau essayer de sauver le navire, de renflouer les banques et les nations en désarroi, il était trop tard, beaucoup trop tard. En imposant aux populations des mesures de restriction drastiques, tout en favorisant un instinct consumériste dégradant, elle a enclenché un phénomène irréversible de frustration débouchant sur une monumentale colère.

Les dirigeants étaient faits comme des rats, ils ont cru pouvoir négocier, oscillant toujours entre la carotte et le bâton, mais les débordements, trop nombreux, dans tous les pays méditerranéens d’abord, dans les autres ensuite, les ont obligés à prendre position dans la violence, et ils se sont fait écraser, laminer, ruiner.

Ils n’ont pas vu venir les rassemblements, dépassés qu’ils étaient par les nouveaux flux de l’information. L’Internet a sapé toutes les anciennes bases organisationnelles, en a créé de nouvelles, plus fluides, plus rapides, plus efficaces, qu’ils n’ont pas su ou pu maîtriser.

On ne peut échapper à une avalanche qui vous arrive en pleine face.

Je me redresse en pensant à cette image, l’avalanche, et je soupire.

La réunion est terminée, je n’ai rien, mais alors rien capté du tout. Faudra que je demande à Éléonore de me faire un débriefing. J’essaie de la choper du regard, mais elle m’évite. Et tous les autres aussi semblent de ne pas vouloir se retrouver en face de moi. Quelle bande de faux-culs.

Je me sers un café fort. La machine gargouille. Il est temps de décamper.

Je reprends ma bagnole.

Sur la route, je constate qu’un type me suit à moto. Je fais plusieurs détours mais il est toujours là. Il me dépasse, tourne la tête vers moi. Je ne peux pas voir son visage, la vitre de son casque est teintée. Qu’est-ce que c’est que ce bordel. Il me fout les jetons. Je mets de la musique. Ça ne me détend pas du tout.

Un peu plus loin sur la route, il est là, sur le bas-côté, je ralentis un peu, il est au téléphone, il a enlevé son casque, je le reconnais, c’est Xavier. Fils de pute.

Je lui fais un doigt d’honneur.

Ça le fait marrer.

Un peu plus loin encore, une décharge électrique me traverse la colonne quand je constate qu’en face de moi, il y a une sorte de barrage humain. Une dizaine de personnes me bloquent le passage. Ils sont armés.

L’angoisse m’étrangle, me noue la gorge.

Je n’aime pas ça du tout, mais alors pas du tout.

Je continue à avancer.

Eux aussi.

Ils foncent sur moi avec leurs bâtons et commencent à défoncer ma caisse.

Nom de Dieu, je hurle.

Ils sont fous. Complètement fous.

J’écrase le champignon. Et je réussis à passer sans trop de dégâts. Les vitres n’ont rien, c’est l’essentiel, je me dis, mais je tremble.

Vingt mètres plus loin, je suis coincé par un tas de débris.

Pas moyen de passer.

Les ordures. Je les vois dans le rétro.

Demi-tour.

Ils sont encore là. Ils n’ont pas l’air de bonne humeur. J’accélère. Ils vont s’écarter. Ils vont dégager le passage. Me lâcher la grappe.

Mais ils me font face et ne bougent pas.

Ils sont complètement dingues.

Ça n’a aucun sens.

Je fonce.

Ils font bloc.

Ils vont s’écarter, c’est pas possible.

Je ferme les yeux.

Je sens le choc.

J’en ai chopé quatre ou cinq. Je roule sur l’un d’eux. Ma voiture fait un bond. Et merde merde merde.

Je monte à deux cents kilomètres heure. Je ne veux plus m’arrêter. Foutus cons de débiles. Je les emmerde.

La route défile.

Je prends mes virages comme un cinglé. Je manque de me planter trois quatre fois. Il y a une trace organique sur mon pare-brise. Ça me dégoûte, je ne veux pas voir ça. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas réel.

Je dois avoir commis une erreur quelque part.

Mais où, quand, comment ?

Je les emmerde.

Et je tremble, j’ai les jambes en coton.

Je n’en peux plus. Je me gare en face du Berlaymont. Retour à la case départ.

Et je tremble.

Je ne m’arrête plus de trembler, et je chiale, j’arrête plus de chialer.

Une moto s’arrête à ma hauteur. Saloperie de saloperie.

J’entends clairement la détonation avant qu’une douleur intense me foudroie le crâne.

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