Je suis un écrivain français

Charles Bertin,

J’écris du cap le plus nord-nord-est de la France

Marcel Thiry, Lettre du Cap

Il n’est pas impossible qu’aux yeux d’un certain nombre de mes lecteurs, le titre de cet article apparaisse comme une insolence. J’ai pourtant le sentiment d’énoncer une vérité toute simple comme l’homme qui regarde le soleil illuminer son jardin et se trouve heureux d’affirmer qu’il fait beau. En toute autre région du monde que l’étrange province où je suis né, la formule que j’avance pour préciser mon identité pourrait même se dispenser de l’adjectif. Si, m’exprimant en français, je dis à un Turc : Je suis un écrivain, il n’aura aucun doute sur mon appartenance. Il n’en est pas toujours de même, hélas !, dans notre réduit picard et wallon des marches du Nord dont les habitants sont séparés de la France par des hasards de Waterloos et de naissance.

Depuis une trentaine d’années, quelques théoriciens en mal d’indépendance intellectuelle se sont efforcés d’y accréditer une conception sourcilleuse du nationalisme qui met en avant la notion de littérature « belge », d’écrivain « belge ». On a créé un organisme officiel baptisé « Promotion des lettres belges », etc.

Il s’agit là d’un évident retour en arrière. Faut-il rappeler que, dès 1937, une assemblée d’écrivains qui s’appelait le « groupe du Lundi » et réunissait la plupart des noms qui comptaient alors dans nos Lettres avait publié un manifeste dépourvu de toute ambiguïté proclamant son appartenance au domaine de la littérature française.

Ce texte avait réuni à l’époque l’approbation à peu près unanime de nos milieux culturels. Si je l’évoque maintenant, c’est pour mettre en lumière l’évolution tout à fait paradoxale à laquelle nous avons assisté au cours des trois dernières décennies : c’est dans le temps même où la Belgique a vu se défaire les structures de l’État unitaire pour s’ouvrir progressivement au fédéralisme qu’un certain nombre d’intellectuels ont redécouvert l’existence d’un nationalisme littéraire qu’on croyait rangé aux oubliettes de l’Histoire.

MON SENTIMENT SUR LA QUESTION A L’ÂGE DE MA VIE.

J’ai souvent exposé ma position personnelle sur la question. Elle tient dans les cinq mots qui constituent le titre de mon article et elle a l’âge de ma vie.

Né à Mons, peu après la fin de la première guerre mondiale, à une vingtaine de kilomètres de cette frontière que les puissances ennemies de la France ont taillée en 1830 dans la chair vive de la Picardie, j’appartiens à une famille fixée dans le Hainaut depuis de nombreuses générations. J’ai eu le bonheur de compter parmi les miens un homme dont je n’ai jamais cessé de vénérer la mémoire : Charles Plisnier était le frère unique de ma mère. Non seulement la moitié de mon sang est sienne, mais il a été mon maître et mon ami, et tout ce que le cœur et l’esprit d’un être peuvent devoir au cœur et à l’esprit d’un autre, je le lui dois. C’est ainsi que depuis que j’ai atteint l’âge de penser, de rêver et d’aimer, tout le réseau de mes réflexions s’est organisé autour de son exemple.De la façon le plus naturelle et la plus spontanée du monde, j’ai toujours éprouvé comme lui le sentiment d’appartenir par dévolution naturelle à cette communauté de langue, de sensibilité et de culture que la littérature française a cimentée depuis des siècles par-dessus la frontière des États.

Comme la plupart des poètes et des romanciers qui ont honoré nos Lettres, comme Michaux, Thiry, Hellens, Chavée, Simenon, Norge et Plisnier, je considère que, pas plus qu’il n’existe de langue belge, il n’y a de littérature belge. Je proclame avec eux que ma patrie mentale, c’est ma langue – et ma langue est française. Je proclame que si je suis un citoyen de l’État-Belgique, je suis un écrivain de Picardie – et la Picardie, au même titre que le Périgord, la Touraine ou la Wallonie, avec les nuances qui résultent de la géographie et des particularités locales, est une province des Lettres françaises.

Ces particularités, je n’ai jamais songé à les nier, à en mésestimer l’importance ou à en contester l’intérêt : elles sont nécessaires, elles sont stimulantes, elles sont la couleur et l’humeur de nos diversités. Mais des nuances du même ordre existent, Dieu merci, entre la Normandie et la Provence, l’Aquitaine et le Velay, la Bourgogne et le Bourbonnais : de Maupassant à Giono, de Mauriac à Jules Romains, de Colette à Valery Larbaud, les différences du terroir créent des modulations de saveur et de parfum aisément perceptibles. Tous sont cependant des écrivains français, comme Ramuz qui est né en Suisse, Simenon qui est né en Belgique, Albert Cohen qui est né en Grèce et Cioran qui est né en Roumanie. Je vous le demande : viendrait-il à l’idée de quelqu’un de refuser à Jean-Jacques Rousseau la qualité d’écrivain français parce qu’il a vu le jour à Genève ?

Ceci dit, j’aimerais qu’on ne s’y trompe pas. Si je revendique aussi hautement mon appartenance à la communauté vivante de la littérature française, ce n’est pas pour le simple plaisir de proclamer quelques vérités d’une criante évidence : c’est surtout pour souligner une fatalité de ma nature. S’il est une donnée fondamentale de mon être, c’est bien l’attachement viscéral que j’éprouve à l’égard de ma langue, de ma terre et de ma culture. Je sais bien que cette sensation presque physique d’être fondé sur un certain passé, de n’exister vraiment que selon un certain style de pensée, une certaine manière de sentir et de vivre, une certaine manière de dire les choses, est aussi incommunicable que le bonheur ou l’amour. Ils me comprendront, ceux qui ont trouvé comme moi quelques-unes des joies les plus pures de leur vie dans une cadence de Verlaine, un soupir de Sylvia, trois mesures de Rameau, mais aussi dans le goût du vin léger sous l’olivier de la maison provençale, dans la conversation de l’épicière d’un village du Poitou ou dans la lumière mouillée d’un matin de Loire…

DE LA PICARDIE À LA PÉRIPHÉRIE : LES ALLERS-RETOURS DE LA VIE

Le lecteur serait fondé à déduire de tout ceci qu’à la manière du poète des Yeux d’Eisa, je me trouve en étrange pays dans mon pays lui-même.

Je suis bien forcé de constater que le destin a eu la main lourde en m’imposant de vivre depuis près d’un demi-siècle dans cette région de la périphérie bruxelloise où ceux qui parlent la langue française ne sont pas les bienvenus.

Je ne rappellerai pas que je m’y bats de toutes mes forces pour sauvegarder leur dignité et leur droit élémentaire de s’exprimer dans la langue de leur choix au cœur de leur propre pays. Mais comme l’écrirait Kipling, ceci est une autre histoire, et je n’ai pas l’intention de l’évoquer aujourd’hui.

Revenons-en plutôt à Mons, que j’ai hélas ! été amené à quitter avant ma trentième année, mais à qui je garde une infinie tendresse. Comment oublier que c’est entre ses murs que j’ai commencé d’épeler le monde, que j’ai connu tout à la fois les bancs de l’école et mes premières amours adolescentes ? Aujourd’hui encore, à chaque pas que je fais dans ses rues, je retrouve la trace de mes rêves d’enfant. On ne guérit pas de cette brûlure.

Je me sens donc wallon ou, plus exactement, picard, par toutes les fibres de mon cœur et de mon corps. Et tout serait fort bien si cette appartenance même ne constituait pas une source constante d’ambiguïté. Je m’explique…

LA QUESTION DE LA CULTURE WALLONNE

Il m’est arrivé à différentes reprises de recevoir des prix littéraires en qualité d’« auteur wallon ». Je n’ai jamais pu, je l’avoue, me départir en ces occasions d’un certain sentiment de gêne à l’idée qu’il y avait quelque part une erreur sur le destinataire. Et j’ai dû, chaque fois, pour me composer la figure heureuse qui sied à un lauréat, me dire que la distinction qui m’était octroyée n’était pas destinée à honorer un représentant particulièrement privilégié de la « culture wallonne », mais tout simplement un écrivain français né sur une terre située en territoire wallon.

Je possède, au sein de l’Académie et en dehors, des amis très chers, brillants spécialistes de la dialectologie, qui nourrissent depuis l’enfance le culte du parler de leur région et qui ont voué leur vie à sa défense et à son illustration. Je les comprends et les admire de tout mon cœur, mais pour dire la vérité, je me sens tout à fait étranger à leur démarche…

Ceux qui s’intitulent « écrivains wallons » m’ont toujours fait penser à ces artistes qui font porter sur leur carte de visite la mention « peintre de marines », comme s’ils entendaient ainsi faire état d’un don particulier qui leur aurait été concédé par la nature.

Cette façon de prendre la partie pour le tout est évidemment puérile : on songe à un Mauriac qui se serait prétendu « écrivain bordelais » – pourquoi pas un Jouhandeau « écrivain de la Creuse », comme nous avons eu en Arthur Masson un « chantre de la Thudinie » ?

Une culture est une réalité complexe qui suppose la pratique d’une langue unique et qui met en œuvre de façon organique les ressorts fondamentaux de la personnalité humaine au service d’une philosophie, d’une littérature et d’un ensemble de disciplines artistiques et scientifiques parfaitement structurées. Il n’y a rien de tout cela qui puisse être alimenté par les simples dialectes wallons, quelles que soient par ailleurs leurs vertus et leur saveur.

Comme l’écrivait Pierre Ruelle dont personne n’a jamais contesté l’autorité et la compétence en matière d’enquêtes dialectales : la Wallonie compte, outre le wallon, d’autres dialectes : le picard, le lorrain et même le champenois, à l’extrême-ouest de la province de Luxembourg. Le wallon lui-même groupe trois sous-dialectes, quatre même, si l’on fait une part au chestrolais. […] Le wallon n’est donc qu’un dialecte fait d’un ensemble de sous-dialectes où l’intercompréhension n’est pas assurée.

Cette dernière phrase est une aimable litote. Comment pourrait-on imaginer le fonctionnement d’une culture commune au sein de ce pittoresque désordre ? La vérité est que l’unique lien culturel qui unisse tous les Wallons est notre langue française : c’est l’amour qu’ils lui portent qui constitue la seule marque véritable de leur identité est plus grand de rester pauvre et ouvert que de bâtir sa fortune sur l’arrogance et le rejet.

Était-ce là ce qui m’appelait en ce lieu où tant de chants s’entrecroisent, se sont entrecroisés… ?

La réconciliation ?

Sandro, ta croix, tes camarades… Et vous, moines… Contempler… Agir…

Comme d’effleurer un sens qui se rétracte…

Cette quête, la vôtre, la mienne, toutes inabouties. Ailleurs, ici, qu’importe… !

Ma poitrine emballée. Je ne me porte plus.

N’existe-t-il donc rien… ?

Non, il n’existe rien !

Que ce frais tumulus où je suis allongé…

Que cette paix… Ces hymnes… Ce chant dans la mémoire…

Qu’entre les frondaisons ces fragments de ciel sourd…

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