Pour Pascale C.

Et ce furent bien plus que des mots d’encre sur des feuilles de papier : des algues ondulant dans l’eau et le feu, des fouets de bronze, des crachats et des glaires irisés comme des cristaux de quartz, des éclats de silex extirpés de la terre, des fragments d’étoiles enfouis dans la glaise bleutée, de la poussière montée d’espaces lointains aux beaux noms de désert, steppe, pampa et Voie lactée, et aussi envolée de rues et de cours au fond de faubourgs crasseux.

Sylvie Germain, Tobie des marais

Une meule tournait sur son axe, diffractant son mouvement en anneaux concentriques invisibles à l’œil nu. Elle s’entourait de nappes de matière en suspension, comme un son ne s’étire que dans le dépli de ses harmoniques. Crucifiée sur fond de nuit, la roue brassait les visions d’un passé vissé dans le présent desquelles se détachaient les lignes en suspens d’un après en rupture de tout référent. Repassant en apparence par les mêmes points, le disque déhanchait imperceptiblement ses cercles qu’il étirait en volutes fabuleuses.

Le ciel était de cendres, les arbres y projetaient leurs minces tubulures dans l’espoir qu’un coin de l’infini y restât fiché. La terre se lézardait sous le poids d’un temps figé qui, par-delà sa fossilisation en un arc-en-ciel de strates, en venait à secouer sa torpeur, accompagnant sa pétrification apparente d’une mélodie clandestine à fleur d’ébullition. Le visage immobile de qui veille sur l’aurore du langage et des choses se doublait de la fulgurance extrême induite par l’exercice même de cette pieuse lenteur. En ce lieu en proie à l’antagonisme d’une double vitesse, les êtres ne pouvaient se présenter que de biais, comme si une frontalité trop aveuglante risquait de les soustraire au visible, de les replonger dans l’indifférencié, comme si la découpe achevée d’une forme extirpée de son fond menaçait de précipiter l’une et l’autre dans l’inapparaissant.

C’est ainsi que s’apercevaient, noyées dans des pétales de brume, les silhouettes d’une femme et d’un enfant, toutes vouées à la contemplation de la rotation de la meule. Des cris d’oiseaux, fusant en grappes stridentes, les arrachèrent à leur langueur ; incrustés à même leurs chairs, ces piaillements frayaient la voie d’un destin autre à l’instar de ces signes magiques qui entraînent la vie à se dépasser. L’enfant se remit à modeler la terre informe afin d’en extraire la splendeur de villes fortifiées qu’aucune ville réelle ne pourrait jalouser ; la femme à l’ombre bleutée se replongea dans sa lecture, accompagnant le trajet du sens par une fine agitation des lèvres, comme si les mots, transperçant la page qui les portait, s’en venaient cogner sa bouche ouverte en triangle. Loin de s’échouer telles des baleines sur la plage, les graphèmes, en s’arrachant à leur lieu d’origine, intensifiaient leur pouvoir incandescent, lequel alimentait le réveil des choses nommées. À ces mots-volcans impalpables comme une nappe de silence, à ces mots dont le sens filait telle l’eau entre les doigts, venaient s’entrelacer les paroles énigmatiques débitées par l’enfant au gré de sa construction de boue et de songe.

Quiconque se fût introduit en ce décor – dût-il éveiller ses sens jusqu’à appréhender l’imperceptible – se serait trouvé face à un espace devenu livre où les vocables, claquant au vent, exhaussaient leur puissance souveraine, montaient à la verticale, tandis qu’ils aiguisaient le réel, reverdoyaient les éléments, gorgeaient la terre de sel. Nul n’aurait pourtant pu dire si le mot feu se couvrait de lave et incendiait la matière, si le mot ciel azurait ce dernier et s’imbibait lui-même du bleu qu’il distillait, si le mot néant se trouait alors qu’il évidait le réel, ou si, en un pervers croisement, le mot eau travaillait à racornir ce qu’il nommait pour mieux s’évaporer lui-même, voire s’humectait de joie en desséchant son désigné. En cette danse aérienne de mots s’illuminant les uns les autres, à cheval sur plusieurs contrées, leurs corps de gloire élancés dans le visible avaient pour revers la calcination des pages du livre, dont les cendres rejetées dans l’atmosphère se transmuaient en matière graphique. Accouplés en guirlandes multicolores, les mots en apesanteur reconstituaient une scène virginale : à la droite du tableau, au-dessus des gestes fébriles de l’enfant, l’on pouvait entrapercevoir la formule « à l’ouest des mots, reposent les choses », tandis que dans la partie gauche, éclairée par la pâleur lunaire de la femme, la bouche en triangle égrenait « à l’est des vocables, se tisse la mémoire ». Les mains de l’enfant ne purent retenir la rumeur des mots formant un bouclier au-dessus de leurs têtes ; celles de la femme, alertes dans le transport des signes écrits hors de leur tombeau, lançaient cette arabesque typographique au fil du jour, dans la joie de qui sait que des myriades de phénix s’ébrouent dans les pas des mots escarbilles. Les complaintes murmurées par la femme s’enroulaient autour des signes aériens, ravivant en leurs noces le fond sauvage de la langue. Ainsi, la haute voltige de ces oiseaux noirs s’ombrait d’une levée de formes insensées surgies d’une nuit mythique : caravane de bacchantes aux sens échevelés, amazones aux seins argentés chevauchant des rayons de lune, guerriers bataillant le sable dont s’échappaient d’espiègles ondines, séraphins joufflus décochant des flèches qui percutaient le clan des pietà… Lacéré par ces créatures remontées du fond des âges, le dicible ouvrait la porte à son contraire. Les mots éclatés dans l’air se fendillaient afin d’accueillir le mutique ; dépouillés de l’ombre blanche que formait la surface des pages, ils s’étiraient aux confins de l’univers, laissant celui-ci se dire à travers leur rondeur.

Satisfait par l’architecture mouvante qu’il avait fait naître de la glaise, l’enfant fit signe à la femme au livre igné, lui intimant que leur tâche avait été menée à son terme. Les mots ondulant dans le ciel se turent soudainement tandis que la meule, imperturbable navigatrice d’une feinte immobilité, persistait à accomplir son éternelle giration. La femme et l’enfant s’arrachèrent au lieu pour rejoindre d’autres nuits dont ils aviveraient le jour. Humant l’air gorgé de la saveur des vocables enfuis, ils s’en allaient vers l’estran de toute chose, noués par la passion du verbe en marge. Ils ne furent bientôt plus que lignes fondues dans le lointain, apostrophes griffant le paysage, ponctuation cabalistique irradiant le décor.

Toute une contrée s’avançait ainsi masquée, donnant le change par un surplace en lequel bruissait un devenir plus rapide que toutes les avancées. Orchestre de vent, d’arbres et de paroles clandestines soustraites au corps officiel de la langue, ce site rassemblé autour de la meule respectait et la comparution et le retrait : au parfum de ce que toute apparition se déborde, s’effrange en éclipses, il était ce gardien du ressac sans mer aucune, attentif à l’hommage que la lumière rend à l’ombre, le fini à l’illimité, ainsi qu’à la veille de toute parole sur le silence.

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