Le moyen terme

Gilles Dal,

L’avenir de la Belgique ? Il est on ne peut plus prévisible, car depuis quelques années, ce pays fonctionne par cycles.

Tout d’abord des élections, qui sont systématiquement qualifiées de « tremblement de terre ». Des analystes décoiffés qui expliquent le soir du scrutin à la télévision que ces résultats inattendus « bouleversent la donne », « modifient sérieusement le rapport de forces en présence », « vont nécessiter une remise à plat radicale des tenants et des aboutissants du débat public ». Des représentants de différents partis qui s’enflamment, sur deux modes principaux : primo., « c’est une victoire historique pour notre mouvement », « non, c’est pour notre mouvement que la victoire est historique », « non, c’est nous », « non, nous ! » ; secundo, « d’accord, nos résultats ne sont pas terribles, mais attention : nous partions de très haut », « notre défaite n’en est pas vraiment une », « fiasco, dites-vous ? Tout dépend de ce que l’on entend par fiasco ! »

Puis, vient le carnaval des négociations. Pendant des mois, se succèdent devant les caméras des responsables politiques hagards, sortant à quatre heures du matin de salles mal aérées et éclairées au néon. « Monsieur le ministre, vous ne voulez rien laisser filtrer de la teneur de vos conversations de cette nuit, j’imagine ? » « Écoutez, je ne peux rien vous dire ; tout ce que je peux vous dire, c’est que nous mettons tout en œuvre pour faire avancer les négociations ». « D’accord, mais est-ce que ça aboutit ? » « Tout dépend de ce qu’on entend par aboutir ». « Mais encore ? » « Je ne peux rien vous dire ».

Des semaines, parfois des mois de foire d’empoigne, de polémiques, d’incantations, de récriminations outrées, d’indignations officielles, de menaces de « quitter la table », de désirs répétés de « mettre des propositions sur la table », de « débloquer des enveloppes », de « prendre ses responsabilités ».

Le tout enrobé dans des débats sans fin sur la légitimité ou non de la Belgique. Avec, toujours, la même phraséologie : comment est né le pays, le traité de Vienne de 1814, les grandes puissances qui se sont unies pour créer un État-tampon, comment on est allé chercher Léopold I », ce même Léopold qui a failli devenir roi de Grèce, rendez-vous compte, à quoi ça tient, puis quelques envolées sur Léopold II, une longue barbe, de fameuses ambitions, un trop grand roi pour un trop petit pays, le Congo, les mains coupées, le Cinquantenaire, ensuite Albert I », le roi-chevalier, un grand monsieur, si courageux au combat pendant la première guerre mondiale, mari de la fameuse reine Élisabeth, une Habsbourg amoureuse des arts, puis le décès accidentel à Marche-les-Dames, et Léopold III, son fils, qui monte sur le trône dans l’élan de sa jeunesse, le magnifique couple qu’il forme avec sa femme, la belle Astrid, leurs petits enfants, et puis le drame, l’accident de voiture, la mort d’Astrid, les photos de ses obsèques, Léopold qui suit le convoi funéraire avec le bras cassé, les malheureux orphelins, ensuite la guerre, les mauvais choix politiques de Léopold, son mariage avec Liliane, ses ennuis à la Libération, ses années de captivité, le régent Charles, la haine entre les deux frères, puis le retour de Léopold à Bruxelles, la quasi-guerre civile, le jeune Baudouin qui devient prince royal et puis roi, qui souffre tellement de la situation, les tensions avec Liliane, l’arrivée de Fabiola, les malheurs du couple, leur piété, le décès du roi Baudouin en Espagne… et chaque fois, cette même interrogation : tout ça pour ça ? On va se quitter comme ça ? Après tant de péripéties vécues ensemble ? Allons, ce serait trop bête ! Nous sommes une grande famille, beaucoup de Wallons portent des noms flamands, beaucoup de Flamands portent des noms wallons ; la Flandre est riche maintenant, certes, mais jadis elle était pauvre, et elle pourrait bien redevenir pauvre un jour… Et en face, contre la Belgique, les fameux autres arguments : accident de l’Histoire, nous n’avons rien à faire ensemble, succession de hasards, gadget, il est temps à présent.

Sans oublier les micros-trottoirs. Ineffables. Cycles après cycles, ils reviennent sans cesse. « Est-ce que vous vous sentez Belge ? » « Oui, Monsieur ». Ou bien « non, Monsieur ». Tout dépend. « Ah bon, et pourquoi ? » « Parce que j’aime mon pays, Monsieur ». Ou bien « parce que ce pays ne représente rien pour moi, Monsieur ». Tout dépend également. « Et comment voyez-vous l’avenir de la Belgique ? » « Oh, ça, c’est difficile à dire ». Merci pour le témoignage ! « En tout cas, une chose est sûre : tout ça ne me dit rien qui vaille ». Diable ! « Moi, je pense qu’on finira toujours par s’en sortir ». Ah. « Cela dit, cette fois, je pense que nous avons passé un cap ». « Oui, mais on dit ça à chaque fois ». « Peut-être, mais à mon avis, cette fois, c’est vrai ». « Oui, mais on dit ça aussi à chaque fois ». « Sans doute, mais il est possible que cette fois, ce soit vraiment vrai ». « Admettons, mais chaque fois qu’on passe un cap, il y en a forcément toujours un autre après, donc ce n’est pas parce qu’on passe un cap que le pays touche à sa fin ». « Non, mais il s’en approche ». « Forcément : on peut dire ça de toute chose ! Je ne connais rien ni personne qui s’éloigne de sa fin ! » « Euh… c’est juste. En tout cas, à mon avis, le pays est voué à disparaître ». « Forcément : tout est voué à disparaître ! » « Oui, mais certaines choses avant d’autres ». « D’accord, mais la Belgique a-t-elle vocation à disparaître à court terme ? » « Non, mais peut-être à moyen terme ». Toute la Belgique résumée dans cette réponse ! Bien malin, en effet, celui qui saura dire ce que c’est que le moyen terme…

Enfin, après toutes ces palabres, vient la constitution d’un nouveau gouvernement fédéral. Envolées de rigueur : ouf, on a eu chaud, cette fois on n’est pas passé loin, la crise a vraiment duré trop longtemps, la prochaine fois il va quand même falloir qu’on fasse autrement.

Mais la fois d’après, on ne fait pas autrement.

C’est un peu ça, le charme belge.

Partager