je suis née à Opbrakel le 6 octobre 1951 / en fin d’après-midi / on battait le grain dans les fermes de Wodecq / mes parents n’avaient ni voiture ni téléphone / mon père est allé chez Jean et Julia sur sa large moto noire / de moteur Sachs I Jean est venu en Volkswagen chercher ma mère pour la conduire à la maternité la plus proche / Opbrakel / où se rendaient les femmes du village qui souhaitaient accoucher en clinique / Julia est Flamande / Jean est Wodecquois / leur quatrième fille / Hélène-Marie / est née à la ferme un an plus tôt / à présent ils ont une voiture / comme trois autres familles de Wodecq / c’est parce que le frère de Julia en a une depuis longtemps / la même / il habite Schorisse

j’ai huit ans et je joue avec mes cousins jumeaux / fille et garçon / dans la cour de leur ferme / voisine de celle d’Hélène-Marie / nous avons construit un radeau / le RAF / René.Anne. Françoise / et nous naviguons sur le purin / il a plu trois jours durant / la flaque est devenue une mare / un lac / l’océan / un jus noir dans lequel nous nous mirons en riant / le drapeau de l’esquif flotte à peine / blanc dans le vent trop faible / René me tend une perche et nous tenons la mer / à tour de rôle avec lui le chef / puis nous – les filles – quittons nos postes de marinières et roulons à vélo / si on jetait un œuf sur la porte cochère des voisins / hier nous nous sommes disputées avec Hélène-Marie / chacune un œuf à la main / moi seule lance le mien / la porte est grande ouverte / l’œuf wallon atteint la VW de même modèle que celle du frère flamand de Julia / le jaune coule dans le moteur placé à l’arrière sous la tôle ajourée / on s’enfuit / je n’avouerai jamais / les voisins feront leur enquête / jamais

j’ai dix ans et c’est l’après-midi à l’école communale / la religieuse de la Sainte-Union / Madame Alfred-Michel / a posé le grand poste au milieu de la classe / nous écoutons Radio-Scolaire une fois par semaine / le mardi à 14 heures / je me souviens de la chanson du générique / auteur inconnu / l’institutrice en avait recopié les paroles / le matin tout resplendit tout chante / la terre rit / le ciel flamboie / mais pour nous qu’il tonne pleuve ou vente / de tout cœur nous chantons notre joie / ce mardi-là le présentateur annonça la découverte d’un grand poète / Émile Verhaeren / l’avez-vous rencontré le vent /au carrefour des trois cents routes / l’avez-vous vu cette nuit-là / quand il jeta la lune à bas / et que n’en pouvant plus / tous les villages vermoulus / criaient comme des bêtes / sous la tempête / toute la Flandre me rejoint / avec l’Yser / ce n’est qu’un bout de sol dans l’infini du monde / la mer y déchaîne le vent qui mord / je me dis pourvu que la voix ne s’arrête pas / pourvu que non / Madame Alfred-Michel a éteint la radio / c’est la récréation / Hélène-Marie et les autres jouent déjà dans la cour / je reste seule avec l’institutrice / je lui demande de commander les textes / un samedi le facteur les apporte / c’est comme si la mer arrivait jusqu’à moi

j’ai quarante-huit ans et je vais à Wodecq aux funérailles de Jean / son épouse est morte l’an dernier / je revois Hélène-Marie et ses sœurs aînées / la chorale entonne la chanson des blés d’or / la famille flamande de Julia est présente / le prêtre lit un hommage en néerlandais ensuite la traduction / je vibre comme je le fais aujourd’hui à la lecture du recueil bilingue de Miriam Van hee / à voix haute / la page gauche puis la droite / ici aussi je me sens unifiée / ce pays de poètes n’est pas une planète / mais un sol que l’on foule en venant de quelque part / poésie-wallonie / même écueil / même argile / les trains venus de France traversent sans ralentir / passage à niveau et barrières / comme ceux qui surgissent des Flandres / je jette un peu de terre wallonne sur le cercueil / ici reposent Julia et Jean / le silence oblitère mon geste / wij zullen zwijgen / of praten ik bedoel uit / de mogelijkheden kiezen / en leven met wat niet / oplosbaar is / nous nous tairons / ou nous parlerons / enfin nous ferons le choix du possible / et nous vivrons avec ce que / l’on ne peut résoudre / ce samedi 22 janvier 2000 / le café fort rassemble les témoins

Les faits racontés ici sont rigoureusement exacts. Prénoms et lieux n’ont pas été modifiés.

Les deux extraits (Le Vent et L’Yser) de Verhaeren sont cités de mémoire. Le texte de Miriam Van hee est extrait du recueil Le lien entre les jours, éditions Le Castor Astral, coll. Escales du Nord, poèmes traduits du néerlandais par Étienne Reunis, juin 2000.

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