Johnny est revenu

Alain De Kuyssche,

Je fête aujourd’hui mes 100 ans. Mais je ne l’avoue pas. Non par coquetterie, mais parce qu’il est d’usage de réclamer l’euthanasie à 80 ans, le jour où l’on quitte la vie active. Que de souvenirs accumulés depuis 1946 ! L’âge aidant, les souvenirs chaleureux submergent tout ce qui fut contraire ou affligeant. En ce moment, assis à la terrasse de « La Cyberauberge du Cheval blanc », je vois défiler des images de l’Expo 58. Il n’est pourtant pas si loin ce temps où nous ne portions pas de puce, résumant notre personnalité. Il y avait encore des serveuses prenant les commandes, passant un torchon sur la table, ramassant l’argent (encore une victime collatérale du progrès), l’amabilité généreuse. Aujourd’hui, il suffit de s’asseoir pour qu’un robot japonais vous apporte votre bière, après analyse de vos données, de vos préférences et de votre état d’esprit. Je n’ai jamais aimé la bière. Je le dis à la serveuse de plastique, de rouages et de clés USB et commande un jus d’orange. Elle se met en mode « perplexité », lance le programme « alternatives », cligne des yeux (comment s’habituer à ce ronflement suivi d’un clac, au moment du clin d’œil ?), dit « bien enregistré », emporte la bière et revient, porteuse d’un verre de jus d’oranges garanties bio et MAO (Mise À l’Orangeraie). Elle semble grogner, mais ce n’est que la mise en route de sa fonction vocale :

« Vous venez pour Johnny, lis-je dans votre carte d’identité électronique. Vous savez que c’est très mal vu ? Je suis obligé (Ces machines prétendument féminines qui vous parlent au masculin…) de reporting votre cas. La loi m’oblige à vous prévenir que vous pourriez perdre plusieurs points de citoyenneté, au cas où il serait établi que vous transgressez sciemment les balises de la loi ».

« Je n’en ai rien à cirer de Johnny ! Je… »

« Cirer ? Ciré ? Je ne vois pas que vous détenez une formation de chausseur ou de cordonnier, profession interdite depuis la loi accordant une personnalité juridique aux bovidés et autres êtres vivants fournissant du cuir. Expliquez-vous. »

Aucune envie de me justifier. D’accord, je suis à Jette, attablé à la devanture d’un distrot, appellation familière pour « distributeur de boissons ». Et non loin d’ici s’effrite et s’écroule la grotte des apparitions, désertée, oubliée, en voie d’être remplacée par une piste d’atterrissage pour Ovnis. Pourquoi devrais-je avouer qu’en ce moment même, mes souvenirs de l’Expo 58 font place à des flashs d’un temps de folie johnniesque ?

C’était en quelle année, déjà ? La police bloquait la rue Léopold I, à Jette, ce qui perturbait quelque peu la mémoire géographique des voitures sans conducteur, seules autorisées à circuler dans Bruxelles, depuis 2030. Porter atteinte à l’intégrité du programme GPS peut entraîner des conséquences inaccessibles à l’imagination. L’un de ces véhicules, habitué au trajet Bruxelles-Schepdael, prit la poudre d’escampette et s’offrit un détour par Anvers et Kalmthout. Il brûlait d’y visiter le musée Bob et Bobette, dont il rêvait depuis l’assemblage de ses composants électroniques, à Chongqing (Chine). C’est là, dans l’usine « Le Peuple victorieux », que se fabriquaient avec un égal entrain électrodes, crèmes à raser, farces et attrapes.

Disons-le tout net : aux alentours de la rue Léopold I, le service d’ordre était débordé. La nervosité se ramassait à la louche. Les drones avaient déjà abattu deux pèlerins exaltés et un chien dont le bâillement avait laissé supposer qu’il voulait s’attaquer au mollet de l’archidiacre de Saint-Barthélémy. Manqué de peu par le tir mortel, l’imposant ecclésiastique trouva refuge dans la nef du temple Sainte-Sylvie, jouxtant la grotte miraculeuse.

Ce sanctuaire, construit sur le modèle du site des apparitions à Lourdes, avait échappé à la démolition, en 2025. Faute de visiteurs et de responsables pour l’entretenir, il dérangeait les promoteurs d’un vaste projet immobilier associant logement, commerces, bureaux, crèche, école et salle d’abattages rituels. Plus personne ne fréquentait l’église voisine du lieu de pèlerinage. Absous par les ressacs de Vatican II, les prêtres catholiques avaient allègrement liquidé les statues de saints ; le reste (bois, métaux…) avait été pillé. On l’appelait Notre-Dame des Courants d’Air, en raison de la bise chahuteuse qui y tenait ses assises, après avoir emporté les vestiges des derniers vitraux.

Et puis, le miracle. Un soir de novembre 2029, cinq enfants (quatre filles et un garçon) se poursuivaient innocemment entre les bancs vermoulus, où naguère les fidèles venaient prier la Vierge Marie qu’ils sentaient présente dans cette grotte en béton aux allures de karst, de calcaire et de moraine, conformes à l’original. Soudain, une onde flageolante, que les sceptiques prirent pour un vent coulis, parcourut les lieux. La vieille grotte, où ne gisaient plus que quelques béquilles inutilisables et de rares ex-voto échappés à la rapacité des brocanteurs, reprit vie. Éclairs striant la voûte, fumerolles entrelacées en folles arabesques, pulsion née de nulle part, riff de guitare déboussolée, pour ne pas dire « endiablée » en cet espace fréquenté par les fantômes de toute obédience… « Et alors », raconta le gamin, « Il nous a parlé ». « Là, devant nous, c’était lui », précisa la plus grande, dans un grand sanglot qui faillit provoquer une embolie. « Oui », jacta la plus volubile, « Il était debout sur la vieille table (elle voulait dire, l’autel – N.d.A.) et il nous regardait. Et il a dit :

 

Oh, Marie, si tu savais

tout le mal que l’on me fait

 

J’vous jure comme j’vous l’dis ! »

Répercutées en temps réel sur les réseaux sociaux, les confidences des enfants suscitèrent un émoi gigantesque de par le monde : « Il est revenu ! Johnny est revenu ! ». Des foules forcenées convergèrent vers Jette, en banlieue bruxelloise, et la grotte de l’Apparition, rue Léopold I.

Il y eut d’autres visions, cette fois, non plus sous l’œil blasé des chats errants, mais en présence de foules de plus en plus denses et subjuguées. À chaque fois, le même déroulement. Les enfants s’agenouillaient, face à la grotte et invoquaient Johnny.

« Oh, Johnny ! Comme ta voix est belle ! Que vas-tu nous dire aujourd’hui ? », suppliait un des enfants. « Tu nous dis que nous devons parler d’amuuur et de paix ! », poursuivait le jeune gamin, « Nous promettons de le dire aux gens et à notre institutrice et dans la cour de récré et… »

« Il leur a parlé ! ». Le premier rang entrait en transe. De la rangée la plus proche à la plus lointaine, la première exclamation passait de « Il leur a parlé ! » à « Il a parlé ! » puis « Je l’ai entendu parler ! ». Sous le coup de l’extase, des smartphones explosaient, donnant lieu, dans les années qui suivirent, à d’interminables procès avec les distributeurs locaux, puis les fabricants eux-mêmes. Tant sur les supports digitaux que sur les antiques réseaux télévisés, pas une image ne montrait un Johnny, à cheval sur l’autel ou voltigeant au-dessus de l’oratoire. Nonobstant, le monde entier salua ces apparitions et leur offrit une authenticité bien imméritée… Des photos circulèrent : elles figuraient un vague ectoplasme, entortillé dans les volutes d’encens qui bataillaient avec les flèches de lasers multicolores, installés par une firme de Marnes-la-Coquette, détentrice exclusive des droits d’éclairages pendant les cérémonies officielles. L’aubépine n’y survécut pas : chaque visiteur voulait emporter une feuille, un rameau, un bout d’écorce de « l’arbre sacré » qui avait vu Johnny dans tout son éclat.

Seule ombre au tableau : dans un communiqué lapidaire mais d’une farouche orthodoxie, la secte des Vartanites ne voulut pas reconnaître la réalité de ces phénomènes et invita l’humanité tout entière à rejeter ces « manifestations, plus proches de la magie païenne que de la piété due à notre Père à tous, Johnny ». Coup dur pour les « hérétiques » (selon les Vartanites) boudouïtes ? Pas le moins du monde. La diffusion d’images pieuses, d’hagiographies rédigées à la va-vite après les événements de la grotte de Jette et de capsules immortalisant les enfants visionnaires fit passer les Vartanites pour des jaloux, des frustrés, des rancuniers et, avec les réserves d’usage, des pisse-froid. La distribution de bouteilles reproduisant un Johnny déhanché en plastique recyclable et pollution free, contenant l’eau thaumaturgique de la source apparue au fond de la crypte, acheva de convaincre les plus blasés : « Il » était bien réapparu à Jette.

Afin d’affirmer la préséance du Boudouïsme et donner force de dogme aux événements surnaturels, l’archidiacre de la basilique Saint-Barthélémy débarqua à Bruxelles. À la faveur d’une cérémonie d’action de grâce, il venait instituer le 15 août Nouvelle Assomption. Cette annonce déclencha un tsunami de dévotion qui gagna jusqu’aux coins les plus reculés des forêts équatoriales et des solitudes antarctiques.

Au premier rang de l’assistance, les quatre témoins, à la base de cette éruption de ferveur – le cinquième mourut, électrocuté en tentant de rafistoler un tourne-disque Teppaz, dont il ignorait le mode d’emploi. Il grilla sous les regards horrifiés des bonnes sœurs suisses de la congrégation Notre-Dame de Flouze, à qui il avait promis de faire écouter quelques 45 tours authentiques des années 1960.

Adolescentes à présent, les quatre élues apparaissaient menottées. La Justice belge entendait leur demander des comptes à propos de la commercialisation de l’eau « La Divine Source jettoise ». En dépit de guérisons inattendues (un aveugle s’était mis à marcher en évitant tous les obstacles sur sa route et un hystérique, frappé du syndrome Gilles de la Tourette, était devenu soudainement doux comme un agneau usant d’un langage châtié) et de miracles (la métamorphose d’expressos en cafés au lait), il fallut bien qualifier de supercherie cette source jaillie opportunément, quand le module Edwy Plenel révéla que le liquide provenait d’une canalisation d’eau destinée au home voisin, « La Maison du Père Léon ». On y abritait des alcooliques sans abri. L’archidiacre se faisait fort d’obtenir un non-lieu dans cette ténébreuse affaire.

Pénétrant sur le lieu saint, l’officiant adressa un sourire discret mais encourageant aux quatre jeunes filles, entourées d’impassibles pandores, sans doute laïcards, conjectura l’ecclésiastique. D’un pas hiératique, il gagna le pupitre, tandis qu’à l’harmonium, l’hologramme de Charles Aznavour plaquait les accords de l’hymne d’entrée :

 

Les chevaliers du ciel

Dans un bruit de tonnerre

À deux pas du soleil

Vont chercher la lumière

 

Et se tournant vers l’assemblée, l’archidiacre : « Mes très chers frères en Johnny, nous voici réunis pour adorer Celui Qui Chante Toute La Musique Qu’il Aime ». Et enserrant son bas-ventre : « Elle vient de là ». En un poignant répons, les fidèles : « Elle vient du blues ».

« Oui, nous sommes ici pour célébrer l’amour, la vie, la joie d’être appelés par la vie. Effaçons la négativité, abolissons l’enfermement des esprits, chassons le doute régressif. D’une voix vacillante et peu respectueuse de la ligne mélodique, il chantonna :

 

Les paurtes du péniiiitencier

Bientôôôt vont se ferméher

 

« Elles vont certes se fermer, en effet, mais nous serons au-dehors, mes frères et sœurs en Johnny ! À nous, la libération, à nous, la marche en avant ! Chantons, chers sœurs et frères, l’hymne qui nous emportera dans la lumière de la joie et la joie de la lumière ! Levons-nous ! »

Le sol gronda un peu lorsqu’avec une émouvante unanimité, la foule entonna, frappant dans ses mains :

 

Pour moi la vie va commencer
Et sous le ciel de ce pays
Sans jamais connaître l’ennui
Mes années passeront sans bruit
Entre le ciel et mes amis

 

Les bénévoles de la Croix-Rouge évacuaient déjà les premiers Johnnystes, submergés par l’émotion. Le regard exalté, l’archidiacre devenait de plus en plus emphatique : « Hélas ! Ce monde est cruel, injuste, barbare et le démon Universal guette, disposant ses pièges, dont l’un, le plus cruel, fut tendu à notre Frère dans les Cieux. Je vous invite à chanter le Psaume 156 (page 3 du livret que vous avez acheté à l’entrée, merci pour votre générosité) ». Le chef des chœurs se tourna vers le peuple et à amples gestes donna le tempo :

 

Cigarettes et whisky et p’tites pépées

Nous laissent groggy et nous rendent cinglés

« Éloignons ces spectres ! Repoussons l’innommable ! Et reconnaissons :

 

Quand l’amour s’en va

Adieu, tout est fini

 

À quoi la populace, contrite, ajouta :

 

Da dou ron ron ron

Da dou ron ron

 

C’est sur ce dernier ron que l’incroyable se produisit. Un tumulte naquit près de la grille d’entrée du lieu sacré. Cris, protestations, hurlements, détonations. Trois individus masqués venaient de lancer trois grenades qui transformèrent une dizaine d’assistants en steaks tartare, éructant le sang, aveuglant le service d’ordre. Aux cris de « Johnny Akbar ! », les assaillants distribuaient de grands coups de sabre laser, décapitant, mutilant, éventrant, déchiquetant.

Depuis Palo Alto (Californie), les algorithmes de Facebook décidèrent de prendre le contrôle de tous les comptes des abonnés. Ils injectèrent les images d’un concert de Johnny au Palais des Sports, datant de 2010. Du fin fond de l’Alabama au cœur des ashrams tibétains, des confins des Andes jusqu’au large des atolls polynésiens, du lac Manicouagan aux plages de Rimini, ce spectacle convainquit des kyrielles d’internautes que Johnny était vraiment réapparu à Jette. Les Centres boudouïstes croulèrent sous les demandes de conversion. Quelques semaines plus tard, le New York Times devait évaluer que le Beau Culte de Johnny, géré par les Boudouïstes, avait augmenté ses avoirs de plus de 17 000 % en moins de trois jours.

Finalement, à part les participants à la réunion tragique de Jette, peu de gens apprirent la vérité sur ce qui s’était passé en réalité. Des terroristes, il ne resta pas grand-chose, après que la foule se fut ressaisie, profitant de l’usure des piles qui rendirent inoffensifs les sabres laser. Seul l’un d’entre les tueurs échappa au lynchage, grâce à la vigoureuse intervention des Robocops en titane et aluminium blindé. Il eut tout le temps de regretter son acte puisqu’il encourut une peine de 30 ans de rééducation dans une cellule de l’abbaye d’Orval. Y étaient diffusés, jour et nuit, les plus grands succès de Johnny. Après 10 ans de ce régime, le condamné implora la clémence des juges, mais Google Justice resta de glace. Appelé en renfort, LinkedIn diligenta une enquête, chargée d’établir pourquoi le coupable n’avait pas rendu l’âme, après 38 952 écoutes de « L’Idole des Jeunes », mixé avec « Retiens la Nuit » et « Kili Watch » par le clone virtuel de David Guetta, reconnu universellement pour son expertise.

Un diagnostic sans faille : le cerveau du condamné avait assimilé, sous forme sinusoïdale, la succession des phrases musicales. Que faire, sinon intercaler, à intervalles irréguliers, des hits des années mil neuf cent soixante ? Un Richard Anthony (« Et j’entends siffler le Train »), un Alain Barrière (« Ma Vie »), un Sheila (« L’École est finie »), un Adamo (« Tombe la Neige »), disséminés dans le programme du jour, achevèrent de carboniser les synapses d’un esprit déjà affaibli. Un matin, la gamelle hyper-pucée du petit-déjeuner signala que le prisonnier ne lui avait jeté le moindre regard, alors que, d’ordinaire, il la guettait avec des convulsions goulues. Justice for All conclut au suicide. Hypothèse confirmée par un texto laconique, envoyé par le condamné à la Nasa :

 

Noir c’est noir,

Il n’y a plus d’espoir

 

On l’aura compris : les assaillants de Jette appartenaient à la mouvance vartanite. Dans les années qui suivirent le décès de Johnny monta une rumeur, nourrie par une grande enquête de Breitbart : Léon Smet n’était pas le père de Johnny. Restait à trouver le géniteur. Personne ne put l’identifier. Huguette Clerc, la mère, n’étant plus de ce monde, le mystère ne pouvait qu’exciter les cellules grises des généalogistes. De Maurice Chevalier à André Claveau, en passant par Pierre Boulez et Georges Brassens, il fallut rejeter, l’un après l’autre, les pères putatifs.

Les magazines Closer et Voici prirent le relais. Leurs limiers aboutirent à une commune conclusion : Johnny était né sans l’intervention d’un mâle ! L’émission « Touche pas à Johnny, mon Pote », traduite simultanément en 185 langues, authentifia ce résultat par la voix de Cyril Hanouna, ministre de la Culture mondiale, sous les auspices des Nations Unies Littérales (NUL).

Tous les indices concordaient. Persuadé d’avoir été cocufié, Léon Smet avait abandonné mère et enfant, après huit mois de vie vaguement maritale. « Un père ne fait pas ça », s’exclama une chroniqueuse, proche de Michel Drucker. La naissance de Johnny était bien surnaturelle. Le nouveau culte était né. Le Vatican tenta de protester, les Frères musulmans annoncèrent d’horribles représailles, le Dalaï Lama menaça de s’immoler par le feu, des Témoins de Jéhovah s’ouvrirent les veines – rien n’y fit. Le peuple adhéra en masse à la nouvelle croyance. L’étourdissante vitesse de l’information en ligne permit à la nouvelle dévotion de s’installer en quelques clics, alors que plusieurs siècles avaient été nécessaires pour faire laborieusement accepter des fables sur des naissances surnaturelles.

Tout aurait pu se dérouler sans anicroche, si les enfants de Johnny n’avaient nourri des querelles entre eux. Issus respectivement d’un mariage avec Sylvie Vartan et d’avec Nathalie Baye, David et Laura créèrent le courant vartanite, garant de l’authenticité, tandis que Jade et Joy, filles adoptives de Johnny et Laeticia Boudou, fondaient la mouvance boudouïste, plus ouverte aux indulgences, à la vente d’images pieuses et aux bénédictions tarifées.

Les tentatives de réconciliations entre vartanistes et boudouïstes débouchaient régulièrement sur de regrettables rixes. On en venait aux mains, on se quittait, bariolés d’ecchymoses, mais cela n’allait pas plus loin. Jusqu’au jour fatal. David, Laura, Jade et Joy décidèrent de se rencontrer en terrain neutre, le mausolée de Michel Sardou. Face aux caméras, les quatre héritiers de Johnny tombèrent dans les bras les uns des autres. Chaque groupe, en réalité, entendait bien éliminer son vis-à-vis et, en grand secret, avait préparé quelques tours maléfiques. Les Vartanites apportèrent un stylo empoisonné, destiné à déclencher son effet à la signature d’un éventuel accord. De leur côté, les Boudouïtes manigançaient de remplacer le vin du verre de l’amitié par une variante de nitroglycérine. D’aussi grossiers pièges furent éventés, déclenchant une nouvelle bagarre en règle, où surgirent des stylets en carbone, indécelables par tous les contrôles de sécurité. Les quatre protagonistes s’entre-tuèrent.

Qu’adviendrait-il du culte de Johnny ? Bousculade des prétendants à la succession. Chacun tentait de prendre le contrôle des moyens de communication. Il y eut des batailles rangées entre pro-vartanites et pro-boudouïtes. Des naïfs voulurent prêcher l’œcuménisme – la police retrouva leurs cadavres dans une fabrique de vinyle. La solution vint d’outre-Atlantique : Disney racheta le trésor des Boudouïtes, au nez et à la barbe du russe Gazprom, et promit aux Vartanites une saga en 20 épisodes, sous l’égide de l’ordinateur graphique G-Lucas. Kevin Spacey fut pressenti pour le rôle du père, Léon Smet.

Mais quelque part dans la Galaxie, une horde de Vartanites dissidents résistèrent. Financés en douce par Gazprom, ils surent comment faire parler d’eux. On les vit organiser d’immenses autodafés. Ainsi partirent en flammes des centaines de milliers de cassettes audio et VHS, des kyrielles de DVD et de Blue Ray, des collections complètes de « Salut les Copains » et le manuscrit de la biographie consacrée à Johnny par Jean d’Ormesson. Ils hackèrent le site de la Fondation Michel Onfray, héroïque contestataire à l’aveuglement des masses par la nouvelle religion. Ils parvinrent ainsi à effacer toute référence au nom du philosophe, ne laissant de trace que dans le souvenir de ses fidèles, apeurés et craignant les dénonciations à tout moment.

Inutile de préciser que les terroristes de la grotte de Jette se réclamèrent du vartanisme pur et dur. Aussitôt Disney interrompit le tournage du film promis et recycla les scènes déjà mises en boîte dans Star Wars – épisode 98.

Une véritable chasse à courre, une traque massive décimèrent les rangs des Vartanites dissidents. Les amateurs trouvaient en promotion sur Amazon le kit d’élimination d’un Vartanite. Un site de pétitions, dénommé « Pouce en haut ou en bas », dénombrait les clics d’internautes, maîtres du sort des Vartanites appréhendés. Parrainé par Lagardère Media, le spectacle de l’exécution était facturé 100 bitcoins aux abonnés d’Instagram. Il se concluait par l’apparition de Johnny, accordant son pardon et sa grâce au fautif. La peine était commuée en détention perpétuelle, telle que décrite plus haut dans ce récit.

L’étourdissante vitesse de l’information en ligne hâta la lassitude des croyants. Il avait fallu vingt siècles à Jésus pour connaître la disgrâce et susciter l’hilarité sur ses origines magiques, ses randonnées sur l’eau, sa propulsion en l’air, tel un bouchon de mousseux, ses tours de passe-passe avec de faux aveugles et des comparses mimant à merveille la rigor mortis… Cinq années suffirent à Johnny pour rejoindre le panthéon des ringardisés, le café du commerce céleste, le rendez-vous de Zeus, Mani, Ishtar, Quetzalcoatl, Mithra, Taaroa, Llyr, Horus, Thor, Clark Kent, Mahomet à la caisse, Marie derrière le comptoir, le minotaure à la niche.

Les bréviaires johnnyens furent delete en masse ; une partie du clergé renia les martyrologes, composés par des faussaires et des braconniers de droits d’auteur. Des négationnistes, allant jusqu’à nier l’existence de Johnny, trouvèrent des tribunes et des oreilles complaisantes. Les débats en Mondovision, frénétiques et enragés, ne firent qu’augmenter le scepticisme des plus zélés qui ne supportaient déjà plus les épithètes malveillantes dont les gratifiaient les mormons restés ancrés dans le christianisme et les frasques de l’ange Moroni.

Vers 2035, un objet entra dans le système solaire. Il arborait la forme d’un cigare mal roulé et les scientifiques ne furent pas longs à l’identifier comme un vaisseau venu du fond de l’univers et peuplé de formes de vie inconnues. L’objet pulvérisa au passage le cercueil spatial des frères Igor et Grichka Bogdanov, qui attendaient la résurrection sur une orbite spatio-temporelle aléatoire mais piètrement sécurisée.

L’Ovni adopta une orbite stationnaire. Depuis l’accord transcontinental sur l’interdiction de la pollution du ciel, plus aucune fusée n’était en service. Les retraités de la Nasa et d’Eurospace réclamèrent un nouveau programme de conquête spatiale ambitieux, mais même les Chinois ne purent mettre l’argent sur la table. Tous les moyens financiers étaient consacrés au reboisement de l’Amazonie.

Angoissés et parfois terrorisés, les Terriens guettèrent alors et depuis leur jardin le moindre mouvement de l’Objet. Des séances d’exorcisme fleurirent en différents points du globe, et plus spécialement dans les temples grecs, romains et palmyriens. Il y eut des appels à la clémence et à la pitié des envahisseurs depuis les églises et mosquées désertées et en ruine. Les marchands d’abris antiatomiques négocièrent à prix d’or leurs stocks imprudemment considérés comme obsolètes. Un nouveau clergé rassembla des fonds pour circonvenir la Venue du Kyste, ce peuple redouté nous narguant au plus haut des cieux.

Non, Johnny ne pouvait rien contre cette menace. Des hommes d’affaires flamands transformèrent la basilique de Saint-Barthélémy en complexe cinématographique, baptisé Couckecinéma.

« Dites, je vous parle. Vous m’écoutez ? ». Accompagné d’un chuintement désagréable, le robot serveur fronçait ses sourcils mal huilés.

« À la lecture de votre identité électronique, je viens de m’apercevoir que vous affichez 100 ans. Vous n’avez pas honte ? À votre âge, on est mort, citoyen durable. Si vous n’avez pas trépassé à cet âge-là, cela s’appelle de l’incivisme. Évidemment, la science nous permet de vivre sans anicroches jusqu’à 150 ans, mais notre empreinte sur la planète nous apprend à faire des sacrifices. Quel plus beau dévouement que le don de sa propre vie ? Vouloir vivre longtemps, c’est un pied de nez au vivre ensemble et à la démocratie. Même si les animaux humains sont obligés de travailler jusqu’à 80 ans, vous savez combien vous coûtez à la société dès votre quatre-vingt-unième anniversaire ? Une fortune, un pont, la peau des fesses ! Du balai, vieillards profiteurs ! Si on vous abandonnait à vos lubies, vous passeriez autant de temps dans la vie active qu’à la retraite, alors qu’il y a tellement d’espèces végétales à sauver de la disparition, depuis que le végétarisme a été imposé dans tous les pays du monde, ce qui n’a pas provoqué de drame chez les Djaïns et les Dayaks de Bornéo, qui avaient abandonné le cannibalisme sous l’influence de missionnaires, échappés de la marmite. Les incinérateurs n’ont pas été inventés pour les chiens, tout de même. Enfin, si. Mes collègues cyberentrepreneurs de pompes funèbres incinèrent aussi les chiens et un tas d’autres animaux, dès qu’ils ne tiennent plus debout que sur deux pattes et demi – je parle des animaux à quatre pattes, parce qu’il est évident que les ours et les flamants roses n’ont besoin de personne et de pas plus de deux pattes pour trouver un équilibre, une stabilité, pareille à celle des meerkats, qui passent leur vie à attendre, le museau en alerte, un train sur une ligne désaffectée depuis Lawrence d’Arabie, même si pour fuir un danger, ils retrouvent la quadripédie, mais après tout quand Steve McQueen fuyait un camp de prisonnier, il le faisait à quatre pattes, et je ne vous parle pas de Roger Moore après ses cascades, habillé en James Bond, il fallait deux heures pour le remettre sur pied et encore, il ne tenait pas la tête droite, on aurait dit un ectoplasme de Boris Karloff dans « Frankenstein » dès qu’il mettait un pied devant l’autre, ou plutôt qu’un assistant l’aidait à mettre un pied devant l’autre, mais Roger Moore savait obéir, il avait appris ça avec sa femme, genre chienne de Buchenwald, maîtresse dans un jeu SM, elle le tenait, son Roger, et si ça la prenait, elle l’aurait obligé à sauter dans un cerceau en feu, et il l’aurait fait, tellement il avait les chocottes devant Madame Virago, je répète ce que j’ai entendu dire, ne me faites pas dire que j’ai vu les Moore dans un numéro de dressage au cirque Bouglione, ils étaient un peu comme Messaline et l’empereur Claude, vous savez, le Romain qu’on a vu dans ce feuilleton, j’oublie son titre, attendez j’interroge Wikipedia, oui, c’est ça ! Aïe Claudius, brillante reconstitution historique, un empereur contre son plein gré, empoisonné par des bolets – pourquoi n’essayez-vous pas des champignons vénéneux, je sais, ils sont hors de prix, mais une fois revenu à la poussière, plus personne ne vous réclamera de l’argent, vos héritiers râleront peut-être, bien qu’à vous regarder, je ne décèle aucun signe extérieur de richesse, attendez, je consulte votre compte en banque, oh, là, là, aussi plantureux qu’un delphinarium sous séquestre, mais après tout, cela ne me regarde pas, vous faites ce que vous voulez avec votre pension, ce qui ne devrait pas vous aveugler dans votre égoïsme, pensez à tous ceux qui doivent encore vivre, vous ne voulez pas qu’ils meurent à la guerre, j’espère, ou dans des avalanches sur les flancs du Mont-Blanc, ou un tsunami, un incendie de forêt ou noyés sous les trombes d’eau déversées par un Canadair mal briefé, ou au sommet d’une tour tellement haute que les derniers étages sont en apesanteur, ou… »

Il me suffit de verser quelques gouttes de jus d’orange bio dans la fausse bouche du robot pour interrompre sa redoutable logorrhée. Il y eut quelques hoquets, des pschiitt doublés de fumées noires, une ébauche de danse de saint Guy, des soupirs incongrus et une régression dans la mémoire installée à hauteur du plexus ferrugineux. Elle effectuait un authentique voyage dans le temps, retournant sans peine aux années 2000, puis 1990, 80, 70… Elle citait dans le désordre tout ce qui avait marqué la vie des générations précédentes : les bosons de Higgs, le hoola hoop, le câble optique, la voiture électrique, le rock et le raï et…

Et, de plus en plus métallique, la voix s’éteignit. Affreusement détraqué, le serveu.se.r roula sur lui-même, marcha sur les mains, tout en se contorsionnant. Une autre voix sortit de ses entrailles :

« Bonjour ! Nous sommes en 2018 je suis votre robot personnel Meccanoid G15 KS blip nous sommes en 2002

 

Oh, Johnny, si tu savais

Le mal que l’on nous fait…

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