C’était il y a longtemps et loin d’ici. Quelque part dans les pas de l’Inca, entre Cajamarca, la ville où Atahualpa rencontra son destin espagnol, et Chiclayo, dont la seule gloire moderne est de se trouver en bordure de l’océan Pacifique.

Nous avions loué un de ces collectivos, antiques paquebots à quatre roues, survivants de l’industrie automobile yankee des années soixante, assurant les liaisons routières à condition de rassembler cinq voyageurs, chèvres et poules en sus. Ah, nous en avons vu du paysage ! Du beau, du grandiose, du sauvage, du tellurique, du désespéré, du prodigieux.

Et puis, à l’arrêt de midi, un espace lunaire, tout de poussière grise vêtu. Au loin, une noria de camions gigantesques rugissant et ahanant tour à tour, sous le fardeau des roches herculéennes qu’ils emportaient au-delà des montagnes, loin de ce pas de vis, cet entonnoir, où des hommes et des machines fourrageaient l’écorce terrestre, toujours plus profond. Une mine de bauxite, nous apprit un de nos compagnons de voyage.

La petite cantina, en bord de route, se donnait des airs de diner américain, coup de poing Inca Cola au flanc de la montagne pelée et face à la mine. Nous avons gagné nos tables : les Péruviens de leur côté, les gringos à l’écart.

Nous n’étions pas seuls. Rires cascadant, éclats de voix, le quechua dans toute sa rudesse et ses rondeurs. Ils nous interpellèrent en espagnol : « Venez, venez, Americanos ! ». Il fallut leur préciser que nous étions belges. Miracle ! Ces gens connaissaient la Belgique. Pour une raison très simple : le Pérou et la Belgique se retrouvaient dans la même poule pour la Coupe du Monde de cette année-là. Quant à situer Belgica, ils mirent un peu d’embarras à indiquer « quelque part au nord du Canada ». La géographie du football ne se nourrit pas dans les atlas.

L’assemblée a donc trinqué au pisco, ou quelque chose qui en portait le nom et pouvait aisément creuser des sillons de feu dans les systèmes digestifs les plus blasés.

Raison de la festivité ? Une famille célébrait l’engagement de son fils par les patrons de la mine. Un salaire, même de misère (l’équivalent de 12 francs belges – aux environs de 20 centimes d’euros – par semaine), c’était l’assurance de quelques jours sans repas en moins.

Le fils avait 12 ans. Dans les mines, on utilisait les enfants en raison de leur taille, qui leur permettait de ramper dans des veines inaccessibles aux adultes. Ils s’insinuaient dans des galeries qui font un mètre de diamètre, parfois moins. Inutile, bien sûr, d’étançonner ces boyaux serpentant entre roches, terre et poussière.

Lorsque le passage s’effondrait, les secours n’intervenaient pas. Trop cher, trop risqué, trop long. La bonne conscience estimait que l’enfant était mort sur le coup ou que la poussière aurait envahi ses poumons et il aurait mis quelques minutes à étouffer. On ne dépense pas d’argent pour les enfants morts.

Il y avait bien une indemnisation prévue pour la famille, mais le père ne la réclamait pas, de peur de voir les autres membres de la fratrie inscrits sur une liste noire, leur déniant à jamais le droit de mourir à 35 ans, ce qui représentait l’espérance de vie moyenne pour les extracteurs humains de bauxite.

Pour conserver ce droit, tous les matins, des grappes d’hommes et d’enfants s’agglutinaient près de l’entrée grillagée de la mine. La moitié d’entre eux végéteraient, tout un long jour, dans la même poussière grise que les plus chanceux, mais sans travail et sans paie.

Et ces êtres, revenus de tout sans être jamais allé nulle part, passeraient une nouvelle journée en désespérance, en colère, en soûlerie, en bagarres sans raison et sans buts, en consolations pour leurs femmes assises en bord de route, débordées de nouveau-nés pleurant la faim.

Parfois et sans que l’on sache à quels ordres ils obéissaient, les militaires chassaient ces importuns de la misère, à coups de crosse de fusil et de jeeps fonçant dans la foule.

Le sable retombait, la poussière grise ne frissonnait plus, chacun retrouvait sa place, l’heure syndicale sonnait, les militaires disparaissaient dans un dernier effet de cendre, la nuit tombait avec le froid glacial, on s’étendait sous des cartons, des ponchos en lambeaux, des nattes multicolores, et c’était comme des trous de taupes qui bougeaient vaguement sur le versant de la montagne chauve.

À ce régime, les femmes étaient chargées d’enfanter des bêtes de travail. L’addition de sept salaires permettait à une famille de survivre… pour autant que tous les enfants travaillassent.

Dès que le rejeton paraissait vigoureux, ses parents le présentaient au Moloch qui le dévorerait un jour. L’embaucheur ne chicanait pas trop sur l’âge et, contre quelques dizaines de soles, falsifiait les papiers. Les contrôles étaient rares et s’ils se produisaient, on mettait les parents en prison. La société minière, liée à la famille belge Empain, manipulait avec virtuosité l’amour du lucre chez les policiers et les juges pour éviter toute mise en cause des règles du bagne.

La petite fête battait son plein. Dans ses plus beaux habits (une chemise blanche trop grande, sans doute héritée d’un frère plus âgé, un costume appelé à vivre encore longtemps, des chaussures noires, trop lourdes mais scrupuleusement cirées – on se serait cru à une fête de communion belge, dans les années cinquante), le fils recevait les félicitations de l’assistance, dont les nôtres. Tapes dans le dos, accolades, cadeaux maladroitement emballés dans des papiers de récupération ou des tissus bariolés.

L’enfant adoptait des attitudes d’adultes, provoquant le rire de ceux qu’il singeait. L’important consistait à prouver que l’on était digne de cette rudesse que les gens de la mine remontent des entrailles de la terre.

Il y eut des chants. Encouragée par l’alcool, dont les flacons se multipliaient mieux que les pains bibliques, une vieille femme entama une danse traditionnelle, à la fois émouvante et grotesque, rythmée par les frappes dans les mains, les rires, les sifflets et les encouragements gutturaux.

Plus personne ne se souciait de l’enfant promis aux douleurs. Planté devant la vitre au travers de laquelle le carrousel des camions géants semblait un décor de cinéma, il nous tournait le dos. Immobile.

Sans doute en fin de pause, une équipe passait le portail. Les mineurs s’y faisaient fouiller. Pourquoi ? Ce n’était pas une mine de diamants. Qu’auraient pu emporter les voleurs en puissance : des blocs d’une tonne, enfouis au fond de leur baluchon ? J’en conclus qu’il s’agissait d’une mesure purement vexatoire, destinée à ravaler un travailleur au rang de délinquant, en un lieu où tout indiquait le travail forcé.

Ces hommes étaient gris de poussière. Nombre d’entre eux toussaient et tombaient assis, peu après avoir franchi le seuil de l’installation. La chaleur étouffante sous le sol, le vent glacé en surface et les scories s’engouffrant dans les poumons se mariaient bien avec les angines, les pneumonies, les pleurésies, la tuberculose que les médecins de l’entreprise soignaient avec de l’aspirine. Mourir à 35 ans n’est jamais innocent.

L’enfant regardait par la fenêtre.

Il se retourna.

Il avait près de 35 ans. Oubliées, les rodomontades, les airs de macho, le rire éraillé d’une voix trop tôt fatiguée.

Un regard. Un regard qui l’avait vieilli de 20 ans en quelques secondes.

En quelques secondes, l’enfant avait perdu son enfance. La réalité, l’atroce réalité lui avait ravi son insouciance, ses jouets, ses leçons à l’école, sa folle amitié pour le lama qui lui avait servi de nounou quand la mère accouchait avec une régularité de statistiques.

Et, surtout, la réalité l’avait dépouillé de ses rêves. Ses ambitions seraient désormais aussi étroites que les galeries où un contremaître l’enverrait se faire ensevelir.

Ah ! Ce regard…

Aujourd’hui encore, il me donne froid dans le dos. Dénué de toute haine, de toute révolte, de tout ressentiment. Un regard d’enfant qui a mille ans. Résigné, fataliste et cependant, tellement innocent. Un regard lumineux et déjà éteint.

Au cours des années qui nous ont séparés (cela se passait en 1978), j’ai beaucoup pensé à toi, enfant du regard. Es-tu encore de ce monde ? Les caprices de la terre t’ont-ils été fatals ? Tes poumons n’ont-ils pas résisté aux assauts de la poudre mortelle ?

Peut-être que je me fais des idées. Tu pourrais très bien être un père, aujourd’hui, et même un grand-père. Tu serais entré dans le jeu, te serais imposé, aurais joué des coudes et te serais hissé au poste de gardien du portail, membre d’une nouvelle génération de salauds envoyant des enfants au fond de la mine.

Tout cela est possible. Mais de toi, c’est le regard en ce jour lointain que je garde.

Peu m’importe que tu te fusses appelé Juan, ce prénom dont les conquistadores affublèrent le dernier Inca avant de lui arracher un simulacre de conversion au catholicisme et de l’étrangler ; ou Ernesto, en hommage au jeune docteur Guevara, qui visita de semblables exploitations, avant que le Che ne le dévore ; ou Abimael, comme Guzman, le fondateur du « Sentier lumineux », ce mouvement marxiste dont l’onde parcourait l’échine du Pérou en ces années de détresse. Ou Pablo, ou Gabriel, ou Ricardo ou Jesus, comme l’aurait imposé le prêtre qui te baptisa. Moi, j’aurais préféré Jorge, en souvenir des chocs émotionnels que provoqua en moi la découverte des romans de Jorge Amado, qui n’était pas péruvien, mais qui savait mettre son ironie, sa tendresse et sa compassion au service des petites gens, qu’il décrivait avec une patiente lucidité, et de ces chiots abandonnés que sont les enfants des favelas.

Va donc pour Jorge.

Ce que je voudrais te dire, Jorge, trente-six ans après avoir croisé ton regard, c’est que tu n’as cessé de m’accompagner.

Par toi, je vois tout le mépris que nous avons pour l’enfant. Nous ne savons pas ce que c’est, un enfant. La seule définition le réduit à un non-adulte ; une chose qui n’a pas la même place, les mêmes droits dans les sociétés faites pour les « grandes personnes ». C’est tellement prégnant, cette imposture, que toute notre enfance, nous désirons devenir des « grandes personnes ».

Le droit des cités grecques ne prenait en compte que les hommes libres. Les autres, femmes, enfants, métèques, mal nés, ne valaient guère plus qu’un esclave. Selon les circonstances, le païs grec pouvait atteindre jusqu’à l’âge de 24 ans avant de devenir homme libre. Si la guerre relevait son museau, l’assemblée des sages, l’aréopage, décidait que le païs passait à l’âge adulte dès ses 15 ans.

Seul l’homme libre avait le droit de mourir au champ d’honneur.

Le païs était-il épargné ? C’est l’impression que l’on pourrait en retirer. Mais à l’heure de la défaite, les enfants étaient vendus, butin de guerre, comme les femmes, les meubles, les cratères en or, le bétail…

Vois-tu, Jorge, il y a tant d’enfants coincés comme toi au fond d’une galerie ou au bout de la méchanceté et de la veulerie humaines.

Ces enfants titubant au milieu de ruines fumantes ; ces enfants dont les membres sont réduits à des brins de mikado et qui seront cadavres avant que leur cri ne nous parvienne ; ces enfants que salit la publicité pour les réduire à l’état de pantins grimaçants ; ces enfants dressés à mendier ; ces enfants morts qu’exhibent en toute impudeur les combattants pour des causes qui ne sont jamais justes puisqu’elles tuent des enfants ; ces enfants morts sous les coups avant d’avoir découvert qu’ils existaient ; ces enfants enseignés à haïr ou à subir ; ces enfants au fond de fosses communes où les ont précipités les vertueux ; ces enfants dont personne ne veut ; ces enfants réduits à l’encombrant résultat d’un coït déréglé ; ces enfants déchirés en même temps que les contrats de mariage ; ces enfants massacrés dans le seul but de terroriser les vivants. Et j’en dirais, et j’en dirais…

Et ces enfants qui pleurent et ne sauront jamais la moitié de ce que tu savais, Jorge.

Ils étaient tous dans ton regard, en ce mois de février 1978, quelque part sur les sommets du Pérou, au bord de la route qui descend de Cajamarca à Chiclayo.

Ton regard, Jorge, qui me poursuit.

Et qui m’envahit.

Et me transperce.

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