Pour le hérisson d’Élohim

On l’appelait « le vieux », ou alors, ceux qui se souvenaient de son nom, « Monsieur Élohim », ou encore, et c’était toujours avec la mauvaise haleine du mépris, « l’homme ».

Chaque année, au début de septembre, on le voyait revenir au village. Les fermiers au volant de leurs convois agricoles lançaient en le croisant le beuglement de leurs sirènes. Certains frôlaient l’homme en arrivant à sa hauteur, mais il ne déviait pas d’un millimètre la trajectoire du caddie qu’il poussait devant lui. Cette année-là, il arriva au couchant. Le soleil allongeait sur la route l’ombre de l’homme courbé sur la charrette. Il ne regardait pas aussi loin, l’homme. Son regard était rivé sur les cartons qui se dressaient aux flancs du chariot, sur les sachets de plastique accrochés par des nœuds comme des défenses de caoutchouc que les marins disposent sur la coque des bateaux, sur le nylon taché de son sac de couchage. Il l’avait déployé pour l’aérer et le sécher, sur les vestiges de sa vie : une boîte de craie, une éponge, une latte de bois graduée, une règle de même longueur aux extrémités protégées par des coins métalliques et trois manuels scolaires : Morale, Géographie, Histoire. À l’abri d’un sac étanche, il conservait aussi une boîte d’allumettes, un peu de bois sec et des journaux pour allumer le feu quand il s’abritait pour la nuit. Pour le reste, son caddy se remplissait et se vidait au fil des aubaines rencontrées et des jours survécus. Dans son manteau, un de ces longs vêtements dont les pans se soulevaient au passage des voitures, il avait fixé à une chaînette une longue clé rouillée. Chaque fois qu’il s’arrêtait pour reprendre son souffle, il ne pouvait s’empêcher de la sortir, de la regarder, ou simplement, en enfonçant la main dans sa poche, bien vérifier qu’elle ne s’était pas détachée.

« Survécu », c’est ainsi qu’il qualifiait le quotidien qu’il traversait, appuyé sur le manche rouge de son caddy. Si un bienveillant lui demandait de ses nouvelles, il clamait :

« On survit ! »

« On survit… » répétait-il plus bas.

Il prononçait toujours cette phrase deux fois. Il exprimait, avec la même phrase, deux sentiments différents.

Le premier « On survit ! », avec un point d’exclamation, surgissait comme un réflexe de courtoisie. Comme l’échange : « Ça va ? » – « Ça va. » ponctue de ces deux syllabes vidées de sens la routine des rencontres. Qui répondrait « Non, ça ne va pas. » à la question posée aussi distraitement que lorsqu’on dit « Bonjour ! », en entrant dans un ascenseur, ou « Excusez-moi » pour avoir heurté un passager du bus ou du métro ?

Le second s’exhale en soupirant : « On survit… » avec des points de suspension. Il souffle dans ces deux mots, à peine murmurés, un vent d’hiver, celui qui porte au ciel gris les vols de feuilles mortes : la honte, la peur, le chagrin. Mais il ne sert à rien de prononcer de manière audible le deuxième « On survit… » avec points de suspension. Tout dans le vagabond incarnait ces points de suspension, comme les trois roulettes de son caddy au lieu de quatre, qui le forçaient à pencher davantage du côté droit pour maintenir le moignon de roue à quelques centimètres du sol. Il était ces trois points de suspension, comme un gué de trois pierres qui s’interromprait au milieu du fleuve. Pourtant, il suffirait d’un bout de rocher saillant, d’une souche d’arbre pour arriver sur l’autre rive. Mais ils manquent toujours.

Alors, l’homme reprend sa route, tordu sur le barreau usé auquel il appuie ses mains, penché vers l’avant pour donner la première poussée et ensuite, pour maintenir la trajectoire rectiligne, sans désemparer, sans dévier fût-ce au prix des frayeurs que lui occasionnent les engins agricoles qui foncent sur lui et ne dévient leur trajectoire qu’au dernier moment, dans un nuage de poussière et de terre dont la pluie sèche s’égrène sur la caravane solitaire du vagabond.

Arrivé au village, il s’arrêta sous la passerelle qui surplombe la route. Il avait fait sec et chaud depuis plusieurs semaines, mais Élohim, sachant qu’il resterait ici jusqu’à la fin du marché, dimanche prochain, préféra un coin abrité. L’endroit était désert à cette heure. Dans l’obscurité, Monsieur Élohim installa son campement sans faire de bruit. De temps en temps, la flamme de son briquet jetait une lueur éphémère sur les lieux. Il avait froid. Il alluma un petit feu qu’il alimenta de chiffons, de papier et de quelques morceaux de bois qu’il allait ramasser dans le parc voisin, pour ménager sa provision, au sec dans le caddie. Enfin, dans la lumière vacillante il s’allongea, ouvrit un de ses manuels (Histoire) lut quelques lignes avant de s’assoupir.

*

Le jour où l’homme allait commencer son travail, une averse violente avait donné naissance à des ruisseaux d’eau boueuse qui dévalaient la pente et se perdaient, plus bas, dans le lit d’un torrent dont il écoutait le tumulte. L’homme parvint à isoler l’espace qu’il avait choisi pour son travail. Il assécha le haut. Repoussa les flaques grisâtres vers le caniveau dont le flot finit par s’apaiser, puis se tarir. L’homme était tremblant de froid. Il ralluma le feu, s’assura que son matériel était disposé de telle sorte qu’il serait sec et prêt dès le matin.

*

Le lendemain, un beau soleil éveillait les arômes du Parc. L’homme alla s’y promener. On était à la fin de la belle saison. Quelques fruits des bois, nettoyés par la pluie, invitaient à la gourmandise de l’homme. Il fit une cueillette de mûres, de fraises, de noisettes qu’il emporta près du chantier, enfin de ce qu’il pouvait appeler dorénavant son chantier, même s’il n’était pas encore bien avancé…

La boîte de craies avait été épargnée par les averses. Élohim se dit que cette pluie avait eu du bon : la surface sur laquelle il allait travailler était propre comme un sou neuf. Il sourit de cette formule, « comme un sou neuf », venue de temps anciens. Il aimait, lorsqu’il était devant la classe, employer des expressions tombées en désuétude. Ce n’était pas par forfanterie, même si les parents d’élèves le trouvaient « précieux » et hautain, comme il le découvrit dans la motivation de licenciement.

Il était comme ces gourmands qui s’émeuvent toujours de la bonté des choses. « Propre comme un sou neuf » lui était venue sans doute parce que l’argent manquait depuis plusieurs semaines et qu’il comptait sur le jour de marché pour renflouer les caisses. Il possédait, avant, un dictionnaire historique des expressions imagées. Il aimait à le compléter, le soir avant de quitter l’école, avec des formules nouvelles qu’il avait inventées devant la classe. Il se dit qu’il aurait dû emporter aussi ce livre-là lorsque l’huissier était venu et lui avait accordé dix minutes pour « vider les lieux », s’il ne voulait pas être expulsé manu militari. Mais le dictionnaire était resté dans l’armoire métallique, près du tableau noir.

Il se cala contre le pilier de soutien de la passerelle, se laissa distraire par un hérisson qui franchissait la route déserte, s’assura qu’aucune voiture ne menaçait la traversée lente de l’animal, poussa un soupir de soulagement lorsque, enfin, il disparut sous le grillage du Parc. Le vagabond ouvrit le manuel et le parcourut jusqu’à ce que le feu ne donnât plus assez de lumière. Il glissa une feuille de noisetier à la page illustrée ouvrant le chapitre : « Les religions du monde ».

*

Le troisième jour de la semaine, l’homme se dit qu’il était temps de se mettre vraiment au travail ! Il se mit à genoux sur le sol, prit une craie blanche avec laquelle il traça le cadre à l’intérieur duquel prendrait place son dessin. L’espace ainsi délimité ne devait être ni trop vaste – pour qu’il ait le temps d’achever son travail avant dimanche – ni trop étriqué au risque que personne ne le remarque. À grands gestes de la main – il avait pris à présent une craie bleu foncé –, il peignit un ciel de nuit, empli d’étoiles puis, en vis-à-vis, un ciel de jour qu’il parsema de nuages blancs, moelleux comme de la laine. L’homme se relevait souvent pour vérifier les proportions et s’assurer de l’équilibre de la composition. Il ajouta quelques silhouettes d’oiseaux dans le ciel d’été, s’amusa à disposer un peu de gibier dans les buissons et quelques poissons dans une rivière qui serpentait vers l’horizon et l’océan. Un petit hérisson de craie prit place, goguenard, en lisière de la forêt que l’homme venait d’achever et observa l’homme penché sur son labeur. Élohim lui fit un clin d’œil auquel, d’un trait de craie, le hérisson lui répondit par un sourire complice. Du côté nuit, il arrondit la lune et lui donna davantage de relief. Son reflet laiteux éclaira les étoiles dont il parsema le firmament. L’homme était assez content de lui. Il trouvait tout cela assez beau.

*

Le jour suivant, l’homme s’éveilla en sursaut. Vendredi déjà ! Il anima le feu. Avala son petit-déjeuner… des fruits maraudés dans le verger longeant le Parc. Il avait disposé quelques fraises des bois en une petite pyramide. Peut-être le hérisson allait-il partager son petit-déjeuner ? Il se dit : il faut que j’achève aujourd’hui ! Il se tint debout au bord du trottoir. Il avait bien choisi l’endroit : la passerelle traversant la rue l’abriterait le jour du marché. Il pourrait même, sur le socle en pierre des piliers, y prolonger son dessin à la craie. Ajouter un personnage ? Une phrase ? Un mot de remerciement ? À la craie rouge, il déposa la pyramide de fraises devant le dessin souriant du hérisson.

— Tu as eu peur de moi ?

— Ou alors, tu ne manges pas de fraises… J’aurais dû emporter aussi le Petit Larousse, mon pauvre vieux. Je ne sais pas de quoi ça se nourrit, un hérisson…

*

Samedi, jour de congé à l’école, il traça au bord de la rivière, la silhouette d’un pêcheur, assis sur un siège pliant, protégé du soleil par un grand chapeau de paille. Élohim se souvint de cette époque de sa vie où il se livrait, les dimanches d’été, à cette paisible nonchalance de regarder le fil de l’eau.

Sous un arbre, il traça la silhouette d’une femme. Les bras levés au ciel, elle s’étirait après une sieste qu’elle avait partagée sans doute avec le pêcheur dans le matelas de fougères où ondulait la nappe d’un pique-nique. L’homme ajouta un panier de fruits, une bouteille de vin rouge. Un bouquet de fleurs des champs termina le tableau de craie.

Il recouvrit son bout de trottoir d’un plastique dérobé sur un chantier. L’homme s’assit contre le pilier, rassembla sur lui la couverture, les cartons, et le sac de couchage. Il s’endormit en songeant au lendemain, dimanche. Jour du marché annuel. Son tableau de craie était achevé. Il ne restait plus qu’à espérer la charité des chalands.

*

Dimanche, l’homme s’éveilla très tôt. Il mit de l’ordre dans son installation de nuit, dissimula le sac de couchage crasseux et les cartons dans le caddie. Déjà les marchands vidaient les coffres des voitures et les camionnettes, dressaient les échoppes, se houspillaient pour quelques centimètres carrés de l’emplacement réservé de longue date. Les premiers badauds arpentaient déjà la grand-rue, certains poussèrent le pas jusqu’à l’entrée du tunnel et jetèrent ce coup d’œil distrait et dégoûté que Élohim avait découvert chez ses frères humains dès sa première nuit à la belle étoile. Il devrait vérifier dans son dictionnaire l’origine supposée de cette « belle étoile », sous laquelle dans la réalité régnait si peu de poésie.

Il devait être vigilant. Des tagueurs, l’année dernière, avaient saccagé son tableau : une copie d’un enfer de Breughel ou de Bosch. Cette année, il espérait être épargné.

À midi, le gobelet de carton était toujours vide. L’homme se dit qu’il manquait peut-être quelque chose à son tableau, un élément qui attirerait les passants et éveillerait leur commisération. Une sorte de touche finale à son œuvre. Vers dix heures, il avait essayé l’ironie en titrant son œuvre La Craie-Ation. Mais l’humour éloigne davantage les badauds de l’homme sale.

Alors, il prit une nouvelle craie. Il étendit le sac de couchage sur son dessin à la craie, pour ne pas l’effacer lorsqu’il s’agenouillerait devant le pilier de soutien du tunnel. Ses rotules le firent souffrir. Il n’avait pas l’habitude de se mettre à genoux. Mais sa vie, c’était tout de même à genoux qu’il la menait, du moins à présent…, songea-t-il en regardant l’animation qui régnait sur le marché : un ruban d’échoppes, de badauds, de bateleurs s’allongeait à perte de vue jusqu’à l’extrémité de la route. Le ruban de vie, de rires, de joies, de jeux commençait à dix mètres de la passerelle. Mais qui franchirait cette distance abyssale ? Qui aurait assez de compassion pour venir jeter un coup d’œil à la « craieation » ? Élohim pouvait tendre la main à s’arracher le bras de l’épaule, il n’arriverait pas à atteindre le début du ruban, à s’y agripper, à rejoindre les soleils qu’étaient chacune de ces vies joyeuses… Trop tard. Trop laid. Trop sale. Trop seul. Même le hérisson n’était plus revenu. Il n’en restait qu’une silhouette de craie sur un carré d’asphalte…

Les genoux craquèrent avec un bruit de bois mort quand il se pencha vers la paroi du pilier. Il traça la figure manquante.

En ce septième jour, l’homme créa Dieu.

Ce dernier, penché sur sa création, veillerait dorénavant sur la terre et le ciel, les animaux et les humains, le pécheur et sa dame, et le hérisson souriant… et puis aussi sur le gobelet de carton. Qui sait ?

L’homme alla se reposer. Allongé dans le Parc, dans une flaque de soleil, il se dit que le marché s’achèverait sans lui. Il s’endormit. Dans son rêve, le hérisson revint veiller sur lui. Le petit animal rassembla sous la nuque du vagabond un oreiller de fougères. Il déposa sur une assiette en carton les corps de mouches argentées, d’une guêpe et d’une abeille d’or. Son ami allait se régaler ! Dans son rêve, Élohim sourit : « Je me souviens à présent… le hérisson est un insectivore… »

La pluie se mit à tomber. Des bourrasques jetaient sur le pilier des flèches d’eau qui meurtrirent le visage épuisé que l’homme avait donné à Dieu, comme s’il l’avait créé à son image : miroir en craie d’un vagabond, la barbe sale, les yeux battus de l’impitié du monde et des hommes. La pluie effaça Dieu et nettoya le visage du vagabond qui souriait, dans son lit de fougères, immobile.

Du sac de couchage ne sortait que la tête de l’homme endormi. La pluie avait cessé. Monsieur Élohim ouvrit les yeux. Un mouvement dans les fougères taquinait ses paupières. Il resta immobile jusqu’à ce que le hérisson fût arrivé à la hauteur de ses yeux et lui prodiguât ainsi quelques secondes de bonheur.

Il se leva et marcha vers la fête qui scintillait à travers les hautes fenêtres de l’école. Personne ne fit attention à lui. De la poche de son manteau, il sortit la clé, il la frotta sur le revers de sa manche avant de la glisser dans la serrure et de la faire tourner. Un cliquet à chacun des tours de clé libéra la clenche, et Monsieur Élohim franchit le seuil de « sa » classe. Il gravit l’estrade et s’assit derrière le bureau. Il resta ainsi dans l’obscurité, que balayaient au rythme de la musique les rayons multicolores de la sphère de miroirs tournoyant au-dessus du bal.

Monsieur Élohim respira profondément l’odeur de craie de ce jour enfin achevé.

Il attendit qu’on le congédiât de ce paradis, lorsque le concierge ferait sa ronde.

Comme chaque année.

Tant que personne ne songe à remplacer la serrure.

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