L’Âlion de mon grand-père

Rose-Marie François,

Un soir, je venais d’avoir sept ans, mon grand-père m’a emmenée au Salon de l’Harmonie, où la fanfare du village répétait pour le concert annuel la Septième de Beethoven. J’étais assise sur le porte-bagages du vélo, à peine gênée par l’instrument qui barrait le dos du musicien.

Je ne m’attarderai pas sur la répétition elle-même car seul le retour à la maison me paraît digne d’être narré. La pente joyeuse de l’aller s’était transformée en rude montée et mon grand-père peinait à pédaler lorsque notre bicyclette déclara forfait : la chambre à air de la roue avant était à plat et nous n’en avions pas de rechange ; de toute façon, nous ne nous voyions pas, à une heure pareille, ouvrir la trousse accrochée sous la selle, sortir les outils et démonter le pneu, sans bassine ni rustines… À l’époque, il n’y avait guère d’éclairage public, donc, dès la nuit tombée, pour peu qu’il y ait des nuages, nos campagnes picardes étaient plongées dans l’obscurité. La lampe du vélo, avec sa dynamo, qu’on entendait ahaner à chaque coup de pédale, nous avait retiré sa lumière.

Une phrase de la Septième, difficile sans doute puisque cent fois exigée par la baguette du chef, revenait sur nos lèvres comme une formule magique. Mais aucune fée, aucun génie, ne semblait s’inquiéter de notre sort. C’était une belle nuit froide, sans lune mais tout éclairée d’étoiles. « Regarde, me dit mon grand-père, c’est la Grande Ourse, ou le Chariot, si tu préfères. Les quatre étoiles à droite forment le chariot, les trois à gauche, le timon. » — « Quatre et trois, sept, annoncé-je fièrement, elle a sept ans, comme moi ? » — « Elle est beaucoup plus vieille et surtout beaucoup plus grosse que toi ! Les sept étoiles que nous voyons tourner sans fin autour du Pôle ont donné au Nord le nom de Septentrion… Tu vois la plus haute étoile du timon, qui est aussi la plus brillante ? Elle vaut trois ou quatre fois notre soleil. Si elle paraît plus petite, c’est qu’elle est très très très loin de nous. Elle s’appelle Alioth. » — « Alioth ? » Il répondit, dubitatif : « Probablement un mot arabe déformé, peut-être alyat, qui veut dire la queue du mouton ou bien al-jawn, le cheval noir. » — « Aljawn, ça me fait penser à l’Âlion… » — « Oh, cela, c’est une autre histoire… Dis, nous n’allons pas rester ici jusqu’au matin ?… Tu penses que tu pourrais marcher comme une grande ? Je vais devoir pousser ma bicyclette. » Mais à peine étions-nous entrés dans le bois qu’il soupira : « C’est vrai qu’ici, on ne voit plus grand-chose. » — « Et moi, j’ai mal aux jambes. Tu me portes ? » — « Une grande fille comme toi ! À l’âge de raison ! Tu voudrais que pour te porter j’abandonne mon vélo et mon instrument ? Et si on nous les volait ? Peut-être vaudrait-il mieux attendre le lever du jour… » — « Alors asseyons-nous et raconte-moi l’histoire d’Âlion. » Mon grand-père réfléchit, le temps d’un somptueux silence, puis il chercha un gros arbre où s’appuyer. « C’est un chêne rouvre », se réjouit-il. — « Comment le vois-tu ? » — « Je le sens à l’écorce. Passe ta main… Touche les rainures verticales, elles sont épaisses, ce doit être un très vieil arbre, il nous protégera… » Il coucha par terre son vélo blessé puis posa dessus, à tâtons, la grosse boîte avec son instrument. Il s’assit contre le chêne et me prit sur ses genoux. Il me chanta encore une fois ces vieux couplets d’Âlion de différents villages et quand je l’interrogeai sur « Pou s’marier pindant l’année, i faut sauter pa’d’seur el feu », il entreprit de m’expliquer l’alternance des saisons, la courbe des équinoxes et des solstices, les rites de la lumière, les Feux Saint-Jean, les Feux Saint-Pierre… C’était prenant. J’en oubliais que j’avais sommeil. La belle voix de baryton de mon grand-père donnait envie d’écouter tout ce qu’il disait. Il avait quatorze ans, comme ma grand-mère, quand ils ont sauté ensemble, la main dans la main, par-dessus le feu. N’empêche qu’ils ont dû attendre sept ans avant de pouvoir se marier.

« Mais l’Âlion ? » insistai-je. — « Oui, l’Âlion… Elle arrive à l’équinoxe de printemps. C’est une petite fille montée sur un chariot fleuri, vêtue de blanc et couronnée de rameaux bourgeonnants. On l’emmène de village en village, on danse et on lui chante les honneurs de son retour. Car elle revient chaque année. » — « C’est la même chaque année ? » — « Oui… Bien sûr que non ! Les petites filles grandissent. Mais l’Âlion reste toujours la fraîcheur du printemps, la force de la vie, le renouveau de la nature… » — « C’est comme une procession ? » demandé-je en pensant avec envie au défilé des petites élèves de l’école des sœurs, des anges en robe d’organdi, le dos paré d’ailes de gaze ourlées d’un fil d’or… Ici, mon grand-père s’est tu un moment puis, encouragé par ma passion des histoires, il s’est mis à m’expliquer, de sa voix posée, comment l’Église, se voyant incapable d’abolir les anciens rites païens, les avait détournés, transformés en rogations et autres cortèges de prières latines. Ma curiosité était insatiable. « Âlion, ça veut dire cheval noir, comme Aljawn, la grosse étoile ? » — « Tu en fais des enchaînements ! Mais cela n’a rien à voir ! On ne sait pas d’où vient le nom d’Âlion. On ne peut pas tout tout savoir. Il arrive un moment où les explications s’arrêtent. » — « Oui. Comme quand on est petit et qu’on enchaîne les pourquoi jusqu’à demander pourquoi quoi ? » — « On enchaîne… » répéta-t-il rêveur. — « C’est toi qui dis toujours qu’on enchaîne… » Mais il n’écoutait pas, il répétait : « Cela n’a rien à voir. » Et cette petite phrase, d’affirmation légèrement irritée, semblait se muer en surprise mêlée d’une question. Autour de nous, il faisait noir, froid, heureusement il n’y avait pas de vent. L’air sec, dans le bois, mollissait. Il sentait bon l’humus, il sentait bon l’automne. Je fermais les yeux pour essayer de retrouver le dessin du Chariot, les sept étoiles de mes sept ans qui n’en finiraient pas de tourner dans le ciel. Mon grand-père se remit à parler, mais plus à raconter. Il murmurait des bribes de vers, comme quand on recherche les paroles d’une poésie. « Avant que Cosmos / Ne pousse Chronos / À manger ses enfants / II y avait Aliôn / La jeune et belle Aliôn / Éternellement belle… Ayôn, ae terni tas étrangère au temps, venue avant le temps des orbes et des révolutions… » Mon grand-père avait dit Ayôn, comme chez nous on prononçait miyon pour million et méda-lion pour médaillon. Est-ce qu’il parlait ? Est-ce qu’il chantait ? « Immense Ayôn, si loin, si proche, un grand feu infini en perpétuel mouvement… Maïe, tu frissonnes ! Tu as froid ? » — « J’ai sommeil. » — « Attends. » Il se redressa, me saisit aux aisselles, me campa devant lui, déboutonna son paletot, s’adossa au vieux chêne et, prestement, m’enfouit dans la chaude caverne de laine contre sa poitrine. « Dors. Je te réveillerai dès qu’il fera jour. » Et j’entends encore sa chanson : Dors mon Alion, / ma jeune et belle Alion, / avant que Cosmos / n’oblige Chronos / à manger ses enfants. / Tu as sept ans…

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