Julia s’est décidée un lundi. Elle venait de passer tout un week-end à répondre à des dizaines de mails en retard. À son lever, sa boîte de réception était à nouveau pleine et un sentiment d’inachèvement la gagna. Elle regardait son écran, hébétée, et s’écroula en sanglots. Elle coupa l’ordinateur et en appuyant sur « Démarrer », elle ressentit une sorte de soulagement, comme si elle avait pris un calmant mais en plus doux, en plus intime, elle ressentait une émotion qu’elle n’avait peut-être ressentie qu’à la naissance de sa fille : les choses allaient comme elles devaient et elle ne pouvait rien faire. C’était ce sentiment qui l’envahissait, une houle qui l’emportait légère loin des pixels et des rayonnements baveux des écrans. Elle sentit en elle se rompre ce souci si douloureux qui la tenait en alerte depuis le lever jusqu’aux heures pâles de la nuit. Elle avait vu la plupart de ses amis et connaissances rompre le cours naturel d’une vie pour la dévider en permanence dans des actions sans véritable intérêt mais qui les occupaient et leur donnaient cette impression d’être encore vivants, c’est-à-dire visibles pour les autres. Ils se défendaient comme ils pouvaient et la minuscule virtualité qu’ils occupaient si vaillamment les renvoyait fugacement au sentiment de l’élevage en batterie. Ils étaient confinés, picoraient et avalaient ce qui coulait pour eux en permanence. Ils étaient grugés mais enfin gavés. Elle pensa à un vieux livre qu’elle avait lu il y a très longtemps, Lost Horizon, et sa mélancolie accompagna la fermeture et le sauvetage de ses données pendant que la musique de fin d’opération tintinnabulait dans la pièce comme un traîneau qui s’en va dans le lointain de la neige et qu’on entend encore légèrement alors qu’il a déjà disparu.

Elle s’habilla calmement et entreprit de se maquiller soigneusement. Elle devait se rendre à une réunion professionnelle. Ça voulait dire que pendant deux heures, des femmes et des hommes d’importance allaient prendre leur violent mépris du monde pour de l’intelligence et leur veulerie pour du courage. Julia était responsable des outils technologiques de la conférence : des images, des sons, des graphiques, des liaisons Internet, des effets faciles.

Elle quitta son domicile vers huit heures trente et n’est jamais arrivée à la réunion.

Quelque dix jours plus tard, je reçus une lettre par recommandé. Le facteur sonna et je ressentis le même frisson que je ressens à chaque fois que le téléphone se fait entendre ou qu’on frappe chez moi. Je suis saisi d’une vertigineuse angoisse, je me vois projeté dans le désastre le plus immédiat et je vais alors ouvrir ou décrocher en retenant ma respiration comme si avec un bref expir, je pouvais masquer le son du malheur qui tente d’entrer chez moi. Le facteur me fit signer le bordereau et je remontai les escaliers en manipulant cette rare enveloppe. C’était un toucher à peu près perdu aujourd’hui, un toucher d’un autre temps et que je tentais encore, rarement, d’entretenir avec l’un ou l’autre mais ça ne durait jamais longtemps. Trop d’opérations étaient nécessaires, trop de matière était en jeu et aussi probablement, trop de corporalité. Il fallait mettre en mouvement de nombreux muscles, ressentir le grain d’un papier, avoir le nez piqué par les encres de différentes natures et lécher le rabat de l’enveloppe avec suffisamment de salive pour un encollage réussi. Ensuite, adresses et timbres. Encore de la salive et enfin, dépôt dans une boîte : frôlement des autres passants, risques d’accidents de la circulation, obligation de respecter certaines heures de levées de la Poste… Bref, l’envoi d’une lettre faisait partie des opérations à risque d’une personne normale dans des temps encore proches mais qui paraissaient aux plus jeunes aussi anciens que l’usage guerrier des pigeons voyageurs. La lettre dans la paume était lourde de plusieurs feuillets. Enveloppe et timbres m’étaient familiers, seule l’écriture ne me disait rien. Je soupesais la chose comme pour y découvrir une faille avant l’ouverture fatale et la porte de mon appartement refermée avec soin derrière moi, j’allai m’asseoir dans un fauteuil en tenant la lettre bien à plat sur mes genoux.

L’écriture était à l’encre noire et les déliés de la graphie me donnaient à penser que l’auteur était une femme. J’aimais, il y a longtemps, parier sur le sexe de mes correspondants et j’avais acquis une réelle maîtrise dans l’observation des signes voluptueux ou des retenues piquantes de certaines écritures. Celle-ci était l’écriture d’une femme décidée, j’en étais convaincu, d’une femme emportée même, d’une femme passionnée peut-être. Je glissai la lame de mon coupe-enveloppes dans le coin qui bâillait légèrement et je poussai lentement le métal dans la matière grise. C’était un fort papier recyclé qui crissait dans le temps régulier de la coupure. Je retirai deux feuillets de l’enveloppe et les parcourus recto verso d’un regard rapide, en biais, comme pour saisir l’ombre qui risquait de s’en détacher. Rien de suspect, pas de mot souligné trois fois, pas de grasses, ni de capitales appuyées, tout était normal.

Je lissai la première feuille sur ma cuisse et me mis à lire. Elle commençait par ces trois mots qui me rassurèrent : « Très cher Daniel ». Je n’aimais pas particulièrement mon prénom mais je le savais assez rassurant, plus coulant que Marc, Luc ou Pierre, que j’aimais pour leur résonance de légionnaire, pour cette vivacité dans l’énoncé qui sonnait comme un coup de glaive ou un aboiement de chef de meute. Daniel évoquait le miel et je n’aimais pas ces douceurs pronominales… Mais l’emploi du prénom soulignait une connivence, une proximité qui me mettait à l’abri des surgissements néfastes. J’étais en terrain presque sûr, je me détendis. « Très cher Daniel »…

C’était Julia qui m’écrivait. Elle me disait sa désespérance, son incertitude, sa passion bafouée pour les aventures polaires, les marches dans la neige et la glace, et, probablement, une mort presque insensible dans le froid, adossée à un glacis, dans la conviction que son passage sur Terre n’avait été qu’une supercherie, une sorte d’entourloupe que ses parents avaient osée un soir d’enivrement amoureux. Elle me disait qu’un matin, après s’être habillée et maquillée pour la circonstance d’une réunion particulièrement inepte de sa boîte, elle avait fait démarrer lentement sa voiture et roulé tranquillement dans la direction du bureau. Le printemps se faisait déjà sentir et des rayons de soleil crépitaient sur le pare-brise. L’air était tiède, la pollution assez basse et on respirait facilement. Elle me disait que cette souplesse de la respiration dans la circulation du matin était tellement rare qu’elle avait pointé ce moment comme une parenthèse d’exception dans cette matinée qui se préparait à être infecte. Elle avait regardé le ciel moucheté de blanc et avait pris la première sortie de l’autoroute en suivant un vol d’oies sauvages qui revenaient probablement dans le coin. Elle regardait les rangs serrés des lourds oiseaux dans le lointain et elle se mit à pleurer. Elle écrivait qu’elle avait déjà pleuré le matin mais que ses pleurs à la vue des oies étaient légers, des larmes de joie, des secousses bienheureuses. Elle disait aussi qu’elle était consciente de ce qu’elle faisait et qu’elle me demandait de ne pas la juger mais simplement de la lire. Qu’une lecture suffisait parfois à remplir une vie et la sienne était vide de ces activités apaisantes devant la mort qui vient. Elle me racontait combien elle n’aimait plus celle qu’elle était devenue, toujours reliée aux bondieuseries de l’époque, aux zélateurs de la pire espèce, celle de la pertinence et du bon droit. Elle s’était souvent surprise dans les dîners, les soirées culturelles auxquelles elle participait comme à l’héritage génétique de sa classe, à se détourner de celles et ceux qui parlaient pour masquer son dégoût de cette joie apparente de l’acquiescement collectif. Elle voyait ces femmes et ces hommes pérorer dans des postures morales intenables à propos de la pauvreté. Elle avait honte. Honte de cet exotisme nouveau que certains découvraient dans la pauvreté.

Elle était impressionnée par la lenteur des pauvres, par leur résistance au pire et par l’évidence de notre commune humanité qu’ils nous martelaient en silence à la face. Et comme l’époque confondait allègrement pauvreté et misère, comme elle confondait tout, de peur de devoir connaître le réel et donc la désaffection des idées toutes faites, des émotions précuites et des passions light, on parlait de la pauvreté comme d’une maladie infectieuse, une peste ancienne remise à jour, une fatalité du temps.

Elle m’écrivait cela et bien d’autres choses : ses amants magnifiques et son mari évaporé, ses enfants déjà grands et aussi aveugles qu’elle mais plus cruels. Elle insistait sur cette cruauté, sur cette façon que ses enfants et leur génération avaient d’aller à l‘abattoir avec un tel renoncement ! Les casseurs étaient de ceux qui avaient tout perdu depuis longtemps et que la méchanceté avait rendus mauvais, mais ses enfants manifestaient, dans la créativité et l’étourderie, ils disaient leur indignation et ils la disaient avec une telle délicatesse, sous la forme de slogans publicitaires, un peu vulgaires, dans la précipitation du temps.

Elle me parlait de son amour pour eux et de son impuissance, que ça n’avait plus beaucoup d’importance, qu’ils étaient en âge de vivre loin d’elle. Que des lettres leur avaient aussi été envoyées et qu’elle espérait qu’ils les garderaient car c’étaient les dernières.

Julia m’écrivait aussi qu’elle avait pris l’avion pour ce Grand Nord auquel elle rêvait et qu’elle avait revendu tout ce qu’elle possédait, suffisamment pour encore rester parmi nous pendant un bon moment. Elle se disait heureuse enfin, tout en étant consciente que cet abandon de la quarantaine était la seule chose à faire vraiment. C’était une répétition confortable de la vieillesse, une façon de se défaire des lourdeurs d’ici.

J’ai lu sa lettre plusieurs fois avant de me rendre compte que moi aussi je pleurais, calmement, dans mon fauteuil, en regardant distraitement les moineaux se disperser dans le faîte des arbres de l’avenue. Julia avait résilié tous ses abonnements, elle insistait sur le « tous » et elle m’annonçait que nous nous verrions peut-être une fois encore si nos vies avaient besoin l’une de l’autre pour se parfaire. Elle m’embrassait, longuement, dans le cou, car c’était l’endroit de toutes mes capitulations, écrivait-elle. Et elle ajoutait qu’elle riait en pensant à ma façon de me tortiller pour échapper à ces baisers qui tuent…

Je n’ai jamais revu Julia. Je la cherche dans le vol des oies sauvages, dans le printemps qui revient, dans le facteur qui passe de plus en plus rarement. Je ne sais ce qu’elle est devenue, mais je devine que cette douloureuse et ridicule liberté qu’elle s’est offerte un matin m’a aidé à vivre jusqu’ici.

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