Métro-Clodo-Bobo

Gérard Adam,

— Papy, ça va trop fort ! J’ai mal aux oreilles !

— Ouais, mais ici j’peux pas baisser !

Qu’ont-ils à déverser à la grosse louche dans les stations de métro cette bouillie à prétentions musicales ? Presque aussi écœurante qu’au Super-Delhaize où je suis contraint de faire mes courses ! Je me demande si on — mais qui est ce « on » ? — soudoie des « spécialistes » pour déterminer à quel niveau d’insipidité bêlante les clients dopent leurs achats. Mon formatage aura connu des ratés, comme Fantasio avec Zorglub : je fourre dans mon caddie les indispensables avant de filer aux caisses en apnée auditive. Quand je pense aux merveilles de technologie qu’il a fallu pour mijoter ce nauséeux brouet ! Quel dévoiement d’intelligence ! Avec des silex et quelques pointes de feu, l’hominidé paléolithique a créé des chefs-d’œuvre. D’où vient que les potentialités incommensurables de nos outils ne nous débitent que des ersatz dont nous ne percevons même plus qu’ils nous fracassent la sensibilité ?

Je serre ma petite Cybèle dans mes bras, lui obstruant des mains les pavillons.

— Clic-clac !

Un de nos rituels, dès qu’elle se sent prisonnière elle ouvre le cadenas : jamais trop tôt pour apprendre la liberté, du moins le peu que nous en laissent nos conditionnements !

Elle se dégage et scrute nos voisins avec une gravité perplexe. À ma droite un homme jeune et digne, athlétique, cheveux en brosse, lunettes d’écaille, pardessus de bonne coupe entrouvert sur un trois-pièces-cravate, à ma gauche une jeune fille engoncée dans une parka laissant juste pointer entre toque et fourrure synthétique une paire d’yeux marron et un nez à double piercing. Elle plongée dans un Journal des Indignés relatant les manifs d’Athènes, lui dans les cours boursiers sur l’écran de son MacBook. Un de ces traders qui ont, sinon provoqué, du moins précipité la crise qui nous engloutit corps et surtout biens ? À les voir tellement concentrés, je me demande si le vacarme ordinaire leur a grillé les récepteurs acoustiques.

Une rame s’arrête. Ce n’est pas la nôtre. La leur non plus. Deux musiciens roms se faufilent d’un wagon au suivant.

— Oh, regarde, papy, ceux que j’peux pas donner !

Ma voisine me fustige du regard, indigné comme il se doit. Et l’œillade complice du golden-boy s’enfonce comme un cutter dans ma mauvaise conscience. La prodigieuse mémoire de cette gamine d’à peine trois ans me jouera encore pas mal de tours.

Je voudrais me justifier, roule pas sur l’or, pas même l’argent. Ma pension me permet de prendre ma petite-fille quatre jours par semaine à la sortie de l’école pour lui offrir après-goûter ce trip métro-bus-tram dont elle raffole, gratuit pour moi depuis mes soixante-cinq ans, pour elle jusqu’à ce qu’elle en ait onze.

Au printemps dernier, des indignés ont investi une place de mon quartier. Je ne savais pas ce que c’était, j’y suis allé voir. Des intellos, plutôt aisés, m’a-t-il paru. Ils m’ont parlé de vraie démocratie maintenant, de Stéphane Hessel, de réseaux sociaux, de pacifisme et de printemps arabe. Pas grand-chose de neuf, m’a soufflé mon invétéré scepticisme, aussi confus et sûrs d’eux-mêmes que nous en 68, avatar plus ou moins ravalé de l’anarchie mitigé d’abbé Pierre, luxe d’Occidentaux, baroud d’honneur des ismes avant l’hécatombe finale.

Mais il y avait parmi eux des musiciens et Cybèle pouvait rester des heures à les écouter. Particulièrement deux tambourinaires espagnols, ou plutôt basques, l’indignation ne protège pas des susceptibilités. Nous y sommes retournés chaque jour. Trois semaines de tapage nocturne, des montagnes de détritus, le voisinage en a eu ras le bol. La police en a profité pour les expulser. Films sur Youtube, la une des gazettes, encore un entrefilet, puis tout le monde a oublié. Sauf ma petite fille, qui me tannait pour aller voir les tambours. « Sont partis ! Pourquoi ? Parce que… Ben… Pourquoi pasquebin ?… » Depuis, je lui permets une offrande quotidienne à un musicien des rues, un seul, tout de même vingt euros mensuels, et lui apprends à repérer la conjugaison de talent et de générosité, comme chez le fascinant pépé bluesman qui s’éclate entre la Bourse et la galerie de la Reine. Or, ces deux Roms, depuis une décennie, me les bassinent avec Sous le ciel de Paris et Besame mucho dans la cité de Bruxelles et Madeleine.

Les portières claquent, le tunnel engloutit la rame, Cybèle fixe un instant le trou noir, pouce en bouche, l’index grattant le front, puis elle pointe la paroi d’en face où un top model, soutien et très petite culotte, nous offre par-dessus l’épaule une œillade coquine.

— Peut pas montrer son pépète à tout le monde, hein non, papy ?

Mes voisins dédient à la gamine des sourires pareillement attendris, avec en prime chez lui quelque chose de La vie t’apprendra, chez elle une connivence, peuvent nous mettre à l’encan, nous restons maîtresses du jeu.

Moiselle Arlette s’échine à inculquer à sa classe d’accueil des principes qu’anéantit le moindre tour en ville. Combat trop inégal, peut-être la garde ne se rend-elle pas, mais elle est déjà morte. Cette affiche pour Lou, dans un Playboy d’avant 68, aurait cramoisi l’ado le plus dessalé. La rage de vendre aura eu raison des morales étriquées plus vite et plus sûrement que cent traités situationnistes. Ratzinger peut émettre autant de bulles qu’un quart Perrier, elles glissent sur nos indifférences plus vite que Cybèle sur les toboggans de Pairi Daiza.

De toute façon, collégien timide et fauché, je n’aurais pu ni osé m’acheter Playboy. En 68, je rêvais de fac des lettres. L’indigence des bourses m’eût obligé à travailler après les cours. Je n’en ai pas eu le courage. Puis je voulais vivre avec ma copine, ce qui à l’époque signifiait l’épouser. Pour ça, fallait des sous. Je vous parle d’un temps que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître, le boulot se ramassait à la pelle, j’ai plus raisonnablement proposé mon savoir ès chiffres et lettres à Messieurs Leloux & Van Bladel, importateurs, que j’ai loyalement servis jusqu’en mai 2009, quand la énième reprise et restructuration a eu raison de l’enseigne.

Entre ces dates, j’ai attendu un transport en commun durant deux cent cinquante mille minutes, soit quatre mille cent soixante-six heures, cent septante-quatre jours, près de six mois de ma vie. Sans compter le temps passé à l’intérieur des véhicules. Je l’ai calculé après avoir entendu le patron des patrons déclarer sans rire que, pour améliorer la « compétitivité » de nos entreprises, les travailleurs devaient accroître leur « mobilité ». Aux mêmes infos, on parlait de climat détraqué, de couche d’ozone trouée, de diminution de la fréquence des trains, du Salon de l’auto supposé doper des ventes qui se tassaient et de Tata qui allait fabriquer à bon compte une bagnole polluante pour les millions d’Indiens de la nouvelle classe moyenne. On voulait retarder l’âge de la retraite quand les employeurs viraient de plus en plus tôt pour cause d’obsolescence et de coûts salariaux, on allait trouver des budgets pour favoriser l’embauche des jeunes et le travail des vieux sans se préoccuper de ceux qui ne sont plus l’un et pas encore l’autre, en défaveur desquels on limiterait le droit au chômage, cachez ces sans-emploi que je ne saurais voir ! Notre civilisation m’a fait penser à un basset qui tourne à toute allure autour d’un réverbère parce qu’il renifle un cul, sans comprendre qu’il s’agit du sien.

Et je me suis angoissé pour l’avenir de Cybèle.

Plus question de poser quarante-deux années, de neuf à dix-sept heures, le pépète sur la même chaise ! Avec un diplôme d’assistante en psycho, ma fille vend des fringues chez Zarkie à un bout de la ville, quand son copain bosse dans un Brico à l’autre bout. La boutique ferme à dix-neuf et avant de partir elle range les vêtements essaimés. Heures sup non payées, si ça ne lui plaît pas cent gamines trépignent devant la porte. Deux mille six cents euros à deux, onze cents pour un prêt hypothécaire sur quarante années, deux bagnoles pour rentrer à des heures pas trop indues, ils ont beau être des privilégiés question boulot, leurs fins de mois sont limite.

Dès lors, je bénis la faillite de Leloux & Van Bladel, qui m’a permis de décrocher à soixante-deux piges. S’ils devaient payer garderie et baby-sitting, leur boulot rapporterait moins que le chômage. C’est pourquoi d’aucuns tiennent à limiter ledit chômage et supprimer l’index, question de permettre à Zarkie, en manipulant la concurrence, d’encore diminuer les salaires et augmenter sa « compétitivité » sacro-sainte. Que les jeunes acceptent n’importe quel job contre des cacahuètes, que les retraités distribuent des toutes boîtes à l’aube, fassent des ménages ou deviennent portiers de nuit ! Les carrières de l’avenir comprendront trois années de travail subventionné, deux au chômage, quarante comme clodo, puis, les retraites se montant à des clopinettes, reprise d’un boulot sordide à la soixantaine jusqu’à ce que, épuisé comme un trop vieux Bushman, on s’asseye en bord de piste pour attendre la mort. Le radieux avenir, c’est le passé, douze heures de turbin pour rester à ras de misère, sans même à l’horizon le phare du socialisme, on a déjà donné !

Même plus de patrons auxquels arracher des avantages ! Nébuleuse anonyme d’« actionnaires » aux couilles dorées, plus difficile à coincer qu’une savonnette au fond de son bain. Je fais mon beurre ici aujourd’hui, là-bas demain, la semaine prochaine encore plus loin. Durant sept décennies, la trouille du communisme les a forcés à lâcher du lest face à des millions de gugusses au poing levé. Ça ne mangeait pas de pain, le bonheur par la consommation était l’apanage de notre île prospère, on se rattrapait en pressurant les esclaves des ténèbres extérieures. Fini, tout ça ! L’hallali, la curée, je produis où ça m’arrange, si t’es pas content je délocalise, d’ailleurs même si tu l’es, du moment que ça me rapporte plus, de toute façon tu ne sais même pas qui je suis et ton dirlo n’est qu’un pion que je fais sauter en claquant des doigts…

Au fond, si le mouvement des Indignés est un avatar nouveau de l’anarchie, le libéralisme triomphant qui met la planète en coupe réglée en est le summum, ni Dieu ni maître, ni lois ni droit… L’indignation est une lubie de ceux qui n’ont pas compris que la roue avait tourné. Les Asiates, Sud-Amerloques, Afros, ne pensent pas à s’indigner. Bien contents s’ils ne crèvent plus trop de faim ! Ah, tu t’apitoyais sur le tiers-monde ? Le voilà qui se pointe au grand galop, c’est moi qui le cravache, et à ma botte ! Inexorable ! À ton tour d’être le clodo de la planète ! Les ci-devant avaient beau s’indigner, on ne leur en tranchait pas moins le cou !

Je l’ai entrevu ce jour de février 1985 où Lucas Van Bladel s’est pointé avec une caisse sous le bras. Lucas le Bobo avait viré sa cuti en 68, était parti à Katmandou les cheveux au vent, avait failli élever des moutons dans le Larzac, puis était revenu s’installer benoîtement dans le fauteuil paternel. Il nous a fait venir pour admirer une merveille qu’il appelait Macintosh. Pour lui faire plaisir, nous nous sommes extasiés devant l’ingénieuse petite souris qui biffait des lettres et les remplaçait par d’autres. Puis Linette est retournée à son Olivetti, la seule électrique de la boîte, les autres à leurs écritures ou leurs calculs. Moi, je suis resté sous le coup de cette machine, bricolée au fond d’un garage par deux gamins prénommés Steve, nous avait dit Lucas. Elle me semblait grosse de bouleversements. J’ai pensé aux métiers à tisser, aux moissonneuses-batteuses que, dans l’Angleterre du xixe siècle, les artisans et les ouvriers agricoles démolissaient parce qu’ils leur ôtaient le pain de la bouche.

Steve & Steve, au fond de leur garage, imaginaient-ils qu’un jour, la gestion de Leloux & Van Bladel filerait en un éclair à sept mille bornes pour y être traitée par des batteries d’Indiens sous-payés ? Ce qui n’empêcherait pas la boîte de faire faillite, Lucas le Bobo d’aller se la couler douce dans un paradis bio des Seychelles sans m’avoir jamais accordé la moindre augmentation, et moi de prendre quatre fois par semaine Cybèle à l’école pour la ramener chez elle après notre balade, la faire manger, la débarbouiller, la mettre au lit juste avant que ma fille, aux alentours de vingt heures, rentre pour la border.

Sonnerie de portable. Digne trader et indignée sortent le même iPhone. C’est pour elle. Échange tendu, mais si maman, mais non maman, mais tu ne comprends rien maman… Aïe…

— Papy, où elle est, ma maman ?

Pouvait pas rater ! On a beau être bien ensemble, Cybèle et moi, voir sa mère quelques heures par semaine… Ma fille a son lundi libre et son copain le mardi, le dimanche c’est natation enfants, taekwondo, visites aux et des potes. Quasi pas un instant à trois. Dès lors, plusieurs fois par jour, le manque fait surface.

Heureusement, pour ça aussi, nous avons un rituel :

— Elle travaille, pour gagner des…

Son visage s’éclaire.

— Soussous !

— Pour acheter à…

— Manger !

— Pour payer la…

— Maison !

— Et l’été, pour aller à…

Rugissement de triomphe :

— Pairi Daiza !

Heureusement qu’il y a ce parc ! Dès les beaux jours, ils oublient tout et s’offrent un dimanche de bonheur dans la paix, la beauté, l’harmonie. Loin des mangas qui font tenir Cybèle tranquille, téléchargés sur un site payant dont un copain leur a cassé les codes, loin des bidules en plastique multicolore qui clignotent et font bling-bling, dont marraines et parrains, tontons, taties, tutti quanti, se croient tenus d’offrir des monceaux. Bidules qu’elle éparpille au sol puis ne regarde plus. Bidules que je m’évertue à ranger avant de m’en retourner, question d’éviter à ma fille ce surcroît de fatigue.

Mais ils sont bel et bien là, ces bidules, inamovibles, sans eux la vie n’est plus imaginable, même si c’est plus amusant de jouer à Tu me cherches tu me trouves, au clown ou au gronéléphant. Nous avons hérité des gènes de l’écureuil, bonheur et sécurité impliquent accumulation. Comment réagira cette génération quand tout sera hors de portée ? On rabote les revenus tout en chauffant à blanc l’avidité envers ce qu’on fait fabriquer ailleurs pour des salaires de misère. C’est comme passer des films pornos à un impuissant, quelque chose doit finir par péter.

Les Grecs vivaient au-dessus de leurs moyens ? Tiens donc, beaucoup étaient pauvres, seule une fraction se vautrait dans une opulence crasse, fraction que l’austérité se garde bien d’égratigner. On ne peut conserver à la fois le niveau de vie général et le luxe insolent de quelques-uns ? Parfait, écrasons le grand nombre pour maintenir les privilèges ! Le sens du système m’échappe. Le libéralisme borné saborde le paradis artificiel où il a bâti ses palais de marbre. Les bonnes vieilles crises de surproduction guettent à l’échelle planétaire, l’humanité agonisera sur un grabat d’or massif. Ça criera vengeance, non au ciel qui n’existe pas, mais sur notre Terre polluée par le tout-à-l’égout du profit maximal. Les manifs d’Athènes sont un prélude gentillet, la violence ne pourra que s’amplifier. Aveugle et destructrice parce que sans perspectives. J’habiterais un château en lisière de forêt de Soignes avec une piscine olympique dans mon salon que je me ferais du mauvais sang. Plus facile de délocaliser ses actions que son pépète !

Notre rame débouche avec fracas. Le digne golden-boy replie son MacBook et l’indignée coupe son iPhone. Nous optons pour trois wagons différents. Je ne les reverrai jamais. Qui était-il ? Qui était-elle ? Combattants anonymes dans la guerre planétaire qui s’annonce entre deux anarchies ?

Le communisme, disait Lénine, c’est les soviets plus l’électricité. Et si la seule utopie qui puisse encore nous sauver était la conjonction des deux Steve et de Stéphane ? Les deux gamins qui ont lancé le plus formidable bouleversement technologique depuis l’invention de la roue et l’éternel résistant qui nous dit comment le mettre au service de l’humain. Nous disposons de moyens formidables pour que l’existence de chacun tende vers le maximum du bonheur qui lui est accessible. Encore faudrait-il prendre en mains le partage tout en posant des balises à la possession, puisque la supprimer s’est révélé désastreux.

Peut-on rêver que l’appel de Stéphane Hessel ne suivra pas l’évolution naturelle des idéaux humains, enthousiasme, lassitude, récupération, profit personnel ? Sera-t-il un jour possible aux hommes de se comporter durablement en fonction d’un intérêt collectif à long terme ? Après le bolchevisme devenu dictature d’apparatchiks, mai 1968 — il est interdit d’interdire, vivre sans temps morts et jouir sans entraves — faisant le lit d’un consumérisme effréné, l’utopie des indignés ne porte-t-elle pas en germe les tyrannies de l’avenir ? Mon scepticisme invétéré me le fait craindre. Mais combien j’espère me tromper !

— Dis, papy, quand c’est qu’ils vont revenir, les tambours ?

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