Justine, après l’étape

Françoise Lison-Leroy,

J’ai toujours aimé le Tour de France. Et puisque c’est la centième édition, la radio et la télé diffusent des portraits de ceux d’avant, Coppi et Rivière, Poulidor, Anquetil et Darrigade, Merckx et Ocana. Luc Varenne s’acharne sur son micro et tient au bout du fil une victoire belge. À la télé, les images en noir et blanc se perdent dans la brume des Pyrénées ou flottent sous le soleil de Strasbourg.

Marraine regarde l’arrivée tous les jours. Elle s’accroche au coussin du fauteuil et commente les certitudes du journaliste français. Elle claironne qu’il parle tout le temps, qu’il ne tient pas les mêmes propos que la veille, qu’il ne sait plus que dire à force d’inventer la légende. Elle précise qu’hier il a annoncé la déroute d’Armstrong et qu’aujourd’hui il le magnifie. Elle rectifie quand il épingle un coureur « lâché » qui est simplement « décroché ». Elle fait remarquer qu’il ne prononce jamais le mot « dopage », elle certifie que les sportifs y passent tous. Elle chasse le chat qui voudrait grimper sur ses genoux pendant le reportage. Parrain, lui, dort dans le fauteuil jumeau.

Marraine n’aime pas Ullrich. Elle dit que c’est un guerrier. C’est à cause de lui que Vinokourov, distancé, ne remportera pas le Tour de France. Marraine veut qu’Armstrong gagne mais avoue qu’aujourd’hui il devrait laisser l’étape à Sylvain Chavanel, l’un des plus jeunes de l’épreuve. Elle trouve ce dernier courageux : il vient d’effectuer une longue échappée en solitaire. Enfin, elle reconnaît que c’est impossible, que la course est cruelle, que chacun doit mouliner tout seul.

Lance Armstrong va gagner au Tourmalet. Il sauvera son maillot jaune. L’Américain semble vraiment très costaud. Et puis, il mérite de remporter un cinquième Tour de France. D’ailleurs, il a été gravement malade et il lui a fallu beaucoup de temps pour revenir à son meilleur niveau. Et aujourd’hui, dans l’ascension du fameux col, il a chuté. Il a même « déchaussé » un peu plus loin. Il a du cran, Armstrong. Marraine oublie de dire qu’Ullrich ne l’a pas attaqué à l’instant de sa chute.

Marraine regarde aussi les matchs de football. Elle n’aime pas le Milan AC car c’est l’équipe fanion de Berlusconi. Elle dit que l’Inter de Milan est plus représentatif de l’Italie. La seule difficulté avec Marraine, c’est que quand elle supporte un club, elle n’encourage que la couleur des shorts. Si elle dit « Allez les blancs », c’est qu’elle soutient Mouscron, et si elle fustige les noirs, il faut entendre Brugge. Cela pose problème quand Parrain ouvre l’œil, car il tient toujours avec l’équipe opposée et rappelle la couleur des maillots.

Armstrong est interviewé, Axel n’est pas encore arrivé. Marraine dit que je peux couper la télé pour aller faire une partie de ping-pong. Je la dépose dans sa chaise roulante et la pousse jusqu’à la table de jeu, qui a pris la place du bureau de Parrain. « Tu es Kim et je suis Justine. » Elle met sa casquette blanche et livre la première balle. Elle sait déjà qu’elle va gagner. Elle envoie bouler tous mes essais, elle heurte la table avec sa raquette, elle galope sur deux roues. Sa queue-de-cheval virevolte. Je parviens à sauver quelques points. Un revers et mon bras perclus d’arthrose se relève difficilement. Je pense à Kim. Je m’accroche. J’aurai septante-cinq ans dans deux mois.

Marraine dit que la partie a été serrée, qu’elle doit aller répondre aux questions des journalistes. Je l’entends parler de la Belgique et du défilé du 21 juillet. Elle dit qu’elle a survolé le pays en Alphajet et que ce fut une belle expérience. Elle précise que Kim n’était pas avec elle et se tourne vers moi, mais ne m’invite pas à l’interview. Elle donne des nouvelles de la prochaine fin de saison et affirme que sa vie privée ne regarde pas la presse. Elle dit qu’elle a encore beaucoup à apprendre et que le match suivant sera très difficile. Elle cite ses rivales mais ne manifeste pas de réelle crainte. Elle jouera sa chance.

Parrain demande qui a gagné. Il note les points sur son ardoise.

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