La visitation

Luc Dellisse,

L’envie de mettre mes idées en application dans la vie m’est venue pour la première fois en mai ou en juin de 92 ou 93, il y a longtemps en tout cas. C’est l’époque où j’ai expérimenté le métier de détective. Oh, une seule fois. Mais cette fois-là m’a permis de comprendre le pouvoir dissolvant du désir. Voilà comment ça s’est passé. J’étais raisonneur. J’ai toujours été raisonneur. Un soir, à un dîner où je ne connaissais presque personne, la maîtresse de maison m’a dit : « Puisque tu es si malin, tu devrais bien essayer de retrouver mon bracelet ». Ce petit mot, bien, au milieu de la phrase comme un nœud dans une planche en bois, m’a assez frappé pour que je revoie tout le reste, la maison forestoise, les murs safran, la salle à manger aux chaises Philippe Stark et aux bow-windows donnant sur le jardin. Un spot frappait de plein fouet un écroulement de glycines. Oui, ce devait être en juin. Cinq autres convives, un peu plus jeunes que moi et déjà en poste : avocat, dentiste, chanteuse, dominatrice, communicateur.

La maîtresse de maison était en couple avec le dentiste et ils venaient de mettre en route un enfant. Je crois que c’est cela qu’on fêtait. J’entends donc raconter l’affaire du bracelet et tout de suite je me mets à rire.

— Mais c’était il y a cinq ans !

— Tu dis toi-même que tu ne crois pas au mystère.

— En un sens.

— Que derrière tout mystère, il y a une mystification.

— D’accord, je l’ai dit.

— Si tu disposes de tous les faits, tu peux percer à jour la mystification, oui ou non ?

— Justement, est-ce que je dispose de tous les faits ? Tu dis que c’était dans ton précédent appartement. Que tu venais d’emménager. Que tu rangeais en compagnie de ta sœur. Qu’on a sonné à la porte. Que c’était une fille de haute taille…

— Grande ! Mais grande ! Tu ne peux pas t’imaginer !

— Elle t’a dit qu’elle était l’ancienne locataire, Régine, une infirmière, qu’elle avait oublié une paire de chaussures dans un placard.

— Je lui ai répondu que oui, j’avais jeté de vieilles choses, qu’elles étaient dans un des sacs poubelle entassés sur la terrasse, qu’elle pouvait chercher si elle voulait, que pendant ce temps ma sœur et moi on continuait de déballer. La Régine est repartie au bout de dix minutes. Sourires et excuses pour le dérangement. Et le lendemain j’ai vu que mon bracelet, mon plus beau bijou, une double torsade modern style avec un guépard en émeraudes, avait disparu.

— Tu ne me dis pas une chose.

— Quoi ?

— Les chaussures. Elles les a emportées ?

Six jour plus tard j’avais retrouvé Régine. Elle était effectivement très grande. J’avais de la chance. Je ne lui plaisais pas particulièrement mais ça la soulageait de pas se dévisser la nuque en embrassant quelqu’un. Pour une fois ma taille démesurée et ridicule me rendait service. Elle était blonde aussi, et belle, et je commençais déjà à l’aimer pour de bon. Mais ça n’empêchait pas l’esprit de suite. Au matin elle m’a laissé dormir pour aller prendre son service et donc j’ai commencé à inspecter le logis avec la minutie de Saint-Thomas. J’ai retrouvé les chaussures : en daim, rouges, à talons hauts, grande marque rutilante, une forte éraflure au bout avant droit. Plus vraiment mettables. Régine devait les garder à cause du souvenir.

De bracelet, à première vue, pas de trace, mais j’avais une autre idée. Un si beau bracelet se mettait dans les grandes occasions. Or il y avait dans un coin près du magnétoscope une série de cassettes appelées : « Garden chez Sandrine », « Réveillon avec Régis », « Mariage de Philippe Sireuil » : de parfaites archives de grandes occasions. J’ai projeté la première. La deuxième. La dernière. J’étais un peu triste à la fin de voir Régine en compagnie de tous ses beaux amoureux, riant, dansant, flirtant, battant des mains. Et moi pauvre plouc en chasse depuis six jours à la recherche de quelque chose qui n’existe pas.

J’ai revu la maîtresse de maison, la femme du dentiste. Pour lui prouver que j’avais bien travaillé je lui apportais les vieilles chaussures rouges. Elle était sciée, elle ne croyait pas que j’irais jusque là. Elle a jeté les chaussures dans un coin. Elle a admiré le coup des cassettes. Elle a conclu avec moi que Régine avait dû revendre le bracelet il y a bien longtemps. D’ailleurs sa sœur le lui avait dit à l’époque : que c’était inutile, que ces filles-là connaissaient des receleurs et que ça partait en Amérique. On devrait toujours faire assurer ses bijoux.

J’ai ramassé les chaussures en m’en allant. Je les ai gardées quelques mois. J’ai fini par les perdre. Moi aussi je déménage souvent.

Et puis il y a eu la naissance et puis le baptême et j’ai été invité.

L’hiver et un petit restaurant pour rassembler les proches. Je suis toujours surpris qu’on pense à moi et qu’on m’invite quelque part. J’étais assis à droite de la marraine, qui était la sœur de la maman. Bien faite, très brune. Je lui trouvais un petit accent. Elle m’a appris qu’elle vivait en Afrique du Sud, son mari était planteur. J’étais assez fasciné. Tous les pays étrangers sont lointains mais Bloem Fontein ( ?) me paraissait vraiment le bout de monde. La sœur de son côté trouvait tout aussi stupéfiant un type qui ne faisait rien d’autre que lire et écrire, car qu’est-ce qu’on peut bien encore trouver de nouveau, tout est dit, la preuve c’est que le cinéma propose de plus en plus d’adaptations et de remakes. Elle était intelligente, cette sœur, son point de vue se défendait absolument.

Comme ça, choses et autres, fil en aiguille, en chipotant dans nos assiettes la nourriture ni bonne ni mauvaise des petits banquets, on est devenu assez amis, la sœur et moi, et si je n’avais pas eu le sentiment exact de mon indignité oh et puis zut, elle me parlait de sa ferme et de ses hectares et j’ai dit que je serais curieux de voir à quoi ça ressemblait. Justement elle avait apporté avec elle deux pochettes de photos prises là-bas l’été précédent. Est-ce que je savais qu’il pouvait faire torride à Bloem Fontein ( ?) ? On y passait les soirées en maillot de bain au bord de la piscine, pas comme ici.

Ce mot de maillot de bain m’a bien plu, j’ai commencé à tourner les pages du petit album. Voilà le fils aîné, l’héritier des hectares, il a bien une tête de Hollandais. Voilà le fidèle contremaître Dex, voilà le garage avec les Range Rover, voilà la piscine, voilà les jolis seins de la sœur, voilà un dîner avec des fleurs et des smokings, revoilà la sœur allongée sur une chaise longue, je vois ses jambes, j’aime bien ce languide repli du bras vers le visage, la double torsade d’or et l’éclat de l’émeraude à hauteur des yeux.

Je redresse brusquement la tête, la sœur me regarde, regarde la photo, voit le bracelet, m’arrache la pochette. Par réflexe je lui happe le poignet. Personne ne nous regarde. Elle tire sur son bras. Je résiste. Elle tire pour se dégager. Je serre son poignet un peu plus fort.

Pas au point de la faire crier.

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