J’ai sans doute cru que je l’aimais. J’avais l’âge qui convenait pour cela, celui qui reflète la jeunesse dans les yeux des quadragénaires et plus si affinités. Et je m’ennuyais dans les bureaux paysagers des multiples entreprises que je fréquentais. Alors, pourquoi ne pas regarder ailleurs ? J’opérais alors comme consultante internationale et mes journées, que d’aucuns auraient jugées agitées, prenaient le ton du tailleur gris qu’invariablement je portais. Avions, réunions, projections, présentations, prospection et additions créaient notre biorythme.

Seule femme dans un univers masculin, il fallait pour la norme que j’applique quelques contraintes supplémentaires à celles imposées à mes confrères – évincer les déjeuners en tête-à-tête avec les clients et limiter les dîners entre collègues aux brainstormings sur les cas qui nous occupaient et rapportaient gros à la Firme. Celle-ci ne plaisantait avec rien et bannissait errements érotiques ou frissons de base jugés moins immoraux que contre-productifs.

Si j’ose en parler désormais, c’est que tout cela n’évoque plus qu’un univers englouti. La Firme a coulé comme ses concurrentes et comme les entreprises ou les personnes concernées par ce récit. Mes souvenirs m’apparaissent étrangers à moi-même. Je n’y décèle aucune logique. Il tombe sous le sens que l’histoire est arrivée à quelqu’un d’autre.

Si la division de la Politique Culturelle Commune de la Confédération européenne ne m’avait demandé cette contribution « 2002-2022, regards sur l’intégration des minorités », le silence aurait submergé la moindre parcelle de mémoire. Quelqu’un, quelque part, a dû se souvenir que je suis née à Bruxelles et que, par mon métier, j’ai suivi l’économie belge et rencontré des hommes d’affaires flamands – je suppose que l’on souhaite que je m’exprime sur la minorité flamande européenne.

Voilà que l’on m’offre l’occasion de rédiger autre chose que les romans policiers sur fond de capitalisme déclinant, qui font mon ordinaire dans ma petite maison du Suffolk où je retrouve les odeurs de la mer du Nord. On ne refuse pas, dans ce cas. Tant d’eau a coulé sous les ponts. Et puis, je suis une vieille reine du crime maintenant, j’ai le droit d’autopsier la vie de vrais morts.

Cela se passait donc aux confins des années quatre-vingts et nonante, au siècle passé. Aucun de nous n’imaginait comme tout en viendrait à être ébranlé. Que les plans de business ou les prévisions que nous alignions vacilleraient, nous ne nous faisions guère d’illusions. Nous bâtissions des modèles ou des hypothèses, et personne n’aurait juré que cela eût correspondu à la moindre réalité. Seuls nos clients s’y accrochaient. Que la Belgique serait agitée de divers séismes, nous en avions déjà l’habitude. Nous étions en sus littéralement payés pour dissoudre son économie, pas trop vite toutefois car cela générait du business.

Mais nous n’arrivions pas à envisager que le réchauffement de la planète en viendrait à menacer des pans entiers du pays et que la Flandre craindrait un jour de ne pouvoir garder la tête hors de l’eau. D’autres sociétés de consultance ont vu le jour depuis la fin de la Firme. Elles étudient actuellement le plan Pi 3-14-16, la construction des digues pour sauver la région. La Confédération envisage pour un temps l’expatriation de nombre des autochtones les plus âgés afin de sauvegarder leur vie et plus encore l’identité qu’ils portent, particulièrement les anciens dialectes néerlandais. Il me plaît de savoir que seules les cités bâties sur des hauteurs ne sont pas menacées et seraient ravitaillées par air ou eau – hypothèse du plan Pi –, ce qui ne les priverait que de leur autonomie.

Me voici qui arrive au passé. Un jour d’octobre 1988, je fus amenée à rencontrer le premier client que je traiterais seule, tout au moins dans un premier temps, au sein de l’une des principales sociétés à portefeuille de Belgique. La Firme me faisait une fleur, mais je ne doute pas que la question avait été longuement débattue en haut lieu. Le briefing préalable avec le partner dont je dépendais m’indiqua que j’allais rencontrer « le manager flamand plein d’avenir dans ce groupe francophone ».

On me signala les petits plus qui m’éclaireraient : sa passion pour les voitures – ce qui n’avait rien d’original chez ces hommes-là –, sa situation familiale (un mariage stable, deux enfants, aucun risque de dérive) et son art de s’entourer de collaborateurs doués, mais pas au point de le supplanter. De son curriculum vitae, j’appris qu’il avait magistralement développé en Belgique une société d’intérim, dans l’indifférence totale de son actionnaire suisse qui se préoccupait peu de la Belgique. Ensuite, il avait joué rebelote dans un autre secteur en convainquant des entreprises de sous-traiter l’activité du mess du personnel. Il dirigeait la filiale belge d’un géant français du catering. Comme la fois précédente, son succès passa inaperçu. Il venait de trouver plus de visibilité dans cette grande société belge, l’une de ces « vieilles dames » de l’économie comme disaient les boursiers.

Notre behaviour manager, conseiller en comportement ou psychologue de service, me recommanda la discrétion dans l’entreprise. Il n’était pas question d’assombrir le leadership dont ce monsieur disposait auprès de son équipe par une présence trop appuyée de la Firme. De même, la présidence du groupe appréciait peu ce patron de filiale qui affichait résultats et ambitions. La Firme me recommandait de raser les murs et d’éviter de trop signaler ma présence à l’administrateur délégué et au président du conseil d’administration du holding. Ces deux derniers n’ignoraient néanmoins pas que ma mission de réorganisation et de cost cutting était le préalable à l’introduction en Bourse qui rapporterait du cash à la maison mère.

La Firme fondait de grands espoirs d’affaires autour de ce quadragénaire qui changerait souvent de poste, vu ses compétences et l’ascension des managers flamands dans la plupart des sociétés. Il constituait un prospect At première main, un client pour vingt ans espérions-nous.

Je comptais observer mon client comme je disséquais tous ces humains de sexe masculin qui s’adonnaient au pouvoir, ceux qui deviendraient plus tard les héros et les assassins de mes polars. Je ne tenais à rien de ce qui les faisait courir, ni argent, ni puissance. J’alignais la clique hétéroclite de leurs manies et vanités. Ces obsédés de l’impuissance… En avoir ou pas, telle était la question. Il leur fallait prouver sans cesse aux autres qu’ils étaient capables de. Eux-mêmes en étaient-ils d’ailleurs convaincus ? Non, il leur fallait des preuves, des milliards qui entrent et qui sortent de la caisse, des triomphes et des photos flatteuses, des milliers de gens à déplacer, à envoyer valdinguer. Même chose pour les femmes, traverser, apprécier le reflet du regard conquis et l’image avantageuse, passer à autre chose sans perdre de vue la ligne du bilan ni celle entre les seins.

*

Vint le premier rendez-vous dans cette entreprise. J’ai traversé le hall sinistre, affronté les réceptionnistes barbares, usé des ascenseurs et des moquettes qui puaient l’économie. Il m’a tendu la main directement, à l’entrée d’un bureau, meublé en faux hêtre et en skaï. Il dirigeait alors une modeste filiale active dans la « restauration rapide ». Les consommateurs, eux, mangeaient au fast-food, mais le client de la Firme préférait l’expression en français.

— Moi, c’est Rik.

La peau fraîche des doigts, la finesse de la paume enveloppaient le prénom sec d’une douceur non professionnelle, heurtante. Puis la poigne s’est refermée sur ma main de femme. Je suis entrée dans le jeu des prénoms.

— Agathe, Agathe Demer.

— Alors, c’est vous, la femme de la Firme ? Vous êtes méritocratique ? a-t-il demandé.

Je n’ai pas eu droit aux salamalecs coutumiers. Aucun traitement de faveur. Ce prénom lancé à mon attention m’encombrait. On ne me tutoyait pas comme ça.

L’entretien s’est révélé commun, comme avec tous ces clients qui se pensaient exceptionnels. Banale, l’entrevue, sauf la poignée de main et le regard dans les yeux. Aucune modestie. Il n’avait rien de spécial. Il ne s’était rien passé de particulier, sinon sa façon de se livrer, très directement.

— Je viens de loin, Harelbeke, m’annonça-t-il brutalement. Comme le type de Kinepolis. Ça, c’est un malin. Pour commencer, il a coupé sa salle de cinéma dans le village en deux en supprimant l’ouvreuse, il projetait deux films en même temps avec une seule caissière. Sa femme évidemment, c’est toujours moins cher. Maintenant, ses fils font trente ou quarante cinémas en une fois. Des pirates auraient bien piqué l’idée pour toute l’Europe, mais la famille a toujours bien tiré son plan.

*

Mon rapport de ce premier entretien à la Firme, le SSS (Six Steps Summary), un one page en bullet points st Ion la règle, fut le suivant :

1. Faisabilité de la mission : en tenant compte de nos contraintes de départ, relatives à la structure du groupe (administrateur délégué, président du conseil d’administration), nous sommes tout à fait en mesure d’opérer le reengineering souhaité (prévoir l’implication de notre knowledge center sur les méthodes utilisées dans le secteur aux États-Unis). Gain de productivité possible (sous réserve) avec modification des méthodes de travail : 8 %. Introduction en Bourse à planifier (deux ans semblent un objectif raisonnable à condition d’un gros effort de relations publiques et médiatisation).

2. Difficultés à prévoir au cours de la mission : maintenir en toutes circonstances le leadership de notre client direct face à son équipe (âge moyen : 35 ans environ contre 42 ou 43 ans pour notre client) majoritairement francophone et à sa hiérarchie (noblesse francophone). À terme, prévoir l’implication d’un partner néerlandophone ( ? Joost Kok, âge comparable à celui de notre client) à 5 % de son temps. Obligatoire aussi, en fin de mission, déjeuner diplomatique de notre senior partner, Charles Moreau de Bounham, avec l’administrateur délégué et le président du conseil d’administration.

3. Potentiel individuel du client : manager flamand trilingue (il habite en Brabant wallon) manifestant une ambition exceptionnelle (grade + + + + selon nos critères), ne présentant pas la volonté d’une carrière continue dans le groupe où il travaille actuellement, caractère carré propice aux changements de fonction (mobilité professionnelle grade + ++), volonté d’apprendre (grade +++ + +, diplômé de l’INSEAD, Fontainebleau, il y a six mois).

4. Perspectives d’évolution :

  • Profil de carrière : préférera toujours être le « premier dans son village », il n’est donc pas exclu qu’il accepte un jour un poste dans une PME s’il y sent un défi ou réoriente sa carrière dans une structure encore plus réduite.
  • À terme de cinq ans : poste supérieur dans le groupe où il travaille actuellement (manifeste peu d’intérêt pour une carrière internationale, a fortiori s’il s’agit d’un poste à l’étranger).
  • À terme de dix ans : professional rebirth de la cinquantaine dans un contexte différent (challenge), par exemple à la tête d’une entreprise publique ou d’une PME, peu de risques qu’il entre dans le conseil, donc figure un jour parmi nos concurrents (activité trop passive).
  • À terme de vingt ans : lifestyle seniorship crisis l’incitant brutalement à terminer sa carrière en se faisant plaisir (activités vraisemblables : secteur automobile, Comité Olympique Belge, business du sport à risque, restauration de luxe).

5. Risque principal impliqué par le client : tellement convaincu de sa solidité, de son envergure et de la nécessité de sa présence qu’une rupture brutale n’est pas à exclure (rupture avec le consultant, démission du client, voire répudiation de notre client par la haute hiérarchie et éjection de la Firme).

6. Perspectives pour la Firme dans le groupe : conglomérat à structure complexe entraînant des lenteurs dans la prise de décision (ou l’absence de décision), top management vieillissant centré sur son pouvoir et percevant peu l’internationalisation de l’économie malgré les secteurs fortement concurrentiels où il évolue (restauration rapide, distribution, immobilier commercial, grandes surfaces de commerce spécialisé).

Des missions accomplies pour Rik, je ne dirai rien de plus, silence jusqu’à ma mort. Et même après, qui sait, la Firme nous faisait signer des tonnes de contrats de confidentialité. Même si elle a disparu, il doit rester des avocats aux aguets.

Pendant plusieurs années, sans que je puisse analyser les causes de la sensation, Rik a constitué mon paysage, l’un de ces décors mouvants où l’on chaparde quelques heures de vacances. Ses traits s’ouvraient, larges, à perte de vue et pourtant désespérément sans relief comme les mains trop lisses. Sa carrure solide, plantée sur terre, ne s’amincissait pas vers la taille, formant un torse en bloc, bien carré. Un je-ne-sais-quoi me dérangeait. Trop vorace, la bouche. Trop tranchés, les sourcils, filant au loin, à l’horizontale, comme les pommettes. Les pupilles m’observaient, à l’affût.

Bleus, verts, gris, les yeux ? Question commune à laquelle je ne peux répondre, les lieux communs ne m’intéressaient pas. Je ne saurai jamais. Disons que la couleur variait selon la lumière comme les vagues. Laissez-moi, je vous prie, ma plage de brume, le vague terrain où j’errais à poursuivre la vie. Ce qui vibrait, c’était sa voix. Ce timbre métallique qui changeait de gamme, qui se déroulait vers le grave dès qu’il s’agissait de rire, puis venait mourir dans un sourire. Pour moi, il n’a jamais eu d’âge par rapport à nos dates de naissance ou du compteur qui tictaque. C’était l’ami, l’ami toujours recommencé.

Il avait une peau pâle, un teint sans soleil, un visage vite strié par la fatigue comme les plis du vent sur l’eau, mais les ridules s’effaçaient aussi vite. Il venait du pays sans rivage, sans grève ni canal, irrigué par Carpet Street, où s’alignaient les usines de moquette, où le personnel se courbait encore devant le patron et celui-ci, devant Dieu, en produisant des orientaleries synthétiques et de petits tapis pour prière musulmane. Roulers-Roeselaere, Courtrai-Kortrijk, bientôt la France.

L’hypothèse la plus vraisemblable à propos de notre relation – mais c’est mon imagination d’auteur qui se jette à l’eau ici, beaucoup plus que ma sensibilité de femme – est que ni lui ni moi n’étions dupes des univers dans lesquels nous étions contraints d’évoluer. Nous avions la conviction intime que nous en sortirions un jour, par la grande porte. Inconsciemment, nous nous étions reconnus comme acteurs d’un grand carnaval. Nos déjeuners duraient des heures, avec l’assentiment de la Firme désormais vu le chiffre d’affaires que je réalisais. Nous passions en revue les absurdités du système et nous nous mimions les petits sketches de la vie des affaires.

Je peux signaler, puisque l’information fut abondamment relayée par la presse, que je l’aidai à implémenter de nouvelles méthodes de travail dans les cafétérias de supermarchés, opération doublée d’un dialogue social particulièrement délicat. « C’est parce que je viens de ce pays d’éleveurs de patates que je peux négocier avec les syndicats, m’expliqua-t-il à cette époque. Je sais ce qui se vit chez les gens. J’ai des cousins aux États-Unis, enfin ça remonte loin, ils sont partis à la fin du dix-neuvième ou après 14-18. Partis pour manger, hein. Ces Américains sont fous, ils ont fait tout un bazar pour me retrouver parce que je fais partie de leurs racines. J’ai même un arrière-arrière cousin qui est patron d’une boîte d’informatique en Californie. »

Sa progression et sa longévité chez la « vieille dame » de l’économie belge ont dû beaucoup à sa soumission simulée à un administrateur délégué effacé, comme surpris d’avoir à travailler tous les jours et plus encore à prendre des décisions. « Je suis toujours très poli avec lui, comme un petit employé, me confia Rik. Oui, Monsieur. Non, Monsieur. Je sais rester à ma place. »

Rester à sa place… j’en faisais de même avec Rik. C’est toujours moi qui ai fait le premier pas, un pas en avant chaque fois que, si attentif derrière moi, il posait sa main sur mon épaule lorsqu’il me faisait sortir de son bureau ou que nous quittions le restaurant. J’accélérais, oui, un pas en avant, puis un autre et ainsi de suite. Je ne savais pas pourquoi. Jamais pourtant ne s’est rompu le lien qui nous guidait.

Rik obtint enfin la promotion suprême : la restructuration de la principale filiale du groupe. L’économie a bien changé depuis, il faut donc se replacer dans le contexte de l’époque. Réorganiser, gagner en productivité, obliger les travailleurs de cinquante ans et plus à prendre une « préretraite », en licencier d’autres, plus jeunes, constituait l’une des plus prestigieuses missions qu’un manager puisse se voir confier.

Je fais l’expérience quotidienne de la mort depuis que j’écris mes romans et je suis en mesure de dire qu’en ce qui concerne Rik, ce fut le commencement de la fin. Pas un meurtre, non, ni un assassinat, mais une espèce de mort lente à laquelle la victime se condamnait elle-même.

Ce poste prestigieux octroyé par un holding majoritairement francophone lui valut des inimitiés du côté de l’establishment néerlandophone. Le sujet de notre avant-dernier déjeuner. Il supportait mal ce rejet, il fulminait, et cela s’est poursuivi jusqu’à sa mort. « L’autre jour, au Warande, tu vois, hein, le cercle d’affaires flamand – on mange très bien là –, on m’a dit que je ferais mieux de travailler dans une entreprise flamande pour servir la cause. Mais qu’est-ce que tu crois ? Toutes ces entreprises familiales qui font la prospérité et l’avenir et patati et patata. Qu’est-ce qui se passe pour de vrai dans le trou d’où je viens ? Les Vlezendonck, fabricants de couveuses industrielles pour poussins ? Vendu, vendu à des Américains. Maintenant, ils ont placé dans l’immobilier en Floride et dans les pays qui vont entrer dans la Communauté européenne. Les Gelaerts, moissonneuses-batteuses ? Vendu, à des Américains. Les Van Wezemael avec leurs métiers à tisser pour tapis ? Un pactole qu’ils ont reçu d’un émir des Émirats via je ne sais plus quel paradis fiscal. »

J’ai commencé mon intervention, registre remonte-moral. « Tu es le porteur de changement, tu le seras toujours, même parmi les Flamands. Réfléchis, tu as vingt ans d’avance sur le monde dans ta carrière. Qui aurait imaginé il y a trente ans que les entreprises sous-traiteraient la bouffe servie au mess du personnel ? Ou que l’intérim ferait un boum pareil ? Ou que les Européens auraient envie de manger des hamburgers ? Il n’y a que toi pour avoir des idées comme ça. »

Il avait l’air satisfait de mon discours. « Tout est dans les plis », résuma-t-il en souriant. J’ai ajouté : « Tu incarneras toujours demain. » Cela a sonné comme une insignifiante malédiction.

C’est début décembre 2001 que je le revis pour la dernière fois dans les halls de réception de la télévision commerciale flamande. Des centaines de cadres et d’hommes d’affaires flamands s’y pressaient pour le grand « must » de l’année économique, la remise du « Business Trophy of the Year » par le magazine économique du nord de la Belgique. On honorait ce jour-là Wilfried Van Dieperzee, bâtisseur d’un réseau de boutiques de développement photo rapide – il devait faire faillite cinq ans plus tard, touché de plein fouet par le succès du numérique.

Rik serrait des mains comme tous ceux qui avaient obtenu cette récompense ou, comme lui, ne désespéraient pas de la décrocher un jour. Nous étions en fin de soirée, le stock de champagne était épuisé et nous nous étions rapprochés du comptoir où l’on servait des chopes de bière. Des rides qui ne s’effaceraient plus striaient son front. Intérieurement, il bouillait de colère contre les actionnaires familiaux d’une entreprise d’édition wallonne qu’il avait pour mission de vendre et ne lui facilitaient pas la tâche en se disputant entre eux. Car il avait, dans un mouvement de panache, accepté de travailler pour une firme du sud du pays. Il sillonnait les routes, France, Espagne, Italie, Pays-Bas, Allemagne, il y avait des candidats potentiels partout. Mais des acheteurs ?

— En fait, un des gros problèmes, ce sont les livres pour la jeunesse, glissa-t-il.

— Parce qu’il y a de moins en moins d’enfants ?

— Non, parce que les parents n’ont plus le temps de raconter des histoires. Et puis, c’est trop belge. Tu te souviens de Castar, Kastar « met een K » en néerlandais ?

— Oui, c’était pour les petits garçons, comme « Martine à l’école » pour les filles.

— Castar, c’est pas un Castar, on n’en sort pas. À cause des dessins. Ça ne vaut plus rien. Quand Castar va à la mer, c’est à Ostende, on voit des buildings le long de la plage et sa grand-mère a loué un appartement au quinzième étage. En plus, il drache beaucoup trop. Invendable à des Français et des Italiens. Les Espagnols, ils m’ont dit : « Nous, on ne prendrait jamais nos vacances dans une espèce de Benidorm ». On a fait l’exercice sur toute la série. Castar prend l’avion avec la Sabena, Castar visite une usine de Cockerill qui a fermé, Castar découvre comment marche le téléphone dans une centrale de la RTT, Castar épargne à la CGER, Castar va au foot au vieux stade du Heysel… Castar me casse les pieds !

— Bazardez Castar et vendez la boîte sans ça.

— Impossible, Monsieur « Léopold de » avec ses proches peut tout bloquer et il a juré à sa tante quand elle était sur son lit de mort que Castar survivrait.

— Mais Tigraf le petit photographe, ça vaut du blé, une mine d’or. Traduit en combien de langues ?

— Je ne sais pas, des dizaines. Notre seule chance. Les souvenirs n’ont pas de prix. Je suis sûr que cette boîte, je ne la vendrai pas sur l’avenir. Si j’ai de la chance, je trouverai en Russie ou en Finlande un patron qui lisait Tigraf quand il était petit. Il ne discutera pas le prix pour la boîte et il sera même prêt à imprimer Castar.

— Et là, Tigraf, ça n’embête personne que ce soit belge ?

— Tu peux chercher longtemps avant de trouver quelque chose de belge dans Tigraf. Ça nous arrange juste bien, nous, de penser que c’est belge, ça nous fait une réussite internationale.

— Claque, claque la porte, ils ne te méritent pas, tes actionnaires.

— Tu m’as déjà vu renoncer ? Tu crois que je vais me laisser faire par ces Wallons ? Tu croirais en plus que je vais les lâcher ?

C’était le genre de chose à ne pas dire à un homme blessé qui sortait ses crocs. J’ai pris une rafale glaciale.

— Et toi, Agathe ? Qu’est-ce que tu fous encore dans ce pays ? Qu’est-ce que tu trouves d’agréable ici, sinon contempler ce cirque, ce foutoir, parce que tu as peur de te mouiller, de faire tes bagages ? Ou bien tu regardes, ou bien tu casses. Ce pays est le seul au monde où un tel truc reste possible. Ça continue à durer. Tu confonds démolir et créer. Je sais de quoi je parle, ça fait trente ans que je fais la même chose.

Il tourna les talons en m’adressant ce message sans pitié, que son accent rendait plus cruel : « Swa twa », les lèvres qui font la moue et poussent à aller de l’avant. « Swa twa », comment l’être, justement, puisque c’était un ordre, puisque plus rien ne se déroulait comme prévu ? Ce n’étaient plus des mots ; ceux-ci s’évanouissaient, abandonnant dans leur sillage un simple timbre musical, deux syllabes qui appelaient une résonance.

Il décéda la nuit suivante, claqué d’avoir détruit, d’avoir encore à foutre en l’air sans doute après avoir bâti. Comment grimper encore s’il ne vous reste plus qu’à dynamiter la montagne sur laquelle vous trônez ? Les prévisions de carrière à vingt ans que j’avais élaborées pour la Firme des années plus tôt se révélaient erronées.

On l’enterra quelques jours plus tard – le temps auparavant, pour ceux qui souhaitaient lui rendre un dernier hommage, de le visiter au funérarium, à l’ancienne : visages de glace des relations d’affaires face au masque de cire du défunt apprêté pour la circonstance.

Je préférai l’enterrement, mêlée à la foule des proches et curieusement de tant de petites gens – les parkas en nylon des hommes et les bottes à semelle en élastomère des dames ne laissaient aucun doute, je participais à un événement populaire.

De cette cérémonie, je ne garde aucun souvenir, comme si tout était passé inaperçu, y compris moi-même. Les textes ci-dessous, rédigés par moi je suppose, donnent toutefois une idée de l’intensité – encore une fois s’il s’agit bien de moi. Car tout ce qui suit a été tapé sur ordinateur en caractère « Bookman Old Style » alors que la Firme utilisait uniquement le « Times New Roman ». Je reproduis le passage ci-dessous.

J’y pense ici, dans l’église. En français, on aurait écrit : « Tu vas nous manquer » et ça n’aurait pas été très original. En néerlandais, on dit à peu près : « Nous allons te manquer ». Ou encore quelque chose comme « On va te louper ». On t’a loupé.

Il fait froid et j’attends comme des dizaines d’autres, les anciens petits employés peut-être. Le calendrier, l’agenda, les mois, les secondes ont rendu leur tablier. Je ne vois pas trop la lumière à cause du chapeau qui m’a été enfoncé sur la tête. Les sensations se sont écroulées. Je ne sais plus si je porte des gants ou des chaussettes, j’aperçois juste le manteau gris autour de mes bras et des bottillons qui n’ont pas l’air de souffrir du froid. Si l’ensemble se dresse debout, c’est que je suis vivante à l’intérieur, non ?

Le bruit a cassé la résignation de l’assistance. La musique se déverse, rauque à cause de la sono, aiguë quand l’écho s’en mêle. Le bois des chaises crisse et gueule sur le pavement. On a rouvert les portes, en grand cette fois, et le froid pénètre en même temps que le soleil.

Des dizaines d’hommes et de femmes sentent leur respiration se bloquer, puis repartir d’un même mouvement instinctif, tous les poumons en même temps, comme s’ils s’étaient donné le mot. Dans un brusque appel d’air, pour prendre le courage d’inspirer, la foule se lève, du ventre vers le chœur de l’église. Je le vois, je le sens et je fais comme tout le monde. L’instinct de l’oxygène sera toujours le plus fort.

C’est une adolescente qui a choisi la chanson, à n’en pas douter. Starmania. « Mais au bout du compte, on est toujours tout seul au monde. » Six hommes en noir ont traversé l’allée, en portant du chêne clair aux poignées de laiton. Cela brille. Une femme de ménage a dû astiquer tout cela – le petit plus qui indique les bonnes maisons.

Au bout de la rangée, près du pilier, je n’ai pas eu à me tordre le cou pour apercevoir un pan du cercueil. Un bruit sourd de ma gorge, comme un hoquet. Je ne comprends pas. Si, cela s’appelle un sanglot. Donc, passons aux conclusions, je pleure. Ce type est un vrai tireur de larmes.

Voici une femme qui frôle à peine le sol tellement on la soutient depuis des jours. Il y a ce garçon aux cheveux de corbeau, visage clos, corps replié. Son fils, concentré de révolte. Il m’en avait parlé, un jour de décembre où j’étais passée le voir. Quelle année ? Il faudrait que je mette la main sur un agenda. Je veux être sûre. Non, décembre deviendra le calendrier perpétuel, 365 jours et plus.

Le pilier ne me sert plus à rien. Un gros monsieur s’est intercalé entre lui et moi, en souriant, ce qui n’était vraiment pas nécessaire. J’ai serré à m’en briser les doigts quelques mouchoirs en papier dans la poche du manteau. Quelqu’un prévoit toujours tout pour moi, la double paire de chaussettes et les kleenex.

La boîte bien cirée est assez courte, on dirait, et pas plus large que pour un autre. C’est impossible qu’il soit entré là-dedans et que ce ne soit pas lui qui conduise.

Le cercueil est arrivé près de l’autel. Dedans, je le répète pour que les choses soient claires, il y a quelqu’un qui n’était pas mon type. D’abord, je n’ai pas le temps. Et puis, c’est cheveux sombres, yeux bruns, peau mate, peut-être avec quelques rondeurs. Et non châtain clair avec fils blancs, teint diaphane, allure carrée. Il m’aurait lancé : « On sait toujours trop tard », et sa voix aurait mis du relief sur n’importe quelle platitude.

Les phrases remontent. Même Starmania à fond la caisse n’y peut rien. « Maintenant, il faut penser à l’avenir », la phrase qu’il prononçait tout le temps. Je ne suis plus qu’une rengaine à deux sous qui enfile les banalités. On ne peut rien contre les mots, ni ceux que l’on a dits, ni ceux que l’on a écoutés avec les yeux et qui sont entrés dans la mémoire.

On ne peut rien contre ceux qui se sont enfuis, ni contre ceux, morts nés, qui sont restés en nous. Ils demeurent là sans s’user. Ils filent vers l’intérieur et se muent en évidences. C’est une armée d’occupation qui régit tout. Ils nous brûlent, ils nous marquent l’envers de la peau au fer rouge. De l’extérieur, personne ne voit rien, sauf parfois les larmes, toute cette eau que l’on verse en vain dans l’espoir d’apaiser. Du dehors, on ne perçoit que cette eau qui dégouline, quand les apparences s’entrecroisent, quand il est trop tard pour vérifier, juste par une question, que cela a été vrai. Qu’est-ce qui a été réel pour qui, d’ailleurs ?

*

Lasse de seriner I agree, I disagree, straight to the point, think tank, kick off, meeting, high potential. Power Point, slides and so on, j’ai quitté la Firme deux ans plus tard pour me lancer dans l’écriture de romans policiers se déroulant en entreprise. J’avais étudié le marché et étais persuadée que le public se lasserait de Patricia Cornwell, auteur en vogue en ce temps-là, et de ses suspenses scientifiques. So long.

*

Voilà que l’orage s’est levé sur le Suffolk comme ceux qui nous effrayaient tant dans les années 2000-2002. Même si ces crues ont eu les conséquences dramatiques que l’on sait sur nombre de pays et régions comme la Flandre, je ne me lasse jamais du spectacle imprédictible des éléments.

Petite, à Ostende, je regardais partir les malles pour l’Angleterre. Plus tard, consultante, je m’évadais dans ma villa début de siècle du côté du Cap Gris-Nez, je regardais s’effriter la falaise, année après année. Je voyais se décomposer les bunkers et leur armature de fer rouillé. Je contemplais les vagues dans l’attente de ce don de lumière qui me ferait apercevoir la ligne crayeuse de Douvres.

Pendant vingt ans de consultance, j’ai fait des plans, des mémos, des graphiques. Il fallait toujours garder une trace. De l’histoire que je viens de raconter, je n’ai conservé que la mémoire par défaut. Le doute a remplacé la mer, c’est désormais lui qui me ronge de l’intérieur.

Je pourrais aujourd’hui, le visage trempé, les cheveux défaits, m’user à marcher des dizaines de kilomètres, parcourir tout entier le rivage anglais, voir surgir l’éclaircie sans qu’il y ait plus rien à voir, jamais, de l’autre côté. L’eau a tout rongé, délayé, avalé. Les malles ne traversent plus la Manche, leur port d’attache en Belgique a disparu. Et de ces spectacles d’enfance, je ne garde aucune nostalgie.

Puis-je en dire autant de cet homme… On accepte le temps qui passe, même si c’est un crime, parce qu’il gomme peu à peu la douleur. Mais comment faire contre mauvaise fortune bon cœur devant les gens qui disparaissent, si même la terre qui les portait s’est laissée doucement enfoncer jusqu’à reposer au fond d’un cimetière marin ?

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