Je n’avais jamais vraiment posé un œil conscient sur Éliane.

Lorsqu’elle vint me faire son chantage, je pensai pendant quelques instants que j’allais l’exterminer d’un coup sec et m’arranger pour faire disparaître le corps. Allais-je foncer jusqu’à la cuisine pour m’emparer du couteau à gigot, allais-je lui sauter dessus et la ligoter avant de lui brancher deux fils électriques sur les tempes, allais-je tout simplement la saisir à la gorge et serrer jusqu’au dernier soupir ?

Puis un sentiment d’abattement prit le dessus au fur et à mesure qu’avançait son exposé. Le plus long monologue que je l’eusse jamais entendu prononcer. Déjà j’étais pieds et poings liés, la situation la plus folle face à la personne la plus inattendue. J’avais dix-neuf ans, Éliane dix-sept. J’étais à l’Université où j’étudiais la sociologie et les langues étrangères, Éliane était une petite lycéenne dont j’ignorais tout depuis toujours.

Éliane était une tête d’œuf. Pas au sens figuré que l’on donne habituellement à cette expression, bien que derrière sa façade d’immobilité sidérée elle ne fût certes pas idiote. Je fus payé pour savoir qu’il ne fallait pas se fier à son air. Hébétée peut-être, bête non. Assez intelligente, donc, quoique pas douée au point de préparer Polytechnique, Éliane était et avait toujours été un authentique crâne d’œuf. Entendez que l’objet qui surmontait son corps était parfaitement ovoïde. La forme idéale à enserrer dans un coquetier, bien arrondie au menton et légèrement en pointe sur le dessus. Depuis sa prime enfance, ses cheveux maigres à la teinte incertaine, nuance mastic humide, étaient strictement tirés en arrière et maintenus par des pinces, épingles, élastiques et autres bricoles contraignantes. Ce qu’on ne pouvait décemment nommer une chevelure ne dérangeait donc pas l’ordonnance générale, la forme de l’œuf en était à peine troublée.

Petite fille, Éliane ressemblait ainsi un peu à une héroïne de bandes dessinées célèbres en Flandre, Suske en Wiske, qui connut aussi la gloire en traduction française sous le nom de Bob et Bobette. Quand j’avais dix ans et que je percevais encore par intermittence la présence d’Éliane, je la nommais à part moi Bobette, ou Wiske en flamand – en revanche, bien entendu, je ne m’imaginais jamais dans la peau de son copain Suske. Mais cela ne dura pas : Willy Vandersteen, l’auteur des minces albums à couverture rouge, avait fait de sa Wiske une fillette trop entreprenante et énergique pour que la ressemblance physique avec ma cousine m’amusât longtemps.

Le visage d’Éliane était lisse. D’un lissé, d’une lissité totale que ne venait jamais trahir la moindre pustule adolescente ni surtout l’expression du moindre sentiment. Tout portait à croire qu’elle deviendrait une femme à jamais dépourvue de rides, puisque la peau et les muscles de sa face ne bougeaient que lorsqu’elle ouvrait la bouche pour manger (et encore mâchait-elle mollement) ou pour prononcer l’une de ses rares et monocordes paroles.

Cette apathie faciale touchait aussi les paupières, qui ne paraissaient jamais ciller. C’étaient des stores, des volets convexes abaissés aux trois-quarts en permanence. On était tellement habitué à voir ces couvercles presque clos qu’on sursautait d’étonnement lorsque, par exception, elle les relevait : on découvrait alors qu’ils cachaient de larges yeux bruns globuleux. Héra-aux-grands-yeux-de-vache. Cette épithète était tout ce qu’on pouvait trouver d’homérique en Éliane.

Pendant des années, j’avais eu coutume de regarder l’immobile Éliane comme un petit meuble peu encombrant traînant dans un coin de la vie familiale. Après m’être, à son propos, vaguement posé deux ou trois fois la question : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? », j’avais cessé de considérer cela comme un sujet d’étude possible et, sans trop m’en rendre compte, j’en étais venu plus ou moins à la même conclusion que certains de nos vénérés Pères de l’Église, à savoir qu’il est des personnes féminines qui n’ont pas davantage d’âme qu’un hérisson ou une huître. Dans le cas d’Éliane, le rapport avec l’huître était plus pertinent, le hérisson étant un animal trop vif et rapide pour être comparé à ma gourde cousine.

J’avais fini, au terme de mon adolescence, par ne plus voir Éliane, même lorsqu’elle était là. Elle était une inexistence. On ne parlait pas encore à cette époque d’images virtuelles – mais c’était bien cela, j’avais une cousine virtuelle. Qui, hélas, n’avait rien de commun avec Lara Croft.

Lorsque, bien des années plus tard, le hasard mit entre mes mains les œuvres de Witold Gombrowicz, je fus saisi d’une stupéfaction profonde. Il était polonais, cet écrivain, comment avait-il pu connaître mon Éliane ? Voilà qui était troublant, le personnage central de sa pièce Yvonne, princesse de Bourgogne paraissait taillé sur mesure pour Éliane. Non, c’était Éliane !

Éliane était Yvonne, cette jeune godiche, raide et immobile, dont on n’entend jamais le son de la voix, que rien ni personne n’arrive à mouvoir (quant à émouvoir, n’en parlons même pas). Yvonne pousse tout le monde à la moquerie, tant elle est incolore et inodore, puis elle pousse au paroxysme de l’énervement et finit par pousser au meurtre, car tous ne pensent qu’à une chose : la faire sortir de leur vie, l’é-li-mi-ner ! Personnage de théâtre extraordinaire, unique. Eh bien non, pas unique, puisqu’il y avait Éliane. J’ai vérifié les dates, les lieux : 1938, Varsovie. Impossible, Éliane tétait encore sa mère. Mais cela m’a confirmé que Gombrowicz était un génie : comment avait-il pu subodorer que dans un coin de la capitale syldave poussait un bébé qui allait devenir son Yvonne ?

*

Vint ce samedi. Mes parents, ma tante Magda et mon oncle Philémon étaient invités au mariage de quelque connaissance ou lointain cousin, tellement lointain que j’étais dispensé de la corvée. Je regardai partir Léon et Charlotte, endimanchés ou ensamedifiés, dans la petite Austin verte qui commençait à se faire vieille mais qui restait pimpante grâce aux bons soins qu’on lui prodiguait.

Quelques minutes à peine après leur départ, je fus surpris au beau milieu de ma lecture par un coup de sonnette bref, suivi très vite d’un autre, qui m’agaça, alors que je me dirigeais déjà vers la porte. Que me voulait l’impératif importun ? J’ouvris et me trouvai face à Éliane, dont le masque ovale affichait un quart de sourire énigmatique. Je ne fus pas étonné de la voir muette, c’est sa présence même qui était incongrue. Je crois bien que cela faisait sept ou huit ans que je ne m’étais pas trouvé entre quatre-z-yeux avec elle.

Maintenant la porte entrouverte, sans dire bonjour, je fis : « Il n’y a personne.

— Il y a toi. »

Mon visage dut se teinter d’incompréhension. Avec une détermination que je ne lui connaissais pas, elle dit : « J’entre ? J’entre ! » Elle repoussa le battant, m’écarta d’un bras léger mais décidé et pénétra dans le couloir. Elle alla droit vers le salon, s’assit dans un fauteuil de cuir et contempla placidement ma figure mécontente.

« Qu’est-ce que tu fais là ?

— Il faut que je te parle.

— De quoi ?

— De quelque chose qui va t’intéresser. »

Je ricanai. « M’intéresser, toi ? »

Si j’avais cru la vexer, c’était raté. « Assieds-toi, dit-elle, presque autoritaire. J’ai soif, pas toi ? » Sans attendre, elle passa dans la cuisine et en revint aussitôt avec deux canettes de Coca-Cola. Elle m’en tendit une et but au goulot de l’autre. Je n’avais pas soif mais j’acceptai la canette. Incroyable, c’était la première fois que je me sentais obligé de prendre une contenance devant Éliane. Elle resta debout devant moi (où avait-elle appris les techniques de la communication ?), j’étais enfoncé, genoux haut levés, dans le divan mou, elle me dominait.

« Voilà. Je sais tout depuis toujours. Et j’ai décidé que le moment était venu. J’aurai dix-sept ans demain.

— Bon anniversaire. » Mon ton le plus sarcastique. Une formule que je n’avais plus adressée à la petite-cousine depuis des temps immémoriaux.

« Il sera bon », dit-elle avec un sourire froid de statue archaïque grecque – une korê.

Je remarquai à cet instant qu’elle était vêtue d’une façon inhabituelle. Au lieu de ses immuables tenues bleu marine, pulls et jupes sans forme ni grâce, elle portait une robe légère en tissu à petits carreaux blancs et roses, à la taille marquée, se terminant au-dessus des genoux par des volants évasés. L’attifement de la starlette à la mode. C’était risible, Éliane le pou déguisée en jeune fille en fleur !

Je me levai d’un bond pour marquer mon exaspération et mettre fin à l’entrevue. Mais, bien qu’il n’y eût point d’odeurs légères ni d’étranges fleurs sur des étagères, le divan était profond comme un tombeau et, quoiqu’un Syldave sorte allègrement du tombeau chaque fois qu’il chante la première strophe de son hymne national, moi, à ce moment précis, je ne pus m’en extraire qu’avec peine, en m’y reprenant à deux fois. Cela me donna une allure vacillante et maladroite et je fus beaucoup moins tranchant que je ne le voulais lorsque je prononçai : « Bon ! Eh bien, merci d’être venue. J’ai à faire. »

J’aurais dû savoir qu’on ne perturbe pas l’imperturbable Éliane.

« Ce que j’ai à te dire va te passionner.

— Ça m’étonnerait.

— Ça t’étonnera. »

Et sans me laisser le temps de répéter mon invitation au départ : « Je sais tout, j’ai tout vu depuis le début. Tu ne peux rien me cacher, à moi. »

Je gardai visage de marbre méprisant mais je sentis mes genoux trembloter. Féla ! Comment a-t-elle su ? Tant d’années de clandestinité que je croyais impénétrable. Mais quand Éliane commença à me narrer dans le détail tout ce qu’elle avait vu et noté, ma stupéfaction augmenta encore. Cette fois, c’est sans doute moi qui eus l’air hébété et elle qui se moqua intérieurement de mon regard vide, ma bouche ouverte, ma mâchoire tombante.

Éliane n’était pas Mata Hari qui, on le sait, ne fut qu’une dilettante. Elle était bien mieux que cela. Les espionnes des films américains et celles des séries de la télé n’avaient rien à apprendre à Éliane, l’œil de Moscou toujours entrouvert, perpétuellement à l’affût, se déplaçant de cachette en cachette comme un félin chasseur, une cinquième colonne à elle toute seule.

Partager