Temps de l’attente

Véronique Bergen,

Si on observait la femme de loin, on aurait dit un fragment de vie tombé dans la vacance de l’attente, arborant la posture de qui se retient d’exister pour vivre au futur, suspendant le présent de ses gestes, de ses intérêts, de ses emportements pour les magnifier dans l’avenir ; elle était semblable à un animal tapi dans l’ombre qui refrène ses élans, retient d’amener le mouvement à son terme et fige dans une pause ce qui ne demande qu’à jaillir. De près, on eût dit une boule de cristal illuminant le palimpseste de tous les possibles, n’excommuniant aucune piste, mais sous cette apparente égalité des perspectives, un œil attentif aurait pu déceler un infléchissement vers le pays de la plus grande chance, vers la chanson à la plus haute note, tant et si bien que l’accueil généreux de tous les alluvions se mobilisait en réalité pour l’advenue de festivités bien délimitées. Comme une geisha experte dans le maniement de l’éventail, elle écartait, comprimait ce qui faisait obstacle à ses rêves de noces équatoriales tandis qu’elle ramenait dans les plis de son axe toute une palette d’événements et de sentiments qui amplifiaient la voie de son désir. En raison de ce tri incessant, l’appartement ressemblait à une gare s’activant à sélectionner les aiguillages fastes et à écarter les voyageurs hostiles. Usine à rêves à la performance assurée par la sûreté et la promptitude du partage entre ingrédients salvateurs et ingrédients inhibiteurs, suractivité paradoxale d’une vie qui s’est faite attente, d’une attente qui a occupé tout le terrain de la vie, bruits de hauts fourneaux qui travaillent à précipiter la fin des prodromes… la femme était tout à la fois une mendiante qui s’en remettait aux diktats de l’ange, une charmeuse même pas mondaine qui lustrait la courbe des événements, la martyre consentante d’une cause amoureuse cultivant l’inouï, une aristocrate qui se faisait forgeron pour vaincre l’épreuve du feu, une soupirante éconduite qui s’accrochait aux vertus du temps de la patience. C’est d’être envoûtée sans être convoitée qu’elle se soumettait, docile, à toutes les rudesses, c’est d’être allée au-devant de toutes les déceptions, de toutes les violences qu’elle sentait poindre l’aurore de toutes les aurores.

Tout fuyait puis coagulait, tout se fracturait à nouveau avant d’œuvrer à une union inédite, le long d’une figure spiralée comme deux cous tordus l’un sur l’autre. L’acquis se délitait pour se reformer ailleurs, sous d’autres parures ; l’incertitude, les doutes, la maladie de la réflexion incessante faisaient trembler toute assise comme une marée brassant les éléments qu’elle recouvre se voue à ne les faire vivre que pris dans une révolution permanente. Et la sensation d’un creusement de la distance ne tardait pas à la harponner alors que des gestes de complicité chaleureuse avaient pourtant éclos, alors que des transports mutuels ne tarderaient pas à contenir, à balayer cette impression avant qu’elle ne revînt sous une autre forme. La femme en venait alors à se demander si son sismographe intérieur ne perdait pas de sa fiabilité à force d’être trop précis, trop sensible aux moindres variations d’humeur, si l’hypertrophie de sa mémoire ne le privait pas d’une vue d’ensemble respectant lignes de force et détails accessoires. Tout enregistrer, tout comptabiliser, c’est demeurer le nez collé aux événements, se répétait-elle, c’est ne rien saisir à force de vouloir tout engranger, sans souci des hiérarchies, des évolutions, des distinctions entre tendances dominantes et lignes adjacentes, c’est écraser toute vision stéréoscopique, toute mise en perspective sur un plan étale comme un damier ne reconnaissant plus la valeur de ses figures. Qui veut embrasser tout l’horizon, capitaliser tous ses mouvements et tropismes n’embrasse qu’un spectre décharné, comme si cette pléthore de faits grouillants, en sus d’aveugler leur témoin, se retirait pour ne lui laisser que leur existence en filigrane sur fond de vide. La femme rappelait alors à elle l’emblème de l’éventail afin de synthétiser ce qui était lesté de sens et d’élaguer toute surcharge interprétative. Elle faisait sienne la devise « soustraire, éventer, c’est aussi créer ». Elle se mettait alors à épingler les courbures essentielles, à sérialiser les points de fulgurance, à capter les dynamismes insignes par leur prégnance, dédaignant les faits en trompe-l’œil, les coups d’éclat sans lendemain, les fanfarons au pied d’argile, les réactifs épidermiques et autres vaguelettes de surface. L’on ne pouvait dire que la toile de fond de sa vie virait de Pollock à Mondrian, ou d’un caravansérail à une thébaïde : elle laissait filtrer, percoler les amplitudes notables, comme un enfant joue à la marelle en soulignant la ligne rouge de ses aventures. « J’attends, j’évente, je trie, j’infléchis, je bricole » se murmurait la femme jusqu’à ce que sa pensée fût froissée par le bruit d’un battement d’ailes.

Et, peu à peu, elle apprit à ne plus se laisser transir ni ébranler par tout et son contraire, à percevoir l’orientation des vols de l’ange, à évider ces derniers de leur théâtralité haute en couleurs, à passer par pertes et profits les volte-face, les colères sans incidence. Comme l’ange secouait ses ailes, elle électrisait son corps de façon à ce qu’en tombât le négligeable. Et lorsqu’il se posait, tantôt prudemment, tantôt sauvagement, sur l’appui de sa fenêtre, elle ouvrait grands les battants et s’accroupissait au sol pour s’exposer à ses charmes. Elle n’avait pas besoin d’ôter ses vêtements pour offrir sa nudité en cible ; elle s’arrondissait en un bouclier qui n’arrête aucune flèche ; sa peau diaphane vibrait, tressautait à chaque œillade comme une étoffe battue par le vent gondole pour s’en faire la chambre d’échos, la répondante.

Chaque matin, elle inspectait scrupuleusement le rebord de la fenêtre afin d’examiner les éventuelles traces d’un passage nocturne, et son cœur battait à tout rompre lorsqu’elle s’avisait que l’ange l’avait contemplée durant son sommeil. Elle se jurait alors de laisser, toutes les nuits, sa fenêtre ouverte afin qu’il pût la rejoindre. Elle dut cependant vite se rendre à l’évidence : l’accueil signifié par la fenêtre ouverte dissuadait toute visite, comme si l’ostentation avec laquelle s’affichait le désir avait pour effet de refermer les ailes de l’ange à la mèche rebelle. Elle devint bientôt maîtresse en ce jeu de cache-cache où l’on tait ce qui brûle afin d’exacerber l’élan de l’autre ; comme un pêcheur des grands fonds condamné à écumer la surface, elle s’amusait à brouiller la corrélation entre un sentiment térébrant et sa traduction spontanée, appariant des forges incendiaires à une apparence insouciante, mettant en avant des phénomènes périphériques qui brillaient comme des appeaux. Elle s’étonnait elle-même des facilités avec lesquelles l’esprit pervertissait une donnée initiale, la faisant passer dans d’étroits cyclotrons qui la rendaient méconnaissable : un élan, rond comme une boule de feu, cerclé de nappes aurifères, devenait au fil de ses mutations un être hautain, drapé dans des surplis de froidure ; des sensations à la furieuse rougeur, acérées comme des lances en venaient à se styliser en volutes tempérées ne convolant qu’en des zones médianes.

Elle sut très vite que l’ange n’était point dupe de ces précieuses manigances, qu’il fut vite au parfum de ces jeux d’interversion entre entrée et sortie, mais que, charmé par cette mise en veilleuse et ce bridage des pulsions, il jouissait des effets de sa mainmise et des exigences auxquelles elle imposait de se rendre.

Et l’ange, bleu comme une mosquée trouant la page d’un poème, se félicitait du climat d’amour courtois et chevaleresque qu’il avait distillé, affûtant les épreuves comme un guerrier dompte ses peurs en terrassant la figure de l’autre. Il ne semblait mettre aucune limite à ses exigences, réclamant des preuves qui en appelaient d’autres, durcissant au fur et à mesure les expériences qui se voyaient traversées par une dictée hypnotique. Assurance de pouvoir assujettir la femme à ses ordres, en étouffant en elle toute résistance, toute rebuffade, plaisir triomphal de la sentir aller au-devant de ce qui est requis et se plier aux caprices et fantaisies de tous bords, joie narcissique de ne la voir renâcler devant aucune proposition et de la savoir prête à abdiquer tout amour-propre, raffinement cruel dans la concoction de sauts d’obstacles de plus en plus sévères… l’ange jouait ces diableries avec le sérieux de qui entend faire se lever tout ce qui se retranche dans l’inavouable.

La chaleur épaisse travaillait pour lui, faisant céder toutes les barrières que la femme aurait pu vouloir conserver. Femme fondant au soleil comme un bonbon dans une bouche tigresse, femme se disposant en forme de capitule pour s’assurer de ne rien refuser et de répondre aux attentats par des génuflexions… Femme couverte de l’enfance de l’art, tatouée de peintures pariétales, qui laisse échapper un sourire ironique à l’idée de la révolte qui gronde en toute docilité et de la soumission qui tapisse en creux tout émeutier…

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