L’ange déchu

Eduardo Mendicutti,

Dieu a aussi créé les beaux garçons.

C’est ce que m’a dit le frère Stanislas quand je me suis mis à pleurer, le cœur serré, avec cette facilité que j’avais à m’émouvoir et à fondre en larmes sincères lorsque je me trouvais dans l’embarras. Selon ma fiche de novice, j’étais un primaire, un livre ouvert, un jeune dans toute sa fraîcheur, avec des sentiments et une sensibilité à fleur de peau, exposés aux calculs et à l’hypocrisie. J’étais transparent et, malgré l’air superficiel que je m’efforçais parfois d’afficher – c’était mon point faible, selon le maître des novices et tout le collège des professeurs –, je ne pouvais empêcher que l’on me découvre toujours un caractère exceptionnel et des qualités qui, mal comprises, pouvaient me mener à la perdition, mais qui, bien dirigées, feraient de moi quelqu’un de très utile pour Notre Sainte Mère l’Église, pour la Congrégation et pour les enfants pauvres, y compris – et c’était à ce moment-là le grand rêve de ma vie – les enfants en terre de mission. Je savais, bien sûr, quel était mon meilleur atout, cette aisance à me débonder de part en part pour faire affleurer mes émotions, et je me suis donc mis à pleurer comme si toute ma famille était morte dans un accident d’avion – alors que j’avais quitté ma famille terrestre avec une détermination à faire peur –, comme si le Christ Notre Seigneur avait une nouvelle fois été crucifié, comme si Kennedy venait à nouveau d’être assassiné, comme si avait éclaté subitement un autre glorieux Soulèvement National, qui fut très bon pour l’Espagne, comme le disait le frère Stanislas, mais qui avait également servi à mettre les rouges dans une telle rage qu’ils firent plein de martyrs pour la foi. Je pleurais de telle manière, en y mettant tant de conviction, et dans des gémissements si spectaculaires – j’étais sûr qu’ils s’entendraient de la galerie où les novices, plongés dans la lecture spirituelle, déambulaient à cette heure de l’après-midi –, je pleurais de façon si déchirante que le frère Stanislas, notre maître des novices, se leva, contourna son bureau, se plaça derrière la chaise sur laquelle j’étais assis, s’inclina pour m’étreindre avec une tendresse tout ce qu’il y a de paternelle et me dit :

« Ne pleurez pas, frère Raphaël. Dieu a aussi créé les beaux garçons. »

C’est que je lui avais promis, la main sur le cœur, de m’enlaidir le plus possible pour que mes compagnons n’aient aucune attirance envers moi.

« C’est vrai, lui avais-je dit, en ravalant péniblement mes larmes. J’irai chez le coiffeur me faire tondre la boule à zéro, et j’engraisserai jusqu’à avoir des joues saillantes comme des pastèques, et je dirai au frère Basile de me trouver une vieille soutane qui ne m’aille pas du tout, et je garderai mes lunettes même pour dormir. Mais ne me renvoyez pas. Vous verrez que personne ne succombera plus à la tentation par ma faute. Même pas le frère José Benigno. »

Le frère José Benigno, avec son air de bigot à moitié rongé par les boutons, avec ses fines mains froides que ne cessaient de chercher mes parties honteuses même lorsque nous nous trouvions au milieu du patio, était responsable de leur volonté de me renvoyer, de me rendre à la rue, de me mettre dans un train, retour à la maison. Plein de remords, sans doute apeuré à l’idée que je puisse parler avant, le frère José Benigno était allé dans le bureau du maître des novices raconter ce qui s’était passé, ce fameux dimanche, dans le camion qui nous ramenait serrés comme des sardines d’une journée d’excursion à la Sierra de Guadarrama, chantant des chansons de camp et tapant dans nos mains au-dessus de nos têtes, pour éviter les tentations. Mais le frère José Benigno, qui s’était arrangé pour se mettre à côté de moi avec une tête d’angoissé qui faisait peine à voir, avait laissé la tentation le dominer, comme il l’a confié avec la plus grande contrition au maître des novices, il avait baissé la main jusqu’à me frôler le membre du péché, dit-il, mais il n’eut même pas à me tripoter pour que mon membre coupable réponde à la tentation – le Livre du novice mettait en garde avec beaucoup de sévérité contre les attouchements sur soi ou sur d’autres –, au mieux il était déjà ainsi – vous savez bien, frère Raphaël, me dit le frère Stanislas – avant qu’il ne me frôle, et il n’était donc peut-être pas entièrement responsable, bien qu’il admît ne pas avoir pu se contenir et avoir d’une seule main relevé ma soutane jusqu’à la taille et baissé la glissière de mon pantalon. Bien sûr, lorsque je suis entré dans le bureau du frère Stanislas, et que je me suis assis sur la chaise qui était toujours disposée de l’autre côté de la table pour les novices appelés au dialogue – c’était le nom que nous donnions à ces entrevues soudaines qui mettaient le novice convoqué au comble de la nervosité et tous les autres en état d’alerte –, le frère Stanislas ne m’a rien raconté de ce que lui avait confessé le frère José Benigno. Il me dit seulement :

« Frère Raphaël, je vous ai appelé parce que vous avez peut-être besoin de soulager votre conscience. »

J’ai immédiatement compris que le frère José Benigno, avec sa tête de gaspacho fermenté, avec ses mains comme des lézards fouineurs, lui avait raconté l’affaire des attouchements et leurs conséquences. Je commençai à rougir jusqu’à sentir brûler la peau de mon visage et je ne pus que baisser les yeux et acquiescer de la tête.

« Avez-vous fait quelque chose pour susciter ce qui s’est passé ? Je veux dire : avez-vous provoqué le frère José Benigno ? L’avez-vous aidé, disons, dans ses attouchements ? »

Je niai farouchement de la tête, pour qu’il soit bien clair qu’on pouvait douter de tout, sauf de ma sincérité.

« Il dit avoir utilisé une seule main, ironisa le maître des novices.

— C’est vrai, dis-je dans un souffle, il a utilisé une seule main. »

J’ai pensé : s’il devait être renvoyé, le frère José Benigno trouverait facilement du travail dans un cirque.

« Il m’a aussi dit, ajouta le frère Stanislas, que vous l’aviez fréquemment touché au cours des dernières semaines. Dans un esprit de luxure, je veux dire. »

L’air de frayeur et de dégoût que j’ai à coup sûr affiché était un attentat en règle contre la charité, mais c’est que le simple fait de penser aux parties honteuses du frère José Benigno me rendait malade et me donnait la nausée.

« Que le frère José Benigno vous a touché fréquemment les organes sexuels, je veux dire », précisa le frère Stanislas.

Ainsi donc, il lui avait aussi raconté cela. Ma capacité à rougir n’a jamais connu de limites, les hauts-fourneaux de Biscaye tenaient de la flamme du Soldat Inconnu comparés à mon visage. Je me mis à nouveau à baisser les yeux et à opiner de la tête.

« Je dois vous dire, en outre, que vous avez provoqué le scandale parmi vos compagnons, avec ces attouchements. Apparemment, le frère José Benigno se place devant vous en toute occasion, même au milieu du patio, met les mains derrière le dos et s’adonne à des attouchements sur vous. »

C’était la vérité.

« Et je suppose que vous ne me direz pas maintenant que vous n’y mettez pas du vôtre, frère Raphaël.

— Bien sûr que si, frère maître des novices, dis-je. Le frère José Benigno a fait tout cela contre ma volonté.

— Évidemment. Quand le frère José Benigno fait tout cela, vous ne pouvez même plus bouger. Vous restez pétrifié, c’est ça ? Pourquoi ne pas vous en aller lorsqu’il vous cherche ? »

Je regardai le frère Stanislas dans les yeux et lui dis, en toute sincérité :

« C’est que j’ai honte.

— Mon Dieu, frère Raphaël ! – Le frère Stanislas semblait réellement sous le coup d’une sainte indignation. – Vous n’allez quand même pas me dire que vous vous laissez toucher par vos compagnons pour faire œuvre de charité !

— Bien sûr que si », dis-je avec cette sincérité si émouvante qui m’est toute personnelle.

Et c’était la vérité. Ces compagnons – surtout les plus laids – qui se voyaient assaillis par la tentation et qui se mettaient à poursuivre les plus beaux et les plus forts pour qu’ils se laissent tripoter par eux me faisaient beaucoup de peine. Défaits, ils partaient en chasse des novices les plus appétissants et inventaient sans cesse des prétextes ingénus et émouvants pour leur mettre la main dessus. Ils étaient comme les parias de la terre, réclamant douloureusement leur part au paradis des péchés partagés contre la chasteté, mendiants recherchant une agréable compagnie pour désobéir au sixième commandement. Mais les plus beaux et les plus forts ne se perdaient pas en complaisances, ils n’étaient pas disposés à faire œuvre de miséricorde au prix de leur virginité, ils ne mettaient leur âme à l’épreuve qu’avec des compagnons aussi beaux et aussi forts qu’eux. Moi, en revanche, cette légion famélique, avec ses regards quémandeurs et ses effleurements tremblants, me rendait complaisant et sentimental, et éveillait en moi l’instinct de solidarité avec les plus défavorisés, je me sentais comme le riche de l’Évangile qui ouvrait les portes de son palais et vidait ses réserves pour que les pauvres nécessiteux, venus de toutes parts solliciter sa générosité, assouvissent leur faim et leur soif. Et c’est comme si, parmi les plus laids et souffrant des tentations les plus insupportables, le bruit avait couru : « Le frère Raphaël se laisse faire. » De sorte qu’arrivaient jusqu’à moi les novices les plus chétifs ou trop mous, rongés par l’acné et la séborrhée, aux mains trempées d’une sueur tiède et collante ou glacées comme des bistouris, qui me ramollissaient le cœur et me durcissaient tout le reste, bien que nous nous trouvions dans le lieu le plus inadéquat – terrain de football, chœur, réfectoire –, et ils s’arrangeraient toujours pour me prendre à l’improviste. Le plus désagréable de tous, par contre, était le frère José Benigno, mais il me faisait de la peine aussi. Jusqu’à ce qu’il aille dans le bureau du maître des novices jouer à mes dépens la Madeleine repentante et que je nourrisse contre lui une animosité peu charitable.

« De toute façon, frère Raphaël, me dit le maître des novices quand je l’eus assuré d’une voix frémissant de sincérité convaincante, que le frère José Benigno me tripotait sans mon consentement, vous devez savoir qu’il n’est pas le seul. D’autres de vos compagnons sont venus me dire que vous suscitez des tentations chez eux. »

J’ouvris très grand les yeux, comme si je ne pouvais croire ce que je venais d’entendre.

« Ne jouez pas la comédie, frère Raphaël, me dit le frère Stanislas, qui avait été nommé maître des novices grâce à son doctorat en psychologie, précisément. Vous savez très bien que vous êtes venu au monde avec un physique avantageux, et il est naturel que cela perturbe vos compagnons, à cet âge difficile. Il est vrai que vous n’êtes pas responsable du visage et du corps que Dieu vous a donnés, mais pour cette raison même vous devez vous surpasser en modestie, ne pas confondre la nécessaire hygiène personnelle avec la coquetterie, éviter les gestes et les attitudes qui peuvent éveiller chez vos compagnons des pensées et des désirs impurs et, surtout, vous réfugier dans la prière et le recueillement, et penser à n’être agréable qu’aux yeux du Seigneur. »

C’est ici que je n’en pus plus et que je me mis à pleurer comme un orphelin sur le point d’être rendu à l’hospice par ses parents adoptifs. Et je promis au frère Stanislas de faire tout mon possible pour être plus laid et plus désordonné que personne, pour que, au cas où ils se focalisaient par hasard sur moi, mes compagnons ne nourrissent pas par ma faute des pensées et des désirs impurs. Je suppliai le frère Stanislas de ne pas me renvoyer. Et c’est alors que le frère Stanislas se leva, s’approcha de moi, se pencha pour m’étreindre comme un père compréhensif et me dit cela que les beaux garçons avaient été créés par Dieu.

« Mais retenez toujours ceci, que votre apparence est un cadeau divin, ajouta-t-il. Ne la gaspillez pas en plaisirs et vanités de ce monde. Ne vous laissez pas duper par la fausse charité. Soyez égoïste avec pureté. »

Il continua à m’étreindre pendant un long moment, jusqu’à ce que je cesse de pleurer. J’en vins même à penser que le frère Stanislas souhaitait en fait que je sois un peu charitable avec lui.

Cet après-midi-là, après le mauvais moment que je venais de passer, je sortis du bureau du maître des novices très réconforté. Et disposé à ne laisser quiconque, aussi laid soit-il, profiter des dons que Dieu m’avait octroyés. À ne pas me laisser duper par la fausse charité. À être égoïste avec pureté. Dans la galerie, baignée par le soleil paisible de début mars, quelques novices déambulaient lentement, plongés dans la lecture d’austères œuvres de spiritualité. En passant près d’eux, je me rendis compte qu’ils me regardaient du coin de l’œil. Je ne vis pas le frère José Benigno, mais plus d’un semblait craindre ce que j’avais pu dire au frère Stanislas. Sûr qu’ils mettraient du temps à s’apaiser. Dieu Notre Seigneur leur donnait l’occasion de souffrir un peu, et ils souffriraient encore plus lorsqu’ils se rendraient compte que le frère Raphaël ne se laisserait plus tripoter.

Je commençai à descendre l’escalier, en direction de la chapelle, et c’est alors que je le vis. Là, sur le palier, attendant sans doute la suite des événements, se trouvait le frère Nicolas François. Si beau. Si fort. Disposé comme toujours à me le faire regretter. Avec cet aspect de chasseur de proies. Inquiet, même s’il ne l’aurait reconnu pour rien au monde. Intrigué – cela, il ne pouvait le cacher – par le résultat de mon dialogue avec le maître des novices. Il tenait un livre dans les mains, mais il n’essayait pas de faire semblant de lire. Quand je le croisai, il me fixa dans les yeux avec son regard de défi et de couleur olive. Et il souriait. Il y avait un sourire moqueur sur cette bouche lippue et antipathique qui me plaisait tant.

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