La botte secrète du père Noël

Kenan Görgün,

1

Tout le monde voudrait être traité de la même manière.

Tout le monde voudrait que ces temps difficiles ouvrent nos yeux et nos esprits sur l’essentielle humanité que nous partageons à la naissance, sans distinction de classe, d’appartenance. Tout le monde voudrait que la sagesse et l’humilité guident nos cœurs et nos actes. Que cette Crise soit aussi celle de nos âmes et que nous nous tournions vers le ciel et un même dieu, et reconnaissions avoir été trop loin ; que nous admettions nous être trompés, que l’Histoire nous mène aujourd’hui au seuil d’un basculement mais que nous sommes prêts, en tant qu’espèce, à traverser la tourmente pour le salut du plus grand nombre.

Tout le monde voudrait que nous en sortions ennoblis.

Ce ne sera pas pour cette fois.

 

Le trottoir est large comme un bras de rivière et les dalles y ont la taille de puits. Le long de la rigole, des petites lampes halogènes mauves sont incrustées dans le béton ; ces pots décoratifs ne feront pas long feu car ils puisent dans une électricité devenue précieuse. Ils fournissent néanmoins un éclairage d’appoint lorsqu’on a, comme le Père Noël, du mal à aligner ses pas.

La nuit est plus lourde sur ses épaules que la hotte qu’il transbahute. Plusieurs fois, la sueur a trempé son costume, séché et déposé des humeurs jaunâtres sur la laine synthétique de son col et de ses manches. Sans oublier la pollution de l’air, si élevée qu’elle oblige régulièrement Père Noël à récurer ses narines des dépôts noirs qui s’y accumulent. Pour enfoncer le clou, ses bottes ne sont pas à la bonne taille et ses orteils repliés vont bientôt intégrer la chair calleuse de ses platebandes. Il a beau eu se plaindre, on lui a rétorqué que la réalité des stocks était sans appel. Vrai.

Les seuls stocks extensibles en ce moment, songe-t-il, ce sont les stocks de connerie et de cruauté. L’an passé, il attendait que l’aube approche pour se mettre à boire.

Cette année, il se souvient à peine d’avoir été sobre.

Cruauté ? L’un des Pères Noël recrutés a prononcé ce mot quand on leur a exposé les tenants de leur mission. Toute la salle des Père Noël a pu voir les poils se dresser sur les avant-bras du chef du personnel ; ce dernier avait retroussé ses manches, on aurait dit qu’il était venu au monde ainsi, manches retroussées, col déboutonné, le cheveu rafraichi avec une noisette de gel graisseux, deux téléphones à la ceinture, un homme pragmatique qui, dans toutes les actions, se serait conditionné à ne voir que leur utilité finale et les moyens à mobiliser, sans s’embarrasser d’émotion et encore moins de moral – d’autant qu’à ses yeux, la morale était de leur côté, et cela parce qu’ils s’apprêtaient justement à accomplir une telle mission.

C’est la situation qui l’avait obligé, estimait-il, à devenir ce qu’il était.

Il fallait intervenir là où se manifestaient les urgences. Problème : tout semblait urgent, à l’heure actuelle. Le présent paniqué se mordait la queue, prêt à se jeter au cou de quiconque tenterait de l’apprivoiser. A la tête des gouvernements comme aux échelons inférieurs prévalait la même compulsion : réagir à court terme. Réagir le nez dans le guidon. Le mot d’ordre, on l’avait puisé dans ce diction : à chaque jour suffit sa peine. Personne ne se demandait plus si les solutions bâclées du jour n’aggraveraient pas les problèmes de demain. Ainsi, de la crise même, et après une période de paralysie globale, était née une hyperactivité qui portait des œillères.

Cruauté ? On parlait de réalisme, de conséquences à assumer, de décisions dans l’intérêt commun, pénibles, certes, mais c’est par le courage à les appliquer que se distingueraient les grands êtres humains de l’avenir. Or, pour autant qu’on prêche la transparence et dise tout haut des vérités dérangeantes, les plus radicales de ces manœuvres demeuraient dans le secret des alcôves du pouvoir. Il y avait des limites à ne pas franchir, n’est-ce pas, dans la franchise avec le public. Dans le cas de l’Opération Noël qui plus est, une grande partie de ce public était complice et convenait qu’il valait mieux en passer les détails sous silence.

Dans toutes les villes, des agents avaient rendu visite aux foyers les plus touchés par la débâcle économique. On avait sonné aux portes de ceux qui avaient encore une maison, on s’était rendus dans les campings où les autres s’amassaient sous des tentes de fortune, demandant aux parents, et uniquement aux parents, de se réunir à l’entrée du campement. On précisait qu’il fallait venir sans les enfants, qu’il valait même mieux que ces derniers soient couchés. Cela donna des veillées nocturnes où, pour un instant, à la lumière nostalgique d’un feu de bois, les adultes purent croire que tout cela n’était qu’un conte macabre comme il s’en racontait jadis – et certains d’évoquer même leurs souvenirs de camps scout.

Sûr que si j’avais su ce qui arriverait, j’aurais retenu la leçon, dit un parent.

Sûr, oui, qu’on allait désormais avoir besoin de tout ce qui aiderait à survivre en milieu hostile. Jamais trop tard pour retrouver le goût de l’aventure !

« Pourquoi seulement les parents ? » demanda un couple, dont l’homme avait quelques problèmes de spermatozoïdes et se sentit exclu de la manigance – ne mesurant pas encore sa chance.

Les VRP de l’Opération Noël étaient tous des experts en diplomatie. Ils avaient été sélectionnés dans les métiers du secteur tertiaire pour leur habileté à choisir leurs mots. Ils avaient encore reçu une formation en psychologie comportementale afin d’évaluer l’état des gens à qui ils feraient « leur offre » dans les prochains jours. Beaucoup de candidats furent recalés dès cette phase. Les critères étaient stricts. On ne devait se permettre aucun relâchement, la moindre maladresse aurait des séquelles dramatiques et il ne fallait prendre aucun risque. Le recrutement dura donc très longtemps mais les gens le supportaient bien, un effet de l’époque, où le moindre job, depuis des années, entraînait des marathons d’entretiens… Les élus furent conviés à un grand dîner trois services où l’on fit sauter des bouchons de champagne. C’était un traitement privilégié, cela n’échappa à personne. On les préparait à la Mission.

Un travail est un travail, se répéta-t-on maintes fois autour des tables.

Et aussi : C’est pour un bien, c’est pour un bien… Appliquer des méthodes cruelles au nom du Bien, voilà une idée qui avait fait ses preuves de tous les temps.

« C’est dans les vieilles casseroles… » commença un des élus en s’enfournant la crème au chocolat du dessert. Il n’avait pas retiré la cuillère de sa bouche que le patron de l’assemblée traversait la salle jusqu’au malotru et lui demandait son nom. « Vous n’aurez plus à vous présenter demain pour recevoir votre badge ! » dit-il. Il pouvait même, s’il vous plaît, quitter immédiatement la salle. Sur la question de l’attitude et du langage, la vigilance était de mise. L’amateur de bons mots grilla ainsi, par un seul faux pas, des semaines de tests réussis.

Les autres eurent droit à un séminaire de cinq jours où on les plongea au cœur de l’Opération Noël par des reconstitutions pointilleuses au cours desquels bien des « élus » jetèrent le tablier, soit qu’ils fautaient, soit (une majorité) qu’ils craquaient psychologiquement en plein exercice. Cruauté ? Oui, cruauté, dirent-ils.

« Vous n’êtes pas à la hauteur de ce que cet âge des ténèbres exige de nous » leur dit-on.

2

Père Noël suivit la ligne mauve des spots du trottoir jusqu’au bout de la rue.

Il enfonça une main dans la poche droite de son costume et en retira une petite flasque de whisky. Il secoua la tête et fouilla son autre poche à la recherche de sa paire de lunettes. Son souffle était caverneux. Il avait trop fumé, depuis trente ans. L’une des branches de lunettes était si repliée qu’elle avait quasiment contourné la monture. Il s’efforça d’agir avec prudence. On les avait prévenus : remboursement zéro, ni frais généraux, ni assurance sur la santé ou les accidents de parcours.

Père Noël chaussa ses culs de bouteille.

Froissée dans la poche de son pantalon se trouvait sa feuille de route.

Une liste de noms de famille, classés par zones géographiques.

Il vérifia le nom de la rue sur la plaquette. Une des familles concernées vivait dans la maison qui en faisait le coin. Pour un instant, Père Noël souhaita être un loup au fond des mers. Au lieu de quoi il serait un loup pour l’homme. Finalement, un petit coup de whisky allait devoir être nécessaire pour aller jusqu’au bout. Après avoir vidé la moitié de sa flasque, Père Noël sonna à la porte de la famille Wellans.

Le père ouvrit. Il avait le visage démonté. Il attendait cette visite.

Depuis le début de sa tournée, le Père Noël rencontrait cette même expression. Combien de parents affligés lui avaient ouvert la porte ? Rien que sur sa liste, plus de cinquante familles. Et des Pères Noël comme lui, il s’en promenait une centaine dans la ville, cette nuit.

« Je peux voir votre décharge ? » bredouilla le Père Noël.

Le père, résignation faite homme, lui tendit le document demandé. Père Noël nota que la feuille était écornée. Cet homme et son épouse avaient certainement lu et relu les quelques lignes au bas desquelles ils avaient apposé leur signature lors du passage des VRP. Monsieur Wellans avait accepté d’ajouter une dizaine d’heures de prestation à son programme de travail par semaine, sans incidence sur son salaire, et la mère avait été prof de français dans une autre vie qui avait pris fin deux mois plus tôt. La facture de régularisation énergétique avait frappé dur aussi. Avec leurs voisins, les Wellans avaient échangé des opinions sur la qualité de l’eau courante, trop calcaire. Ils devaient continuer à payer l’eau en bouteilles. Quand ils étudiaient des moyens d’économiser, ils ne trouvaient rien. Il faut dire qu’ils n’avaient jamais mené grand train. Identifier le superflu alors qu’on a toujours eu le sentiment de se contenter de l’essentiel ? Décourageant. Rageant.

Comme beaucoup de ses contemporains, Wellans repensait à ses ancêtres. Ils s’en seraient mieux sortis, etcetera, les gens d’aujourd’hui n’étaient plus débrouillards, etc, creux discours masquant mal l’angoisse de ne plus y arriver. La famille Wellans, terrifiée par l’avenir, avait tendu l’oreille aux VRP de l’Opération Noël. Tandis que ces ambassadeurs du chaos leur expliquaient les Tenants de leur Offre, les parents furent ébranlés, révoltés, humiliés puis émus…

Les temps. Les signes désastreux des temps s’allumaient partout et il fallait être en mesure de les voir. Tôt ou tard, la plupart des familles contactées finit par les voir, ces signes, et par ne plus voir qu’eux. Pourquoi mentir ? Dans un coin de leur esprit – un coin qui avait tendance à devenir envahissant –, les pères et les mères avaient tous eu la faiblesse (l’honnêteté ?) de se dire que c’eut été plus simple s’il n’y avait pas eu les enfants… Et l’air de rien, la bête était lâchée. Entre adultes, on pouvait plus facilement opter pour des solutions de fortune, refaire un baluchon, partir sur les routes, s’adonner au larcin, échanger des procédés louches, se faire coincer, s’évader, s’adapter… Mais avec des enfants ? Les enfants, ça vous rendait… conformistes, pas vrai ? Dès qu’on avait un enfant, on se sentait obligés de faire aussi bien que les autres parents, non ? Simplement, un enfant voulait être comme tous les autres enfants et souffrait de la moindre différence ; ce n’est que bien après, avec un peu de chance, qu’il deviendrait un individu unique, mais combien y parvenaient-ils ? Bien peu, songeaient les parents, qui parlaient d’expérience.

Ayant déjà compromis leurs propres chances de devenir des êtres singuliers, ils y renonçaient définitivement du jour où un enfant les confrontait à leurs limites. De là à reporter sur cet enfant la culpabilité de limites qui n’étaient que les leurs, il n’y eut qu’un pas… que beaucoup franchirent sans même se l’avouer.

L’Opération Noël, le choix ironique du personnage du grand-père au costume rouge et à la bedaine rassurante, l’évocation tendancieuse des fêtes de fin d’année qui laissaient à tous le souvenir amer de grandes dépenses inutiles et stupides, tout avait été pensé pour toucher ce nerf sensible par où les parents accepteraient la proposition (cruelle mais nécessaire) qui leur était soumise.

Pour le bien des petits, se dirent-ils à leur tour. C’est pour leur bien que nous acceptons. Pour leur éviter les plus grands malheurs qui viennent…

 

« J’ai pas beaucoup de temps » marmonné Père Noël sur le seuil de la chambre du petit Thierry Wellans, huit ans. Il n’était pas à court de temps, mais juste fatigué. Et puis, on ne leur avait pas dit de prendre des pincettes. Ca, c’était le travail des VRP.

Lui, il n’avait qu’à donner le coup de grâce : les bonbons.

Les Wellans sortirent de la chambre. Ils comprenaient. La mère s’effaça, le regard blessé. Le père tenta de garder le front haut. Mais il ne tint pas deux secondes. Il se cabra de douleur et s’éloigna vers le salon. Seul devant la porte entrouverte de la chambre, le Père Noël rejoignit le petit garçon.

Assis en tailleur sur son lit, Thierry attendait, ensommeillé. L’émerveillement le réveilla lorsqu’il vit le Père Noël. « PN/6 » (son matricule de travail) en fut touché, et une nouvelle transpiration lui chauffa la nuque, dans ce costume rouge qu’il avait en exécration mais que le petit venait pourtant de bénir d’un simple regard enchanté. On perd tellement en grandissant, songea PN/6. On perd en magie ce qu’on gagne en taille, à ce que je crois… Et à ce que je crois, songea encore PN/6, j’ai vu juste.

Il s’approcha de Thierry, qui deviendrait bientôt un enfant pas comme les autres.

Il l’était déjà, à vrai dire, puisque le Père Noël lui rendait visite au mois d’avril !

« Y’a plus d’saisons, petit ! s’exclama PN/6. Pas d’raison d’attendre l’hiver pour s’faire des cadeaux, hein ?! » Père Noël se libéra des lanières de sa hotte et déposa son corps encombrant sur le bord du lit. Matelas et sommier le sentirent passer, petit Thierry dut même se réajuster pour ne pas rouler de côté.

PN/6 inspira profondément.

L’impression de n’avoir plus respiré depuis des heures.

Il s’accorda un moment pour regarder dans les grands yeux de Thierry, pétillants de joie anticipée. Ce sont ces yeux d’enfant, comprit le Père Noël, qui étaient pleins de l’oxygène dont il avait le sentiment d’avoir manqué cette nuit.

« Je t’ai apporté les meilleurs bonbons du monde, p’tit garnement. »

Fébrile, la main cacha ses tremblements dans le fond de la hotte.

« Juste des bonbons ? » La question échappa à Thierry. Juste des bonbons, pas de jouets, de figurines, pas de jeux vidéo ? Encore une habitude du monde finissant, celle de ne pas se contenter. Pourtant, un bonbon… Et quel bonbon, garnement.

« Les meilleurs du monde, j’te dis. Tu crois encore à la magie, toi ? »

Ses parents ne l’avaient jamais entrepris sur ce terrain. Ils voulaient juste qu’il soit content, mais qu’il ne le manifeste pas trop fort. En fait, bien souvent, Thierry avaient senti que ses parents lui faisaient plaisir en attendant quelque chose de sa part en retour : qu’il soit sage, pas bruyant, gentil en classe, poli, ce genre de trucs dont la vraie magie se lassait bien vite. Croyait-il encore à la magie ?

« J’aimerais bien » hasarda l’enfant.

« En v’là une réponse ! fit le Père Noël. Voyant que le garçon s’inquiétait d’être approuvé ou critiqué, il ajouta : « T’aurais pas pu répondre mieux ! »

Et c’était vrai : les enfants auraient bien aimé croire à nouveau en la magie.

Et en lui-même PN/6 pensa : J’ai vu juste. C’est ici qu’on commence à agir.

3

L’Opération Noël avait débuté dans les petites communautés. Il fallait en éprouver les principes sans prendre les risques d’un plantage à l’échelle d’une grande ville. Et les principes firent leurs preuves à la vitesse de l’éclair ; plus exactement, à la vitesse où les bonbons vénéneux décimaient les enfants. Visités chez eux par des Pères Noël hors saison qui leur parlaient de l’esprit de Noël, de l’importance de redonner du bonheur aux enfants pour les aider à mieux supporter leurs parents, qui s’étaient donnés tant de mal pour eux mais ne pourraient plus leur donner autant à partir d’aujourd’hui, garçons et filles, entre 4 et 10 ans, engloutissaient les bonbons avec le sourire.

Il était crucial que la visite se fasse aux heures où les enfants sont au lit.

Ainsi, après le départ du Père Noël, les parents pouvaient recoucher les petits.

Laisse fondre le bonbon dans ta bouche pendant que tu te rendors, disaient-ils.

Surpris par des parents soudain si permissifs, les enfants ne se faisaient pas prier, et les parents retournaient au salon (ou devant la tente pour ceux qui vivaient en campements). Toute la nuit, ils s’y adonnaient à des prières atterrées dans l’espoir que Dieu pardonne ce qu’ils venaient de permettre.

L’effet du poison se manifestait dix minutes plus tard. Dans son sommeil, l’enfant suffoquait une trentaine de secondes. Alors que le souffle enflait dans sa gorge sans pouvoir en réchapper, son corps se crampait, mais juste une ou deux fois. Une ou deux convulsions, peu démonstratives. Puis les saccades de l’asphyxie s’apaisaient d’un coup, tout comme le reste du corps.

Avant l’aube, des patrouilles à bord de camions (d’une capacité de 18 palettes) sillonnaient les quartiers-cibles et récupéraient les enfants avant que le jour se lève et que la ville retourne à ses occupations. Tableau improbable de parents qui avaient passé les dernières heures à empaqueter leurs enfants dans les sacs blancs qui leur avaient été remis à cette fin, et qui les voyaient partir depuis le seuil de leurs portes en évitant de croiser le regard des voisins, qui faisaient exactement la même chose… Puis il fallait tout brûler. Tout faire disparaître. C’était dans l’accord de départ : pas de récupération de l’enfant, pas de funérailles, pas de cérémonie. Quant aux pleurs, bien sûr, oui, mais intimes ! Que chacun pleure ses enfants s’il voulait mais reprenne ses esprits au plus vite. C’est l’époque, c’est le temps, c’est la Situation qui exigeait le sacrifice de chacun, etcetera.

Qui en avait eu l’idée ? Les experts avaient certainement inspiré les stratèges, à force de répéter que la planète n’était plus en mesure de subvenir aux besoins d’une si grande population, que nos descendants allaient se retrouver dans un monde invivable, sans plus avoir notre présence, nous adultes, pour leur montrer la voie – et quelle voie pouvait montrer un adulte plus aveugle chaque jour ? Et cet homme d’affaires prospectant des terrains en Afrique et, sous couvert d’anonymat, prônait le franc-parler : ce qui intéressait les investisseurs en Afrique, ce n’est pas ce qui se trouvait sur la terre, mais sous la terre. Moins il y aurait d’Africains, plus l’Afrique rapporterait, en somme.

Lui et ses semblables avaient-ils souscrit à l’infanticide de l’Opération Noël ?

A y regarder de plus près, cette idée était déjà dans l’air du temps, elle aussi. Tuer son prochain histoire de retarder sa propre fin. Une bonne crise hors de contrôle, la Peur comme prophète, et on pouvait tranquillement pousser les pires tendances jusqu’à des extrémités hier inimaginables. Les enfants étaient les plus fragiles, les moins armés, n’est-ce pas ? Fallait-il, sachant cela, les livrer à l’abîme ? Ou bien leur donner un bonbon et qu’ils s’en aillent avant que leur vie devienne invivable ?

 

« Je vais te donner ces bonbons, p’tit, mais tu dois me promettre un truc… »

Ce Père Noël avait vraiment une drôle de façon de s’exprimer, songea Thierry.

« Okey. »

« Promets-moi que tu seras fort. Toujours, toujours… »

Ce Père Noël était-il au bord des larmes ou bien suait-il tout le temps ? Thierry se sentit mal à l’aise, ce qui est bien la dernière chose à laquelle il se serait attendu en présence du Père Noël. Il aurait aimé que ses parents soient là, dans la chambre. Ou qu’ils aillent les rejoindre dans le salon – ils étaient dans le salon, attendant que le Père Noël et lui en aient fini, et cela aussi était très inattendu.

« Maman ? » appela Thierry.

C’est bien, mon p’tit, bien… PN/6 avait douté jusqu’au dernier moment que son plan fonctionne. Mais le succès semblait à portée de main, encore une fois grâce à l’enfant. Il avait eu raison de miser sur l’enfant ; entièrement raison.

Madame Wallens se précipita dans la chambre, suivie du père. Tous deux venaient de sécher leurs visages. Ils y accrochèrent des sourires de papier mâché.

« Nous allons déguster des bonbons ! » annonça le Père Noël, et il vit les parents lutter pour que la grimace de l’effroi ne déforme pas leurs traits devant le petit. PN/6 s’y était préparé ; sans perdre de temps, il piocha deux autres bonbons dans une des nombreuses poches latérales de sa hotte de cuir et adressa un signe de connivence aux parents. Il n’y avait rien à craindre, simplement à s’assurer que l’enfant serait en paix dans les prochaines minutes.

« Mais volontiers ! » s’exclama le père – s’écria, en fait, trop vite, trop fort.

Il se rua sur la poignée de bonbons de PN/6, en prit deux, enfonça l’un des deux dans la paume de son épouse et s’empressa de déballer le sien. La peau de l’homme luisait, papa Wallens en nage… Avec la compagnie de ses parents, le petit Thierry put à nouveau apprécier la visite du Père Noël et sembla honnêtement savourer ses bonbons. On pouvait le voir à ses yeux pétillants, sans la moindre arrière-pensée. PN/6 se surprit à avoir un geste d’affection et passa sa main rugueuse dans les cheveux du petit : « Recouches-toi maintenant » lui murmura-t-il.

Les parents rejoignirent leur fils et le Père Noël au pied du lit.

Le père prononça la phrase qu’on lui avait indiquée pour cette phase :

« Laisse le bonbon fondre dans ta bouche pendant que tu te rendors. »

Dans le couloir, une fois la porte refermée, les parents furent démunis à l’idée de ce qui les attendait. Avant de se retirer, PN/6 leur dit qu’il était trop tard à présent, et s’il avait un conseil à leur donner, ce serait de se recoucher aussi, pour deux ou trois heures, avant de penser à placer leur fils dans le sac blanc réglementaire en vue du ramassage du matin.

Il ne passa pas une seule seconde de plus que nécessaire dans cette maison.

Jusqu’à ce qu’il se retrouve seul sur le trottoir, il n’était pas sûr d’y arriver. Là, il n’avait qu’à regarder les dalles sous ses pieds, les spots mauves le long du trottoir ; il les voyait mieux, il voyait tout plus nettement. Tout ce qui s’était produit avant et depuis le début de l’Opération Noël, toute la crasse dont on les avait gavés et qu’il essayait de faire passer à coups de whisky bon marché. Ca ne passerait pas, même avec toutes les bouteilles du monde.

De l’appartement en location des Wallens (deux mois de retard de paiement et un échelonnement pour l’eau, le gaz, pose de compteur et restriction sur les appels sortants du téléphone), Père Noël se rendit quelques portes plus loin et sonna au deuxième étage. Il y procéda de la même façon, et encore de la même façon à mi-rue… La nuit avançait vite, et il se devait d’avancer au rythme de la nuit.

4

Tout le monde voudrait que ces temps difficiles ouvrent nos yeux sur l’essentielle humanité que nous partageons. Tout le monde voudrait que la sagesse guide nos cœurs et surtout nos actes. Que cette Crise soit aussi celle de nos âmes. Que nous délaissions nos différences pour nous tourner vers un même ciel et qu’il en vienne une réponse claire et compréhensible. Mais le ciel est couvert et il n’en vient que le silence des dieux. Admettre que l’on s’est trompé ne suffit pas, encore eut-il fallu se découvrir capables d’agir en conséquence. Mais les parents ont accepté l’Opération Noël. Et si on a constaté de multiples suicides parmi les parents dans les jours suivant la mort de leurs enfants, des lois un peu plus « animales » ont présidé au comportement de la majorité.

Les Père Noël, recrutés pour des paies de misère dans les bureaux de chômage et les files interminables des services sociaux, ont bien réfléchi à ce basculement de l’Histoire dont tout le monde parle. Puis, comme un éclair, l’évidence les a frappés et ils se sont organisés : un tel basculement n’avait que faire des opérations X, Y, Z.

Un tel basculement exigeait une vraie révolution.

 

Une heure avant le lever du jour, les Père Noël complices de l’anti-Opération Noël se réunirent dans la grande cour à ciel ouvert derrière l’entrepôt des tramways de la ville. Et dans chaque ville impliquée, ce fut pareil : un lieu désigné vit affluer les Père Noël par dizaines, le déguisement plus très vif, contrairement à l’œil, vif d’enthousiasme et d’appréhension mêlés.

Enthousiasme car en chaque ville, les Père Noël annoncèrent un taux de succès élevé. Avec les enfants, ils avaient tous eu recours à une ligne de conduite établie au préalable et que chacun avait adapté au contexte. Ils avaient dit, à ces garçons et à ces filles bientôt pas comme les autres, qu’ils devraient être forts, aussi forts que s’ils avaient reçu des dons magiques. Car l’avenir aurait besoin de cette force.

Et c’est pas tout qu’on vous le dise, les mômes. Faudra vraiment tenir le coup.

D’où l’appréhension : y parviendraient-ils ? Après cela, on ne se parla plus trop. Il s’agissait avant tout d’être ensemble. On fuma des cigarettes, on but encore, mais peu, sans que le cœur n’y soit. Attendre l’aube occupait toutes les pensées.

Et l’aube vint enfin. De tous les points de ralliement, des milliers de Père Noël se dispersèrent. Chaque groupe devait maintenant refaire son parcours, retourner dans les rues et les campements de leur itinéraire de la dernière nuit. Constater les effets de la contre-offensive clandestine décidée par eux.

Ils furent aussi émus que tétanisés par ce qu’ils virent.

Les pleurs et les gémissements des enfants retentissaient à leurs oreilles avant même qu’ils n’entrent dans les rues, et une fois là, ils durent souffrir la vision de ces milliers d’enfants devant leurs portes et tentes, errant comme des épouvantails égarés. Pleurer en avait épuisé certains, assis par terre. D’autres faisaient durer leurs crises de larmes en se regardant dans les yeux d’une manière robotique. Debout les uns en face des autres, ils n’étaient plus que détresse.

Puis ils remarquèrent le retour progressif des Pères Noël.

Pour ces derniers, le plus difficile était fait, et pourtant à venir : non pas expliquer aux enfants que leurs parents ne se réveilleraient plus, mais faire en sorte que ces enfants comprennent, avec leur cœur plus qu’avec leur raison, le sens de cette mort collective, épidémique, qui les laissait orphelins. Comprendre qu’ils étaient les boucs émissaires initialement désignés avec l’accord de leurs parents, mais que les bonbons destinés aux enfants avaient été donné aux parents, et d’autres, des bonbons inoffensifs, de vrais bonbons, à eux seuls. Comprendre que, pour les Pères Noël, ceux qui méritaient de partir n’étaient pas les enfants mais les adultes, car les adultes avaient eu le pouvoir de décider, de choisir, de s’opposer, et en avaient fait le pire usage qui soit. Comprendre enfin que, dans les semaines à venir, le nombre d’adultes allait continuer à chuter… Si la contre-offensive des Pères Noël réalisait ses prévisions, un mois, ou à peine plus, suffirait à ce que la planète bleue soit aux mains des enfants.

« Nous, les Pères Noël, on s’est dit que c’était le plus beau cadeau qu’on pouvait vous faire… » Aux enfants de recommencer une aventure. D’avoir la clairvoyance de ne pas imiter leurs parents. Trouver de nouvelles façons de poser des questions, et trouver de nouvelles réponses. Qu’en tout, ils restent eux-mêmes, tout ce que leurs ancêtres n’étaient plus. Et qu’ils n’oublient pas : la magie.

Ce sens de la magie qui leur venait si naturellement…

« Où allez-vous ? » demanda une fillette aux Pères Noël qui se retiraient.

Ce moment se répéta partout.

Les Pères Noël n’étaient pas indifférents au sentiment de solitude qui envahissait les orphelins, mais ils devaient passer outre. Pour que soit bouclée la boucle initiée par leurs soins, il leur restait une dernière tâche à accomplir, qu’il valait mieux ne pas dévoiler aux enfants.

« Nous avons beaucoup travaillé ! »

(Il était convenu que le ton soit jovial, que les enfants ne puissent soupçonner à aucun moment ce que les Pères Noël avaient prévu pour leur baroud d’honneur.)

« Nous allons maintenant partir nous reposer dans le pays de Noël. Nous avons bien mérité de manger quelques bonbons, nous aussi… »

 

En avalant les sucreries empoisonnées, les Pères Noël n’auraient pu en jurer, mais il y avait des chances, espéraient-ils, pour qu’ils soient les derniers adultes en vie.

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