Signe des temps

Yves Wellens,

« Le monde pourrait bien regretter le moment historique où, face au choix posé par Rosa Luxembourg : socialisme ou barbarie, il s’est décidé contre le socialisme » (Eric J. Hobsbawm, Franc-tireur, une autobiographie)

« Intellectuellement parlant,  l’idéologie libérale est devenue aussi stimulante que du mobilier de motel : on peut tenir le coup une nuit à condition de ne pas avoir à s’attarder là le lendemain » (Norman Mailer)

1. Chasser le naturel

Le débat était d’abord resté dans les limites communément admises de la courtoisie. Quelques experts avaient été réunis autour d’une question : « Le business plutôt que la politique : une foi aveugle ? », que l’animateur avait introduite en ces termes :

— Des enquêtes et des études, dans de nombreux pays, montrent que les jeunes de 20 ans préfèrent « faire du business » que « faire de la politique ». Doit-on y voir le signe que le marché a gagné une fois pour toutes les consciences ? A l’heure où le néolibéralisme et le système financier international accumulent les succès, y a-t-il encore place pour une contestation du capitalisme ? On en débat ce soir, en direct, avec nos invités… »

A priori, il ne fallait pas craindre de ceux-ci l’esclandre qui a pris place dans les annales de la télévision. Professeurs d’économie, consultant et ancien banquier, historien, sociologue : les diverses fonctions des participants annonçaient une conversation de bon aloi, sans débordements, entre détenteurs du savoir.

Mais il n’avait pas fallu plus d’un tour de table pour que tout bascule.

Après des réponses convenues et sans nuances, l’un des professeurs se redressa soudain et se mit à tenir des propos moins attendus :

— Je ne partage pas votre euphorie (dit-il sans regarder personne en particulier). On ne peut s’en tenir à un tel discours, car de graves difficultés nous attendent… »

C’est peu dire que ces propos jetèrent un froid. Le consultant et ancien banquier, qui avait l’oreille du pouvoir et conseillait à prix d’or les chefs d’entreprise les mieux établis, sonna la charge : mais les autres n’étaient pas en reste. Ce tir de barrage contre l’impudent se mua vite en cacophonie : tout le monde se coupait la parole, rien ne surnageait dans cette mêlée. Parfois, on pouvait saisir un échange de propos aigre-doux :

— Vous êtes un marxiste déguisé, ce que vous nous avez caché depuis trente ans…

— Je n’ai rien eu à cacher… Je n’ai jamais été marxiste. Moi, je n’ai pas changé d’opinion pour rester en cour sous tous les régimes »

— Vos commentaires me laissent de marbre.

— N’ajoutez pas l’arrogance au manque de jugement. »

L’animateur reprit le dessus, et se tourna vers le Professeur :

— Quelles difficultés voyez-vous à l’horizon ? De quelle nature ? Et quand ?

— Je ne vais pas spéculer sur des dates-butoir, mais une crise financière est inéluctable, d’une nature si profonde qu’elle touchera à l’essence du système et du capitalisme de marché…

On entendit à nouveau fuser des commentaires sarcastiques, du genre « Vous dites n’importe quoi… » ou bien « Où est passé votre sens des réalités ? »

Mais l’animateur ne lâchait pas son invité :

— Vous pouvez affirmer cela aujourd’hui, en mars 2008 ? Tous les indicateurs sont au vert sur les places financières. La croissance, le PIB, le pouvoir d’achat ne font que monter…

— Tout cela va être démenti sous bref délai, répondit sereinement le Professeur. Il y a une bulle spéculative sur le marché de l’immobilier, surtout aux Etats-Unis. On octroie des prêts à taux variables à des personnes dont on sait par avance qu’elles ne pourront honorer leurs remboursements. La règle, c’est que les emprunteurs s’endettent toujours plus, car eux aussi veulent goûter à la vraie religion de ce pays : vivre à crédit.

— Là, vous parlez des Etats-Unis.

— Oh, la tendance se rencontre partout : elle est plus marquée là-bas – question de culture…

Bon, cette bulle va éclater. Les emprunteurs ruinés quitteront leurs maisons, mais les organismes de crédit (les banques) se retrouveront avec des actifs qu’ils ne pourront pas réaliser. Alors, cela ira très vite : les banques ne pourront pas vendre ces actifs (appelons-les « toxiques » parce qu’ils vont littéralement les asphyxier) et vont plonger en Bourse – certaines y laisseront jusqu’à 80 ou 90% du cours actuel de leur action. Ce qui les mettra au tapis… Au milieu du séisme, de peur de couler, elles ne se prêteront plus d’argent. D’où un problème de liquidités et, on y arrive, un appel aux Etats pour les renflouer.

Mais cela ne suffira pas à ramener la confiance. Et avant que le système soit stabilisé (s’il peut encore l’être…), les conséquences seront terribles : fermetures d’entreprises en cascade et licenciements en masse.

Il y eut un grand silence sur le plateau. L’animateur semblait en avoir le souffle coupé :

— C’est…, se reprit-il enfin,… une situation pire qu’en 1929…

— Bien pire… A cette différence près que, en intervenant pour sauver l’économie de marché, les Etats devront se porter garants de toutes les dettes en circulation – je vous laisse imaginer les montants… Certains pays, parmi les plus riches, deviendront tout bonnement insolvables.

Il y a un cran supplémentaire : pour renflouer les banques, les Etats exigeront des contreparties. Lever les verrous sur les « paradis fiscaux » et le secret bancaire, car cette opacité de longue date ne sera plus de saison. Puis la question de la rémunération des patrons, que la noblesse bancaire voit comme une chasse gardée au nom des intérêts privés – même quand les dirigeants creusent des pertes ! Il y aura des scandales liés à « l’éthique », selon le binôme bien connu : faillites et plans sociaux d’un côté, hyper-profits et primes démesurées de l’autre.

Mais tout cela restera assez formel ; jusque dans la faillite des marchés, les mêmes égoïsmes conduiront aux mêmes blocages. Il s’agira de maintenir l’ordre ancien (c’est-à-dire actuel) en attendant qu’il se restaure à l’identique, ou presque. Il y aura des engagements pour réguler le système, mais ce sera comme une miette retirée d’un morceau entier à gober !

— Là, relança l’animateur, vous parlez de la moralisation du capitalisme.

— C’est absurde : autant prétendre moraliser la vertu !

Pendant ce long exposé, la caméra avait glissé des plans de coupe, s’attardant sur les traits crispés du consultant et ancien banquier, et captant ses mimiques agacées. Sa brusque exclamation avait suscité quelques remous, mais il n’en eut cure :

— Je reviens sur les excès de mon interlocuteur, que j’ai connu plus sage. D’abord, les rémunérations des patrons. Si on veut garder une économie de marché, il est impossible de légiférer pour encadrer les rémunérations, taxer les stock-options et empêcher les bonus. Je ne le regrette pas – c’est la condition sine qua non pour créer de la richesse et du progrès matériel pour tous.

— Donc, s’interposa l’animateur, pour vous, le marché et la loi sont incompatibles ? Cela rejoindrait la théorie des pères fondateurs du capitalisme, pour qui c’est un système fondé sur l’intérêt matériel individuel, et par nature amoral.

— Ce qui est compatible, c’est le marché et la réussite ! Oui, le capitalisme a toujours progressé par crises, qu’on peut trouver rudes mais dont les effets sont toujours corrigés : oui, les mécanismes du marché seront toujours plus efficaces pour effacer ces crises et permettre au système de se régénérer. L’intervention d’un Etat, dont ce n’est pas la vocation, est trop rigide et est toujours près de basculer vers le totalitarisme… Le reste n’est que littérature…

Ensuite, vous dites qu’on ne doit pas laisser faire les marchés. Et que faites-vous du libre-échange et du commerce mondial ? Par quoi les remplace-t-on pour assurer la prospérité que les gens demandent et qu’ils ne veulent pas attendre ? Il faudra bien répondre à cela…

Pour preuve de votre délire, vous affirmez (il eut un regard circulaire, comme pour prendre les autres à témoin) que le gouvernement américain sera obligé de venir au secours des banques. Je suppose que l’Etat se substituerait au secteur privé ? Et la culture de ce pays, où n’existe aucune tradition de cet ordre ?

— Et la nécessité ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit !

— Mais justement. Enfin, de quoi parlons-nous ? Je n’ai tout de même pas rêvé : rien de tout cela n’est arrivé, hein ! La vérité, c’est que vous avez basculé dans le camp des porteurs de mauvaises nouvelles, ce qui est commode : tant pis pour la réalité et ses droits… Ecrivez donc votre version de la catastrophe – mais vous aurez beaucoup de concurrents, et il vous faudra faire preuve d’une plus grande originalité…

— C’est vous qui, dès qu’on dépasse un cap dans la réflexion, versez dans la facilité ! Moi, je suis sérieux ! C’est peut-être le moment de chercher un autre modèle de production – dans le secteur automobile par exemple.

— Ah, vous tombez le masque ! Que serait devenue l’Europe sans la chute du Mur de Berlin ? Vous imaginez ce qu’aurait été une Europe marxiste ? Eh bien ?

La tension était encore montée d’un palier. Il y eut un autre silence. Les deux hommes se jaugeaient et se disposaient à s’apostropher à nouveau. Mais le Professeur se contenta de gratifier son interlocuteur d’un regard consterné : ce que le consultant et ancien banquier, manifestement piqué au vif, ne supporta pas :

— C’en est trop, cria-t-il, je pars…

— Vous prouvez juste qu’aucun débat n’est possible. Je pars avant vous…

Alors, il se produisit cette chose inouïe : les deux hommes se levèrent en même temps. La configuration des lieux fit qu’ils se retrouvèrent face à face, au bout de la table basse. Ils se défièrent du regard. L’animateur et les autres invités, tous debout, se préparaient au pire.

C’est alors que l’émission fut coupée. Des images de la suite ont pourtant circulé sur la Toile. On peut les voir à cette adresse : pourqueriennechange@ledebat.com

2.S’adapter au provisoire

Le groupe des traducteurs avait rallié la salle de réunion, après un bref repas – avalé d’autant plus vite que les controverses qui les opposaient depuis le début du congrès s’étaient transportées au restaurant. Les plaisirs de bouche s’étaient effacés devant les invectives qui encombraient les lèvres des convives, et même l’heure du déjeuner était devenu un temps de troubles. Autant dire que les participants, l’esprit échauffé et l’estomac (presque) dans les talons, se préparaient à une nouvelle séance pleine de tumulte.

On connaissait l’enjeu. Quelques membres de la confrérie, pénétrés de théories d’avant-garde qui professaient qu’une traduction doit rencontrer les préoccupations du moment avaient proposé, comme exercice pratique de cette façon de faire, un extrait d’un livre de Giuseppe Tomasi de Lampedusa, Le Guépard, et plus précisément sa phrase la plus célèbre : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

Cette formule est, depuis la parution du livre en 1958, devenue une sorte de sésame pour décrire les tensions entre l’inertie et le progrès dans une société, notamment dans ses dimensions politiques – et, au final, suggérer que le progrès ne serait qu’un leurre et qu’une simple (mais nécessaire) composante de cette inertie. On peut voir cette phrase comme un véritable blason de la plasticité et de l’absence de convictions – et aussi de la modernité politique. Elle reflète bien la trame de ce récit, où le Prince Salina (le Guépard du titre) voit débarquer en Sicile les troupes de Garibaldi, dont l’avancée vers Rome mènera à l’unification de l’Italie et à la création de la République. Il est surpris de voir son neveu, Tancrède, combattre avec les Chemises Rouges, et a une conversation avec lui à ce sujet. Mais le jeune homme lui confie que, sous couvert d’un engagement patriotique et romantique, il s’agit surtout de faire partie du camp des vainqueurs et de protéger les intérêts de l’aristocratie, désormais défaillante et dont le sort se joue ailleurs, dans la redéfinition des rapports de force entre les classes sociales. Le Prince du roman fera sienne cette vision, et ouvrira les salons de son Palais aux tenants enrichis (qu’il juge vulgaires et parvenus) de la bourgeoisie et de la classe moyenne, courroies de transmission du nouveau régime, et à qui il refusait auparavant l’accès au nom des privilèges de sa caste.

A ce titre, cette phrase est une sorte d’ADN (entendu comme « l’ensemble des informations nécessaires au développement et au fonctionnement d’un organisme », voire comme une forme d’ »identité génétique ») du pragmatisme : le comble de l’adaptation délibérée à des circonstances changeantes, et la faculté d’accepter des modifications apparentes (et parfois même importantes) pour que demeure immuable l’ordre des choses.

L’idée de certains congressistes était cependant de reconsidérer (de « remettre en jeu », selon le mot d’un participant) la formule du livre à l’aune de la crise du capitalisme financier : autrement dit, de trouver une formulation qui ferait saisir physiquement le délicat équilibre à trouver entre un art de gouverner et la peur panique que cet « art » en arrive à engendrer.

Déjà, des traductions plus récentes étaient revenues sur l’aspect quelque peu proverbial de la formule. « Il faut que tout change pour que tout reste comme avant », ou « Il faut que tout change pour que tout reste identique », par exemple, étaient des propositions relativement orthodoxes, simples variantes où l’on supprime la rime du « change » sans perturber la compréhension initiale. Par contre, « il faut que tout bouge pour que rien ne change », ou « Si nous voulons que tout reste tel que c’est (ou que tout demeure en l’état), il faut que tout change » (plus proche de l’original : « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi ! ») présenteraient certes un progrès, mais pas assez significatif aux « yeux de la plupart des délégués, portés à profiter des déboires de la finance internationale et des places boursières du monde entier pour imposer des traductions plus acérées.

La querelle n’a pu être vidée, et les congressistes ont dû clôturer leurs travaux sans avoir trouvé un accord sur le fond. L’hostilité réciproque que se portent certains d’entre eux était vraiment trop forte. Mais ils se sont promis de se revoir. En attendant, pour faire bonne figure, l’ensemble des participants a accepté de signer un communiqué commun, qui officialise l’état d’avancement provisoire de leurs travaux et entérine au moins un point de convergence.

Ils ont donc déclaré s’être entendus sur un début de nouvelle traduction de la fameuse formule de Tancrède dans Le Guépard, et qui a été repris ces jours-ci par l’ensemble de la presse internationale :

IL FAUT QUE TOUT CHANGE

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