La Bourse et la vie

Luc Dellisse,

En sortant du Palais de Justice, où nous avions signé les papiers du divorce, Marilo m’a embrassé sur la joue, avec sa gentillesse et son indifférence habituelles, et elle est partie. Je l’ai vue se pencher sur sa petite voiture, les clés à la main. Je n’ai plus eu de ses nouvelles. Nous avions vingt ans.

Je n’ai pas revu non plus le parc et le château et les belles cousines, ni même la chienne Frida. Mais je n’ai pas perdu tout contact avec sa famille. Je continuais à voir son père, et même très souvent. L’affection démonstrative qu’il me portait quand j’étais son gendre s’est peu à peu transformée en pure et simple amitié.

À Bruxelles où il avait ses bureaux, j’allais le retrouver une ou deux fois la semaine, après la fermeture de la Bourse, vers les dix-huit heures. Les employés, les associés, étaient partis pour la plupart. C’était une époque bien moins acharnée qu’aujourd’hui, le désir de richesse et de respectabilité avait été troué par Woodstock, mai 1968, l’amour libre, ce genre de choses sur lequel je n’avais que des informations de deuxième ou troisième main, mais dont l’impact était sensible partout.

Charlie voulait à m’initier aux divers jeux de la Bourse. Il aimait ce terme de jeu, il disait que c’était un jeu comme les cartes. Selon lui cela ne demandait pas un très grand niveau de subtilité : on était loin du bridge ou des échecs. Tout au plus on jouait au poker, on misait sur un brelan de rois, et si on n’avait pas de brelan, sur une paire de sept. On bluffait pour acheter, on n’était solide que pour vendre.

Nous jouions ainsi à découvert, avec les moyens désuets d’une époque lointaine, où les ordres se donnaient par téléphone, et où les cotations s’écrivaient à la craie sur le flanc de tableaux noirs. Les opérations en temps réel n’étaient qu’une façon de parler. Il y avait des décalages effrayants. Quand les places européennes, le soir, le week-end et même le mercredi, fermaient, tout était immobilisé. Les fausses nouvelles circulaient à l’envi, et il fallait parfois dix-huit heures pour les vérifier. On avait donc tout loisir, durant ces périodes creuses, pour les supputations et les stratégies.

Mon beau-père s’amusait à ces jeux du bluff et du hasard. Je ne suis pas sûr qu’il y gagnait beaucoup d’argent. Il aimait dominer son entourage, non par l’autorité, mais par la malice et l’arrière-pensée. Il donnait à sa clientèle peu de conseils, mais des revenus raisonnables. Il ne fallait pas lui demander des coups mirifiques, des bénéfices à deux chiffres : il avait horreur du genre nouveau riche. Il avait eu un ancêtre à la huitième croisade qui avait plus ou moins recueilli le dernier soupir de saint Louis. Il souriait constamment et était toujours de bonne humeur. Il y a quelques années, en visitant le musée Carnavalet, j’ai reconnu le beau visage de mon beau-père à cinquante ans dans le portrait de Nicolas Ledoux par Martin Drolling, qui le représente très exactement tel qu’il figurait dans ce décor de cuir et de papier, en costume marron, agrémenté d’une cravate bleue, le plus souvent.

Difficile de croire que derrière ses manières affectueuses et un peu théâtrales, derrière la coquetterie et la générosité, se cachait autre chose, une ombre, une noirceur.

Il voyait en moi un grand esprit en friche. Il ne m’en voulait pas du tout d’avoir trompé sa fille, qu’il prenait, à tort, pour une imbécile : il ne me l’avait pas dit mais tout le sous-texte le disait pour lui. Il espérait que je mordrais à la Bourse comme à un jeu supérieur où la balance de mes qualités et de mes défauts trouverait son point d’équilibre. Il m’avait ouvert un crédit de quelques milliers de dollars, et quand j’avais agi selon ses instructions ou en accord avec lui pour le compte de ses clients, j’étais libre d’investir tout seul et pour mon compte. Il exécutait mes ordres d’achat et de vente sans discuter. Je ne m’en sortais pas si mal.

Toutefois j’étais un somnambule. Je comprenais bien les règles mais je n’en tirais aucun plaisir particulier. Charles ne soupçonnait pas que si j’arrivais parfois à l’avance à nos rendez-vous, c’était moins par empressement de trader que pour l’attrait d’une certaine secrétaire, que je n’ai jamais réussi à avoir, malgré de rapides baisers dans les lavabos. Mais il voyait bien que j’agissais en bon élève paresseux, avec quelques éclairs et beaucoup de distraction.

Pour ne pas compromettre mon beau-père, j’effectuais mes opérations personnelles sous un faux nom, toujours différent, et j’avais un téléphone spécial, payé par Charlie, qui ne me servait que pour ces petites manœuvres, et dont le numéro changeait chaque semaine. C’était facile, et cela aidait à se souvenir que ce n’était qu’un jeu. Parfois même, pour jouer davantage, je déguisais aussi ma voix, que je faisais un peu plus aiguë, sans aller jusqu’au fausset.

Une fois le renseignement, les calculs, les offres, l’option verbale, obtenus, je disparaissais du champ. Si le conseiller financier, le promoteur immobilier, l’administrateur, le courtier, le notaire, me relançaient pour savoir si je donnais suite à ma première démarche, j’étais déjà loin. Et le téléphone sonnait dans le néant.

Quelquefois, Charlie allait plus loin. Il me confiait soixante ou quatre-vingts billets de banque pour que je les remette en mains propres à un intermédiaire chargé d’acquérir des titres au porteur.

La tentation, chaque fois, était terrible, car je manquais de tout, même de chaussures décentes, de dentifrice pour ma brosse. Je me coupais les cheveux moi-même. Et je n’avais à opposer à mon appétit dévorant que d’éternelles pâtes au beurre et un certain saucisson de jambon que je prenais à crédit chez l’épicier portugais du coin, quand c’est la fille de la maison qui tenait la caisse ; mais on n’a pas toujours envie de rester une heure à sourire pour un bout de viande gratuite. Le poisson et les fruits de mer dont je rêvais la nuit étaient hors de ma portée. Et la pâte molle de ce saucisson me levait le cœur.

Compte tenu des fluctuations de la Bourse, il n’était pas fixé à l’avance à combien se monterait exactement la transaction. Si je distrayais un gros billet de la liasse avant d’effectuer le « transfert manuel » prévu, j’avais une chance sur deux ou sur trois de ne pas me faire prendre. Un pourcentage bien suffisant pour un desperado.

La Bourse, à cette époque, reposait sur l’absence de signature et sur la parole donnée. La confiance dans les réputations acquises jouait un rôle prépondérant. Quand, de loin en loin, dans cette jungle policée, un courtier partait avec la caisse, ce n’était pas une métaphore : il emportait les dépôts en liquide, parfois des millions. C’étaient des mœurs d’un autre âge. Il y avait plus de numéraire que de chèques en circulation, et l’argent en ligne n’existait pas. J’ai vu des coffres-forts chargés, des tiroirs débordant de devises, des coulissiers qui portaient des liasses grosses comme le bras dans chaque poche, comme des barbeaux prospères. J’ai connu des restaurants ouverts à tout va où de gros Belges bâfraient de la viande rouge et des croquettes de pommes de terre, en étalant devant eux des éventails de bank-notes, comme Phileas Fogg achetant l’équipage du bateau à vapeur qui doit le conduire à Liverpool.

La richesse liquide était répandue partout, et les occasions abondaient. Du reste l’idée de vol me plaisait. Mais j’ai toujours tenu le coup. Je me méfiais de moi, je connaissais mon manque parfait de sens moral. J’avais une obsession à l’époque, ne sachant pas encore ce que j’allais faire de ma vie : ne pas avoir de casier judiciaire, ne pas connaître la prison. Cela paraît étrange, à considérer l’existence assez sage que j’ai menée par la suite. Mais la paresse me faisait préférer le risque au travail. En fin de compte je ne suis jamais tombé dans la délinquance dont je sentais en moi remuer les fibres. Je revenais le soir, la serviette bourrée de documents, avec un décompte exact des sommes versées, des titres échangés, griffonné sur un carton de bock. Mon beau-père prenait le tout sans rien vérifier, posait parfois une ou deux questions distraites, pressé de m’emmener dîner. Parfois, pourtant, dans ses yeux bleus, un rapide éclair.

L’idée me venait alors qu’il n’était pas un ami loyal. Qu’il jouait un double jeu à mon égard, et que les occasions, avec lui, pouvaient être des pièges. Il n’était pas difficile de savoir que je n’avais aucun revenu stable, aucune rentrée en vue, et que je tirais le diable. L’échéance du loyer ne pouvait m’être indifférente : et par hasard, c’est toujours vers la fin du mois qu’il me confiait de l’argent et une mission particulière. S’il avait cherché à me tenter, il ne s’y serait pas pris autrement.

Je ne lui en voulais pas. Je vivais à plein-temps dans le struggle for life, un peu plus un peu moins n’était pas une affaire. Et puis, je l’aimais. Mais enfin je n’avais aucune illusion aveuglante. Je me méfiais de lui, de loin en loin.

*

Je me souviens du jour où il m’a demandé de prendre rendez-vous avec Freddy Delwaarde, à domicile, dans la plus grande discrétion. Il n’a même pas voulu que j’utilise un taxi, il m’a conduit lui-même jusqu’à la rue voisine et a redémarré aussitôt. Il pleuvait. J’ai sonné longtemps, avant que Freddy ne franchisse à pas lents les couloirs de sa villa démesurée et ne m’ouvre la porte. C’était notre première rencontre. La partie qu’il disputait depuis trois ans contre un cancer de la thyroïde était en train de tourner mal. Il était, je dois dire, dans son costume noir à fines rayures, avec sa maigreur de déporté et ses bourrelets sous les yeux, à faire peur. Mais il continuait à se passionner pour des affaires dont il ne verrait pas le terme. Il voulait devenir actionnaire principal de la Foncière Mixte de Knokke (Fomik), qui au terme d’années de tractations souterraines, avait obtenu un permis de bâtir sur un terrain préservé, au milieu des dunes, en surplomb de la mer. Il le voulait de toutes ses forces déclinantes, avant de mourir. J’étais là pour cela.

Le comte de Cuesmes, détenteur historique du terrain, avait fini par gagner la partie contre les défenseurs de la nature, et il s’était mis à le vendre par parcelles, à des prix qui ne cessaient d’augmenter. Mon beau-père était partie prenante dans l’opération. Delwaarde le tenait pour un simple courtier, mais il ignorait que le château familial d’Oostakker avait été hypothéqué pour acquérir des parts à un prix encore doux, dans les premières semaines : à présent Charlie voulait les revendre avec un fort bénéfice pour dégager le château et racheter les 50 % de son associé dans le bureau d’agent de change. Pourquoi pensait-il que ma naïveté et mon manque d’envergure rassureraient Delwaarde ? Comptait-il sur moi pour réussir ou pour échouer ? En tout cas, le temps pressait.

C’était une grosse opération, des terrains rares et convoités, sur un des emplacements les plus prestigieux du royaume, et cela commençait à se savoir, malgré la discrétion des deux complices (le comte de Cuesmes et mon beau-père avaient fait leur service militaire ensemble, et appartenaient au même club, le High Life). Mais mon ex-beau-père jouait double jeu : il poussait son vieux camarade à limiter ses prétentions, sous prétexte que le choc pétrolier allait faire bondir le coût des matériaux ; et il faisait monter les enchères du côté des Delwaarde, sous le prétexte inverse : la hausse du pétrole allait faire de l’immobilier de prestige une valeur refuge. Ainsi espérait-il gagner des deux côtés à la fois, tout en gardant les dehors d’un dilettante qui ne travaille que pour s’amuser.

Il parlait peut-être de moi, dans les salons du High Life, comme d’un garçon aux dents longues dont il devait brider les ardeurs.

Delwaarde avait intégré la probabilité de sa mort dans les trois mois et était pressé de conclure. Mon rôle consistait à faire semblant de le pousser à ne pas acheter tout de suite. De prétendre sans conviction excessive que c’était juste une rencontre de contact, que vu le secret bien gardé de l’affaire, on pouvait laisser venir. Ce que Delwaarde voyait venir était d’un autre type de commerce, il n’avait pas l’intention d’attendre un jour de plus, et bien que je sache que c’était un bandit, mon cœur saignait en le suivant dans les couloirs.

Quand je lui ai parlé d’étude de marché, d’experts à dépêcher sur place, il m’a répondu sans ambages que je n’y entendais rien. Le village de Fomik, c’était un placement d’avenir, car tous les nouveaux riches voudraient y posséder une résidence secondaire, à deux pas du centre de Knokke, la fastueuse cité du littoral belge, où m’apprit-il, on trouvait plus de Porsche en double file que sur toute la Ve Avenue.

Nous avions échangé notre rôle : il vantait la marchandise, je la minimisais.

C’était un cadavre debout qui me parlait, moi assis dans un fauteuil, la serviette sur les genoux, un verre de porto intact à la main. J’avais du mal à soutenir l’éclat mortifère de ses lunettes blindées. Je n’avais qu’une hâte, me débarrasser de mon encombrante mission. Brûlant les étapes d’un scénario que j’avais pourtant soigneusement étudié, j’ai profité de ce qu’il reprenait son souffle et buvait son affreux porto (peut-être pas si affreux, mais c’est une boisson que j’ai toujours abhorrée). Je lui ai annoncé un prix, en affirmant que je n’avais aucune marge de négociation. Il m’a demandé combien voulait dire : aucune marge. J’ai répondu que cela signifiait 3 % d’escompte et je lui ai demandé s’il voulait voir les photomontages du lotissement achevé. Il les a pris, les a regardés en grognant, les a posés sur la grande table blanche plastique design qui faisait penser au mobilier de la clinique où on allait bientôt le mettre sous dialyse.

— Et vous, quelle est votre commission là-dedans ?

Je n’avais pas réfléchi à la chose et j’ai répondu vaguement qu’il n’y avait pas de commission prévue, que j’étais juste stagiaire. Il m’a regardé avec pour la première fois depuis son arrivée autre chose que la mort dans son regard : la surprise et le mépris. Il m’a expliqué ce que nous allions faire pour y gagner tous les deux. Ce souci de gain partagé, aux portes mêmes du néant, me révéla que les actions humaines sont des rêves. Il faut avoir vu ce visage détruit, cette saillie de la mâchoire inférieure pour tenir le corps ensemble, et tout le corps sur le point de sauter dans le vide, pour percevoir l’étrangeté de ces calculs posthumes. Enfin nous avons rempli et signé les documents que j’avais apportés, et je suis reparti comme un lièvre pressé par ses plaisirs et laissant la tortue tâtonner au bord du gouffre.

*

Mon beau-père me félicita d’avoir obtenu la vente avec 6 % d’escompte sur le prix d’appel ; Delwaarde mourut deux semaines plus tard dans une clinique parisienne, sans avoir eu le temps de concrétiser l’opération, ni de m’envoyer mon chèque ; Fomik fut démantelé par la brigade financière ; le comte de Cuesmes dut restituer tous les fonds, payer une lourde amende et il partit refaire sa vie au Canada. En fin de compte, mon premier galop d’essai avait tourné court.

Charlie ne s’est pas découragé pour autant. Il avait cinquante ans et moi vingt. Il pensait que je finirais par apprendre. Il m’a ainsi appris que les grosses affaires rapportent proportionnellement plus que les petites, et que les petites doivent servir à amorcer les grosses. Il m’a convaincu pour toujours que les placements de père de famille sont une façon très sage de s’appauvrir.

Le système tout entier repose sur l’innocence des classes moyennes, et suppose que les candidats souscripteurs fassent confiance aux mots et non aux chiffres. Ce n’était pas mon cas. En tant qu’écrivain, je savais qu’on fait dire aux mots ce qu’on veut.

Par exemple, quand un banquier vous dit qu’en investissant une somme A, on disposera, dix ou vingt ans plus tard, d’une somme B, ces deux sommes libellées en dollars, on est censé croire que le mot dollar en 1980 et en 2000 veut dire la même chose. Mais l’inflation, cette année-là, étant de 13 %, le dollar de l’an 2000 aurait perdu les neuf dixièmes de sa valeur. Ainsi tous les efforts consentis sur vingt ans aboutissaient à un terrible appauvrissement.

Charlie m’a aussi appris à mépriser les banques, à m’en servir sans aucun sentiment de réciprocité Bien avant l’existence des comptes en ligne, il m’a montré comment jongler avec de l’argent virtuel. Et ça marchait deux fois sur trois.

Surtout, déclarait-il, ne jamais oublier que la totalité, et non la majorité, des courtiers et des traders préfèrent leur enrichissement personnel au salut de leur pays, à l’intérêt de leurs clients, au sort des citoyens. Cela admis, on pouvait marcher.

Parfois j’étais effaré par le jeu que je jouais. La Bourse est encore plus proche de la bataille que du poker. Il faut juste avoir les nerfs solides, une éthique de façade et une intuition raisonnable du marché.

Le monde était en train de tourner au commerce généralisé. L’art, la famille et les voyages étaient déjà entrés dans ce cercle ; l’amour n’attendait qu’un mot. La Bourse était le moteur et le signe de ce grand changement. La politique, après la mort des derniers grands esprits capables de vouloir et de décider, était devenue une tradition morte comme le théâtre : elle n’intéressait plus que ses acteurs. Je ne songeais qu’à me tirer.

Charlie a fini par comprendre que je n’avais pas la vocation de la Bourse. Il pensait que je n’étais pas fait non plus pour être écrivain. Il me voyait plutôt fait pour une carrière d’aventurier. Il m’a proposé d’apprendre l’espagnol et la boxe à ses frais. Il comptait m’envoyer faire un tour en Colombie, où ces deux sciences me seraient utiles. C’était un esprit romanesque : j’ai oublié de dire qu’il fumait la pipe et qu’il avait un culte pour Sherlock Holmes.

Tout cela occultait la méfiance plus profonde que j’avais éprouvée à son égard, quand j’avais appris qu’avant de partir en vacances, par simple paresse à chercher un chenil, il avait fait piquer sa chienne Frida.

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