La bourse ou la vie

Roger Foulon,

On le disait radin. Il l’était, il vivait chichement malgré une pension généreuse que lui valaient d’anciennes fonctions de cadre dans une entreprise huppée de sa région. Une modeste habitation sans aucun luxe, dans une rue, à l’écart de la ville, un jardin grand comme un mouchoir de poche. Il était resté célibataire, avait vécu avec ses parents, morts depuis longtemps. Ceux-ci lui avaient laissé un beau bas de laine. Sa pingrerie, un rien maladive, lui avait permis, au fil des ans, d’amasser un avoir assez rondelet qui ne lui procurait aucun agrément, sauf celui de s’intéresser de très près à la Bourse et, parfois, d’y jouer.

Il avait largement dépassé la soixantaine. Des problèmes de santé commençaient à le tracasser beaucoup, mais il n’aimait guère consulter un médecin, au prix où étaient les visites.

Son seul plaisir consistait, chaque matin, dès que le facteur lui avait déposé son quotidien, de plonger, non vers la une, où les actualités s’étalaient en gros titres, mais vers le supplément voué à l’économie. Pas un texte n’échappait alors à son avidité. Il voulait connaître l’évolution des entreprises, les tendances des marchés, les grands thèmes de l’actualité boursière. Il ne sautait aucune ligne, lisant avec une attention extrême les propos et analyses des économistes, tentant ainsi de deviner les orientations des valeurs ou les règles de la fiscalité. Le plein fait de ces renseignements qu’il jugeait essentiels, il en venait vite à plonger dans ces interminables colonnes de chiffres indiquant le cours des actions, certificats fonciers, SICAV, obligations et autres valeurs. Il suivait ainsi, jour après jour, l’évolution des titres qu’il possédait et qu’il répertoriait selon ses achats et ses ventes sur des fiches établies avec une minutie un peu maniaque. Rien n’échappait à sa prospection, ni les indices des principales Bourses étrangères, ni le prix du jour des pièces et lingots d’or, ni les renseignements relatifs aux fonds d’épargne pension. Il était devenu ainsi un spécialiste de ces choses.

Fort de ces indications, une fois par semaine pour le moins, il profitait de la sortie nécessaire à ses achats ménagers, pour se rendre dans sa banque. Là, il avait coutume, depuis des années, de rencontrer un des préposés. Outre les ordres de vente et d’achat qu’il transmettait, il sollicitait un tas de renseignements. Depuis quelque temps, il constatait cependant moins d’aménité dans l’accueil qu’on lui réservait. Il croyait même déceler dans la manière de le recevoir un certain ennui, un peu de froideur si pas de mépris dû aux incessantes mutations des employés. Cela le tourmentait. D’autant plus qu’au fil du temps, les nouvelles qu’on lui annonçait lors de ces rencontres n’étaient guère réconfortantes. Les taux d’intérêt baissaient progressivement, ce qui diminuait de plus en plus ses bénéfices. Pourtant, n’était-il pas un bon client, non un de ces boursicoteurs qui sautent de l’une à l’autre agence bancaire. Lui, était fidèle à l’enseigne comme, d’ailleurs, l’avaient été ses parents. De plus, les frais réclamés pour la gestion de ses comptes ne cessaient de croître. Les gratuités octroyées naguère étaient remplacées par des ponctions incessantes. Bientôt, placer ses avoirs entraînerait des dépenses supérieures aux gains. Drôle d’époque !

Après avoir navigué longtemps parmi les colonnes de chiffres et la documentation boursière, il tournait les pages du supplément économique de son journal et tombait pile sur la nécrologie du jour. Ici aussi, il s’attardait, s’intéressant à la lecture un peu morbide de tous ces placards déjà placés, comme les tombes dans un cimetière. Il voyageait parmi ces noms d’inconnus imprimés en caractères gras, accompagnés par l’énumération des familles, la mention des renseignements pratiques relatifs aux funérailles, s’arrêtant surtout à l’énumération, souvent immodeste, de la profession des disparus, voire de la liste de leurs distinctions honorifiques ou autres dignités sociales. Il survolait de la sorte des tas de généraux, directeurs, chefs de corps, ingénieurs, professeurs d’université, inspecteurs, anciens officiers, marins, chirurgiens, présidents de conseils d’administration, etc.

Ces cheminements quotidiens finissaient par le traumatiser grandement. Lui aussi serait bientôt septuagénaire. Et avec ses incessants ennuis de santé qui se précisaient, ne finirait-il pas comme tous ceux-là dont il lisait ici un résumé de leur curriculum vitæ ? Cela l’inquiétait donc beaucoup. De juxtaposer ainsi la lecture quotidienne des éléments bancaires à ceux, tout proches, de la mort omniprésente finit par le tracasser, voire par l’alarmer.

Ce qui mit un jour le feu aux poudres fut de deux ordres. D’abord, sous la plume d’un journaliste économiste éminent, il lut une étude consacrée au fait qu’un dividende pouvait être taxé deux fois. On l’expliquait de la sorte :

Le jugement de la Cour européenne de justice qui portait sur une question préjudicielle posée par un tribunal sonne le glas des espoirs des épargnants qui voulaient voir l’État condamné parce qu’il perçoit une double imposition sur les dividendes versés par une société étrangère…

Tel était son cas.

Un autre titre l’effraya tout autant : Comment capter l’épargne ? Les banques ne jouent plus seulement sur les taux. Ainsi donc, les économes qui, comme lui, tentaient de gérer leurs avoirs au mieux se feraient bientôt plumer par ces banques réalisant chaque année de plantureux bénéfices.

D’autre part, les douleurs qui le taraudaient de plus en plus dans la poitrine le tourmentaient en diable. Il devrait quand même se faire examiner.

Le spécialiste consulté ne lut guère optimiste. Il devait au plus tôt être hospitalisé. Heureusement, les examens qu’il subit furent assez rassurants. En se ménageant, il finirait par s’en sortir.

Cette grave alerte le poussa beaucoup à réfléchir. D’un côté, la Bourse et toutes ses astuces pour sucer la moelle des clients ; de l’autre, les avis nécrologiques. Et, en opposition : la vie. Il finit par opter pour cette dernière.

Dès lors, il laissa sa passion boursière pour se consacrer aux petits plaisirs de l’existence. Et il fut heureux.

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