La dernière phase de la décomposition de l’Empire austro-hongrois

Stéphane Lambert,

Maintenant que le grand orage l’a depuis longtemps fracassé, nous savons de science certaine que ce monde de la sécurité n’était qu’un château de nuées. Pourtant, mes parents l’ont habité comme une maison de pierre.

Stefan Zweig

Une ultime brisure consécutive à une onde de choc émise il y avait presque un siècle. De la même manière qu’un affaissement de terrain n’était que l’aboutissement d’un lent travail souterrain d’une étendue considérable. Un premier ministre potentiel fredonnait l’hymne national d’un autre pays par erreur : en définitive cela illustrait bien que la Belgique n’existait déjà plus. On se fichait royalement de cette contrée entrée dans le monde de l’imaginaire. Je terminais la lecture de La Marche de Radetzky de Joseph Roth. Je ne pouvais m’empêcher d’observer que le craquèlement d’un empire que décrivait le romancier dans son chef-d’œuvre avait atteint la réalité qui m’entourait, ayant poursuivi son chemin au-delà des livres d’histoire où l’on voulait l’enfermer. Le sentiment de sécurité qui berçait ce doux royaume insouciant ressemblait à celui qui avait précédé la chute de l’aigle à deux têtes. Dans ce pays de cocagne où j’habitais depuis que j’étais né, on se réfugiait volontiers derrière l’apparente bonhomie d’un Bruegel pour justifier l’ignorance amusée. Seulement le peintre (un Flamand de Bruxelles) était un érudit dont les œuvres grotesques et ironiques étaient en réalité des plaintes de désespéré. Le rire satisfait évacuait les problèmes dans le domaine de la cocasserie tandis que l’argent remplissait les panses de riches nourritures. On se contentait de déléguer les élus pour trouver une nouvelle parade masquant la nette division du pays. On se disait tout bonnement attachés à cette alliance, même si on ne savait rien l’un de l’autre. La démission citoyenne, dans sa naïve espérance, colorait ses balcons d’un drapeau dont on ne connaissait plus le sens et dont l’assemblage chromatique aurait dû effrayer plus d’un esprit superstitieux : l’infidélité (jaune), le sang (rouge) et le deuil (noir) formaient dans le désordre un sombre présage. Dans les conciliabules où l’on volait la voix du peuple, on inventait des remèdes aux ingrédients frisant le ridicule, on leur trouvait des dénominations puériles (l’arc-en-ciel, l’orange bleue), on avait besoin de dédramatiser l’atmosphère, c’était un pays où Tintin était aussi sacré que la monarchie, on y craignait les orages et la littérature. Dans son coin oublié, Éluard écrivait : La terre est bleue comme une orange / Jamais une erreur les mots ne mentent pas. Alors l’on s’extasiait d’un adverbe prononcé par un roi téléguidé. Les constitutionnalises rivalisaient d’ingéniosité juridique pour faire tenir la maison ensemble. Certains faisaient sincèrement semblant d’y croire. Mais la maison s’écroulait, il n’y avait rien à faire. Le craquèlement de l’histoire l’avait rattrapée. On se gargarisait de lieux communs rances (« la Belgique est un pays où n’a jamais coulé le sang ») afin de prévenir toute mutation : on n’admettait pas qu’on était entré dans un autre univers. Le modèle tant vanté du fédéralisme à la belge était une illusion qui montrait aujourd’hui les limites de sa construction hasardeuse. Qu’on le voulût ou non, nous n’étions qu’un résidu de l’Empire austro-hongrois disloqué, dernier fragment lui-même en voie de dislocation. Nous avions résisté à l’ébranlement généralisé de la cartographie européenne. En plusieurs spasmes, le vingtième siècle avait entériné le soulèvement indépendantiste de nombreuses nations. Les enjeux historiques qui avaient favorisé l’union des Flamands et des Wallons à la lisière de l’ère industrielle n’étaient depuis bien longtemps plus d’actualité. Le matérialisme avait vidé les églises, de sorte que le pacte catholique ne réunissait plus les fidèles au sein d’une même communauté. Plus rien ne semblait tenir ce petit pays aux deux cultures si étrangères l’une à l’autre sinon la figure usée d’une monarchie en lambeaux. Et il n’avait pas fallu attendre la sénilité de l’empereur François-Joseph pour s’apercevoir de la décadence de ce symbole. Depuis une décennie, on retardait l’avènement du Prince héritier. Son père occupait l’intérim de la fonction royale sans véritablement y avoir été préparé. Et l’heure était grave. De même que tous les peuples qui avaient composé l’empire autrichien avaient fini par asseoir leur propre nation, le peuple flamand réclamait son indépendance – c’était une loi immémoriale des peuples que d’aspirer à prendre en main leur destinée. Et on ne voyait pas ce qui aurait pu empêcher ce désir de se réaliser malgré l’acharnement de quelques politiciens francophones à jouer les victimes plutôt que les acteurs. Oui, du côté francophone, on jouait les épouses outragées par la procédure de divorce en cours. On incriminait le futur premier ministre qui chantait faux. On s’accrochait désespérément à un bout de manteau comme à un navire fantôme, on n’osait pas s’affirmer, on se retranchait dans l’hystérie, on croyait faire de la résistance. À l’instar du préfet Trotta dans le roman de Joseph Roth, on préférait nier la vérité, replié dans un cercle clos. On tombait des nues : on ne croyait pas à la fin de son monde. Or, le royaume synthétique était en train de craquer. On refusait de comprendre qu’on ne pouvait éternellement aller à l’encontre de la volonté d’un peuple à se séparer d’un autre sans risquer en retour d’aiguiser la rancœur et de recevoir un jour une couronne destituée sur la tête. Une porte claquée sur un royaume vide. Ce ne serait plus une plaisanterie.

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