Pour Simone

Le plus passionnant dans mon métier, ce sont probablement tous ces récits qu’au fil des séances un bon tiers de mes patients me rapportent, comme si j’étais leur psychanalyste, ou simplement leur meilleur ami, alors que je ne suis qu’un modeste kinésithérapeute, mais un homme il est vrai, du moins me le dit-on souvent, apte à écouter, à mettre en confiance, à créer toute une atmosphère de détente, favorable à la confidence, paraît-il, voire au déballage de témoignages intimes dans certains cas, ou même de secrets carrément déroutants, qui deviennent alors comme de sauvages rivières de montagne, dont le débit varie de l’un à l’autre bien sûr, et dont il peut arriver que je doive détourner le cours, cela va de soi, quand certains détails se colorent d’indécence, par exemple, ce que d’ailleurs, sans me flatter, je parviens à obtenir quasi chaque fois en infligeant au corps que je masse une pression un peu plus brutale que les autres sur les hanches ou sur les omoplates, tout dépend de la sensibilité de mon conteur du moment.

Il ne serait pas faux de penser, au fond, que j’exerce un étrange pouvoir sur tous ces récits qui me sont adressés, dont je ralentis la cadence s’il me faut une description, dont je réoriente le cheminement sitôt qu’à mon sens, c’est le cas de le dire, ils menacent de bifurquer dans une voie sans issue. Je ne crois pas que je serais à ce point maître de la situation si je n’avais pas un contact physique avec mes narrateurs, si je n’avais pas mes doigts et mes paumes en conversation directe avec des tendons et des muscles. Le commun des mortels a mille fois raison de penser que c’est ainsi que je soulage, que je restaure, que je guéris, pourtant je me demande un jour sur deux si les gens ne se portent pas mieux au terme de leur thérapie parce que moi, Xavier Boisseuil, depuis le début de ma pratique du reste, j’amène la plupart d’entre eux non pas à déverser une parole bouillonnante, mais à véritablement construire une narration, à lui trouver son rythme propre, un ton adéquat, une cible et une visée si l’on veut.

Je ne suis pas écrivain, bien entendu, de sorte que j’ignore les noms exacts que doivent sûrement porter ces multiples techniques, mais il est certain que je pourrais très facilement donner l’illusion d’être un créateur qui a de quoi publier, qui a même de l’imagination à revendre, qui a un talent fou pour se renouveler malgré quelques obsessions récurrentes. Il suffirait que de temps à autre je transcrive, presque telles quelles, les histoires les plus singulières qu’il m’a été donné d’entendre en ayant un patient couché là, sur cette table à panneaux mobiles de mon cabinet de consultation, lequel évidemment dévore ma vie, me la fait gagner, me la vide et me la remplit, tant et si bien, on s’en doute, que jamais, absolument jamais, je ne suis parvenu à voir quand, moi aussi, je pourrais ficeler un livre et sortir enfin de cet anonymat qui semble insupportable à la plupart de nos contemporains.

Il n’empêche qu’aujourd’hui, et depuis ce matin pour être précis, je me sens travaillé, sans trop savoir pourquoi, par l’irrépressible envie de rapporter la très étrange expérience dont un homme a voulu m’entretenir, la semaine dernière, pendant les quatre ou cinq séances où je me suis occupé de son mal de dos, un homme, j’en conviens, qui n’est pas n’importe qui pour moi, puisque, si je fais le compte, cela fait dix ans que je le connais. Un bail, par conséquent. Je l’admets. Seulement, je devrais plutôt dire que je l’ai rencontré il y a dix ans, et qu’une décennie s’est ensuite écoulée sans que nous ayons eu la moindre occasion de nous revoir.

Je travaillais à l’époque dans le grand établissement thermal de Montaiguillon-les-Eaux, une ville où j’ai fait la connaissance, entre autres, de Thibault Sombrieux, un jeune philosophe qui avait été bizarrement engagé pour donner des conférences et organiser des séminaires de manière à ce que soit aussi pris en compte ce qu’il appelait l’âme des curistes. Un jour, son frère est venu s’offrir un séjour de relaxation parmi nous. D’emblée Tristan m’est apparu comme le contraire de Thibault. Il n’avait que vingt-cinq ans, et son activité professionnelle l’avait déjà passablement esquinté. J’ai bel et bien eu ma place dans l’ensemble du traitement qu’il avait eu la bonne idée de se payer. Ce jeune homme avait besoin de se détendre, de se ressourcer, de redevenir lui-même, c’est-à-dire de cesser d’être autre, donc besoin, au sens étymologique, de se désaltérer, objectif que l’on peut atteindre, en effet, dans ce genre d’endroit, en buvant jour après jour d’impressionnantes quantités d’eaux de diverses compositions, sans compter les bienfaits que procurent la boue, les douches, le sport, les massages, la lumière, la vapeur, le silence, la marche, et j’en passe.

Au terme de quatre semaines, Tristan Sombrieux était à nouveau d’attaque. On le voyait ravi de pouvoir reprendre le collier, se remettre à bosser d’arrache-pied, repartir sur les routes et une fois de plus se tuer à la tâche, comme on dit, laquelle, dans son cas, consistait à vendre ici et là des appareils médicaux invraisemblablement sophistiqués, ce dont il ne se défatiguait, m’avait-il confié à l’époque, qu’au moment où.

Rentrant chez lui quotidiennement très tard, il pouvait enfin, vers les dix heures du soir, se mettre à jouer de la musique, s’installer devant le clavier de ce superbe piano à queue dont il avait hérité et que, m’avait-il dit, je m’en souviens maintenant, pour rien au monde, il n’aurait fait sortir de son existence dérisoirement endiablée.

Bien entendu, au début de la semaine dernière, quand il s’est présenté au rendez-vous que ma secrétaire lui avait fixé par téléphone, je n’ai pas immédiatement reconnu mon ancien patient, même si, en deux secondes, à l’instant où j’ai ouvert la porte de la salle d’attente, je me suis trouvé devant un visage qui ne m’était pas inconnu, mais, je dois le préciser, en me tendant la main et en me disant « Vous vous souvenez ? Montaiguillon, mon frère Thibault, le philosophe, il y a dix ans… », Tristan Sombrieux a brutalement tout ramené dans ma mémoire et de telles retrouvailles m’ont curieusement rendu très heureux.

Il faut dire qu’il n’avait pas tellement changé, du moins physiquement, mais pour le reste, je n’ai pas tardé à comprendre qu’il s’était marié, qu’il avait un jeune fils, qu’il était comblé, et que, métamorphose suprême, il ne vivait plus du tout son métier de façon trépidante, un déclic s’était produit, une prise de conscience radicale, une sorte de virage à cent quatre-vingts degrés au bout duquel il s’était retrouvé dans un vaste paysage entièrement baigné de lumière glorieuse, ce qui l’avait enfin fait basculer dans une quasi complète sérénité, enfin comparable à celle que son frère, le philosophe, avait eu la chance de connaître beaucoup plus tôt.

Oh ! je n’ai pas saisi dès le premier contact qu’une telle mutation n’était en rien, ou si peu, redevable à cet épanouissant bonheur familial que mon patient n’avait du reste évoqué que pour répondre aux quelques questions que la routine me fait toujours poser à ceux que je retrouve après de longues années. Ce n’est en fait que dans le courant de notre troisième séance que Tristan m’a parlé de cet étrange point de passage au-delà duquel il s’était senti glisser dans la peau d’un autre. C’était à la musique qu’il devait d’être un homme dorénavant détendu presque en toutes circonstances.

Au seuil d’un été qui s’annonçait splendide, il avait eu la chance, deux ans auparavant, de louer à la mer une petite villa située dans l’immédiat arrière-pays de Saint-Idesbald, au cœur d’un labyrinthe d’avenues ombragées où chaque résidence secondaire se voulait plus accueillante que ses voisines. C’était la demeure d’une de ses très anciennes amies, dont le nom propre, en l’occurrence Régnier, lui avait toujours paru convenir à celle qui le portait, puisqu’il était presque l’anagramme d’énergie et que cette adorable personne n’en avait à ses yeux jamais manqué, au point d’être un exemple de dynamisme et de bonne humeur pour le moins peu courant.

Mais le plus remarquable était que cette maison même paraissait habitée par une force que la propriétaire devait assurément laisser derrière elle quand elle s’en éloignait, profitant de telles absences pour mettre en location sa coquette propriété, à l’arrière de laquelle se déployait un grand jardin, une sorte d’enclos de pins, idéal pour des enfants en bas âge qui, en toute sécurité, pouvaient y faire de la balançoire, des jeux de ballon, de la bicyclette et des poursuites en tous genres. D’ailleurs, à proximité, un imposant garage contenait mille et un trésors susceptibles de divertir aussi bien les grands que les petits : chaises longues, tentes d’indiens, boules de pétanque, matériel de barbecue…

En attendant que sa femme et son fils le rejoignent, Tristan avait eu l’occasion, cet été-là, de passer quelques jours absolument seul dans cette maison. Lecture, bains de soleil, promenades, tout contribuait à rendre délicieuses les journées qui s’écoulaient en cet endroit paradisiaque. Et dès le crépuscule, dans une pièce du rez-de-chaussée, meublée d’un vieux piano droit, il jouait des heures durant des mélodies douces qu’il puisait généralement dans ce merveilleux vivier qu’est le jazz. C’est le troisième soir que se produisit l’événement.

Au clavier, tandis qu’il pensait ne déranger personne avec le thème de Solitude, ce bijou de Duke Ellington, sa surprise avait été totale en percevant qu’à l’extérieur, mais dans la plus parfaite complicité, quelqu’un, avec un sens du contrepoint de plus en plus marqué, quelqu’un, qui resterait à jamais anonyme et rigoureusement insituable, mais cela n’avait pas d’importance, quelqu’un donc lui répondait à la clarinette. Oui. Et ce fut magique. Pendant une heure environ. Car Tristan devait à la vérité d’admettre que la musique du grand Duke, en effet, avait mis tout de même près d’une heure à dissoudre le sentiment de solitude qui le hantait depuis toujours.

Une fois terminé cet inexplicable duo, il était allé se coucher au milieu de l’enclos des pins qu’il préférait appeler la clairière. Sur l’herbe et sous le ciel étoilé, lentement, progressivement, il était entré en véritable communion avec l’ensemble des corps tant inertes que vivants qui l’englobaient en lui donnant, pour la première fois, une place parmi eux.

Au fond, m’a-t-il dit, c’est la frénésie du travail qui nous déplace en permanence. Et rien n’est plus perturbant que de toujours se sentir incongru là où l’on est. C’est l’excès d’activité, je crois, qui nous coupe du monde, quoiqu’elle nous donne, sans doute en compensation, le pouvoir d’illusoirement le maîtriser.

Cette nuit-là, en partageant le silence de la musique avec une force sans identité, j’ai découvert en moi que c’était en étant nettoyé de la mienne que je pouvais, paradoxalement, retrouver un sens au fait même d’être là, en vie, dans l’univers et parmi les autres, présents, disparus, à venir. Je n’ai pas besoin d’une religion ni de lire les gros ouvrages que mon frère ingurgite. Sitôt que je ressens de l’anxiété, je joue Solitude de Duke Ellington, et le plaisir de vivre me revient, parce que je revois cette clairière, la nuit, là-bas, dans le proche arrière-pays de Saint-Idesbald, et que finalement, là-bas, dans le beau jardin de la maison de mon amie, j’ai fait la rare expérience de ne plus redouter ma propre mort, de ne plus la voir, en somme, comme un dernier mur au-delà duquel nous ne serions plus rien, ce qui pousse bien des individus, dans l’agitation, à se faire un nom, à écrire des livres, à battre des records, que sais-je ?

« Cela dit, mon cher Xavier, tout cela ne m’empêche pas de souffrir d’un mal de dos désagréable. »

Lors de sa troisième séance de kiné, telle fut la dernière phrase de Tristan Sombrieux parce que j’avais soudain trouvé son histoire assez complète et que j’avais voulu moi-même y mettre un point final en malmenant un peu ses vertèbres lombaires.

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