Suspense à Monaco

René Hénoumont,

« Qu’est-ce que tu feras plus tard ? » Redoutable question que ma mère me posait déjà au sortir de la communale. Petit coq liégeois en culotte courte et tablier noir, j’avais réponse à tout : « trappeur au Canada, chef des Sioux comme Red Cloud ». Ma mère, justement inquiète, me laissait et s’en allait, rêveuse, laver son trottoir à grandes eaux.

« Il sera instituteur, disait mon père, deux mois de vacances ». Il ne disposait que de son dimanche, et les congés payés restaient à venir. Plus tard, inscrit à l’Athénée, en humanités anciennes, je me voyais mal instit.

Mon odyssée américaine me paraissant incertaine, je rêvais de devenir écrivain comme Georges Garnir ou, à défaut, metteur en scène de cinéma. « Pourquoi pas ? » disait mon père débonnaire et souriant en sarclant le sentier de notre jardin pentu accroché à l’ancien vignoble liégeois. Oui, pourquoi pas ? Phrase prémonitoire, puisque le meilleur de ma carrière de journaliste se déroulerait à Pourquoi pas ?, feu l’hebdo fondé par Garnir, justement, Dumont-Wilden et Souguenet.

À l’instant où je me laisse aller au gré des touches de mon azerty, je constate que, d’une certaine manière, j’ai réalisé tous mes rêves d’enfant. C’est un peu embêtant !

Trappeur : mon père ardennais exilé dans la banlieue verte de Liège m’apprit très tôt à piéger fouines et putois.

Chef sioux je ne fus pas, mais mes amis m’appellent encore le vieil Indien.

C’est le cinéma qui allait être mon école de vie. « Toi et moi, me disait Armand Bachelier, le cinéma nous a appris à nous tenir à table, à draguer les filles, à porter le complet trois-pièces en tweed, comme James Stewart, ma parole ! » Le cinéma et moi avons à peu de chose près le même âge. J’ai connu le temps du pianiste devant l’écran sur lequel chevauchait Tom Mix, où Double-Patte et Patachon se livraient à des facéties qui, bien que muettes, me faisaient rire aux larmes, en ces jours d’innocence où les images sautillaient à l’instar des pas de Chariot. Tout allait changer avec le parlant ; mon père avait pour amis deux frères, qui exploitaient le Casino Charlemagne à Herstal. Les frères Namotte fermaient les yeux sur mon âge, et je vis ainsi tous les films enfants non admis en guise d’éducation sexuelle. Ces films n’étaient pas d’une grande audace… mais un beau sein découvert faisait plus rêver que les nudités d’aujourd’hui.

Metteur en scène : j’y pensais parfois encore bien qu’il ne fût mentionné qu’en bas du programme en petits caractères…

Vint la liberté du lycéen fréquentant les salles du centre-ville durant les cours de maths. J’avais une préférence pour les cinémas dont la direction était plutôt complaisante aux amours écolières… baisers volés aux lycéennes qui étaient toutes belles. Le Crosly, récemment ouvert, était de ces lieux privilégiés. Les murs de la ville s’étaient couverts de grandes affiches sur lesquelles un superbe perroquet affirmait sans vergogne que le Crosly ne faisait pas de publicité. Pas un mot de plus, c’était génial ! Au programme du Crosly, pas de films récents, mais la surprise mirophonic !!! De dix heures du matin à minuit, étaient projetés en permanence des films amputés de leur générique et de l’une ou l’autre séquence longuette pour assurer une séance de plus et, le temps d’un court entracte, permettre la vente de chocos glacés. C’est ainsi que je vis mon premier Hitchcock sans le savoir. C’était en dix-neuf cent trente-sept, et il s’agissait des Trente-neuf marches d’après un roman de John Buchan, avec Robert Donat en vedette. Il devint mon acteur préféré, avant que je ne découvre Hitchcock en toute connaissance de cause. Je me demande encore si ce n’est pas à son exemple que j’ai commencé à fumer la pipe. J’ai dû revoir mon premier Hitch’ dans une autre salle, car je suis devenu et reste un lecteur assidu de Buchan, dont je dévorais tous les ouvrages dans la collection Nelson.

Survint la guerre. Le cinéma allait être mon université. Bien que je fusse inscrit en philologie romane, mes professeurs étaient plutôt Renoir, Duvivier, René Clair et Marcel Carné ; leurs films tenaient en permanence l’affiche, comme d’ailleurs l’excellente production du cinéma français, qui dut sans cesse innover, durant la guerre, pour échapper à la censure. Il fallut attendre l’automne quarante-quatre pour retrouver le cinéma américain. Quel choc ! Toute la production hollywoodienne des quatre années de guerre m’est tombée dessus, sans parler du ciné-club que nous avions créé. En septembre, au lendemain de la Libération, j’étais entré en journalisme par la voie alors très prisée de la critique cinématographique. Ardent militant, j’allais dans les Maisons du Peuple, muni d’une lanterne magique et de quelques photos, convaincre des assemblées de Faucons rouges et de retraités du fait que le cinéma était un art, le septième, dont on fêtait les cinquante ans. Durant ces années-là, je n’ai raté aucun des Hitchcock de la période anglaise en attendant les grands suspenses tournés à Hollywood. J’avais mes entrées dans les studios parisiens et participais à tous les festivals : Cannes dès quarante-six, Bruxelles, Venise, Knokke. Metteur en scène : je n’y pensais plus, d’autant que j’avais noué des amitiés durables avec Jacques Becker, Christian-Jaque, Vittorio de Sica et maints autres. Mais à mon grand dépit, je n’ai jamais rencontré le vieux Hitch’, sinon dans un de ces plans où apparaissait furtivement son physique d’employé de banque. Je l’aperçus enfin au cours du tournage de La main au collet, à Cannes. Hitch’, toujours vêtu de son strict complet noir, col et cravate, n’aimait pas être dérangé et faisait régner une discipline de fer sur le plateau ou en extérieurs. Mais, au moins, c’était Monsieur Hitchcock himself\

Je fis partie de la petite caravane qui gagna Monaco lorsque Grace Kelly fut présentée au prince Rainier. Ce jour-là, ni Jean Gorini à Europe 1, ni Jean Diwo de Paris-Match, ni votre serviteur n’auraient pu imaginer que la plus étincelante star d’Hollywood, que la blonde colombe deviendrait princesse de Monaco. Dans son palais délabré (Onassis n’était pas encore passé par là), nous vîmes le prince s’incliner devant l’étoile. Et la porte du palais se referma sur la belle. Suspense…

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