Solitude aux oiseaux

Emmanuèle Sandron,

Pour un double anniversaire et une nouvelle mort singulière, épilogue à trois voix : la fille, la femme et l’actrice*

1. La maison du souvenir est une grande bâtisse blanche, de style colonial. Elle se dresse au bord d’une falaise crayeuse, solitaire. L’impression reste vive de cette masse carrée, beigeâtre, où le drame va se nouer, d’où les habitants vont sortir en courant – mais le dehors ne sera pas moins terrifiant que le dedans. Tel est notre lot à tous.

2. Ici je n’ai pas la télévision. Encore moins le cinéma. Ni dehors ni dedans, aucune autre image que celles que me projette mon cerveau sur le voile intime de mes paupières closes. Je reste couchée le jour ; la nuit, j’erre ou je divague. Immobile. Étendue dans l’herbe, posée sur les épis courts, portée par les pissenlits, dans une apesanteur jaune et verte. Silencieuse.

Distribution aléatoire

3. Un oiseau, deux, trois, la foule. Les yeux et les becs. Les bouches hurlantes. Je me souviens de cela : le harcèlement, l’accalmie, la résurgence. L’horreur, toujours, plus encore avant l’attaque que lorsque les oiseaux foncent sur les crânes. Précieux crânes…

1. Moi qui longtemps n’ai été qu’un corps, un corps que j’aime, un corps que je n’aime pas – trop de graisse aux hanches, les lèvres jamais assez rouges, jamais assez charnues, et les cheveux ? les seins, les cuisses ? -, je pensais pouvoir enfin me débarrasser de la matière. Mais c’est le contraire qui se produira : je ne serai plus que matière. Matière en putréfaction, matière putréfiante, matière putréfiée.

2. Trois pas en arrière. Je recule, je me regarde, je m’inspecte. Longue masse livide sur un tapis de fakir. Les herbes me clouent au sol. Ou est-ce moi qui les empêche de monter au ciel ? Y serais-je jamais ? Aux alentours, rien. Cette immensité verte à flanc de falaise crayeuse – à moins que ce ne soit dans un autre film, une autre vie. Au loin, les cris des autres, leur course, les oiseaux. Les oiseaux, la course des autres, leurs cris. Les heures s’allongent ; il est temps de prendre le large. Moi : au loin.

3. « Norma Jean Baker… Norma Jean Baker… Trois heures quarante-huit… »

1. Non, je ne regrette rien. Pas même les livres. Ceux que j’aime sont dans ma tête. Ceux que je voulais écrire aussi. Longtemps je me suis interrogée sur ce refus, cette incapacité : regarder un thriller, un film d’horreur jusqu’au

bout. Froides, les sueurs, surtout celles qui perlent à la face interne de la peau. La vie la mort c’est du pareil au même.

2. Peut-être une histoire avec une cabine téléphonique. Peut-être pas. La mémoire… Ah ! La mémoire ne retient que ce qui ne l’arrange pas. Dans un vieux carnet, ce récit codé d’un cauchemar fait il y a vingt ans. Trois années d’analyse pour ramener à la surface l’horreur refoulée, et ce livret retrouvé accidentellement qui était là, depuis le début, qui aurait pu me donner la clé. Précieux crâne qui crypte, rune et mystifie les seules vérités qui vaillent.

3. Il n’y manquait rien à cette histoire. Un beau gars, riche et célèbre – la puissance et la gloire – et une belle fille comme moi. L’Amérique, l’Amérique… On le dit, on le chuchote, mais personne ne veut y croire vraiment. Je ne me suis pas suicidée. Une mort brutale en appelle une autre, et puis une autre, et puis une autre. Le clan magnifique ne s’en remettra pas – ou si ? Suspense !

1. Pourquoi les couleurs ? Pourquoi ce blanc blafard ? Ce vert, ce jaune ? La peur se voit-elle en couleur dans les mauvais rêves ? Hitch a-t-il rêvé ses films – je veux dire : vraiment rêvé – avant de les jeter à la face du monde, et l’a-t-il seulement fait pour que je m’en souvienne maintenant que se déroule lentement ma dernière bobine avant le final eut ?

2. Et la musique ? Le chant qui monte de la terre, je ne le reconnais pas. Je suis trop loin déjà. On (?) a coupé le son. Dommage. It don’t mean a thing. Ou si, peut-être. Black, Brown and Beige-, j’en reviens aux couleurs. Tiens, du beige… du beige… la non-couleur qui me gicle à la figure. Take the A Train. This one’s for Sandron…

3. Non, ce n’est pas moi. Toutes ces morts suspectes, je n’y suis pour rien. La preuve, c’est bien après la mienne… Ce qu’il manque à cette famille, à ce pays, c’est une bonne digestion. Les paillettes, c’était pour cacher tout le malheur dessous. Le père, le président, l’homme… Quelqu’un qui me protège. Cette histoire, qu’on la digère ! Il avait dit, lui, qu’il me protégerait contre tous. C’est lui qui m’a poussée.

1. Je n’ai pas joué dans tes films, ce sont tes films qui jouent en moi, se jouent de moi. Les oiseaux sont dix et cent et mille. Je ne les sens plus. Ce doit être cela, la magie du cinéma. Les becs me fouillent et m’éviscèrent.

2. Merci Hitch, merci Duke, merci John. Merci John-John. Merci à tous. Le rythme, l’horreur, le suspense sont dans la vie, mais sans vous je n’aurais pas compris la mienne. Un peu tard : tout est consommé.

Ni dehors ni dedans, aucune autre image que celles que me projette mon cerveau sur le voile intime de mes paupières closes. Dans une apesanteur jaune et verte, étendue dans l’herbe, je reste ; immobile, silencieuse. La maison du souvenir est une grande bâtisse rouge, de style patriarcal.

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