La Comédie française

Jacques De Decker,

Politiquement, la Belgique est plus poreuse au Sud qu’au Nord. Demandez à un Flamand qui est l’actuel Premier ministre hollandais, il se grattera la tête et finira par avouer son ignorance. Ou il citera un certain Wilders, qui se situe dans une opposition coopérante, mais est surtout connu pour sa tignasse jaunâtre et ses convictions d’extrême droite. Et cela s’arrêtera là, à moins qu’il ne cherche vainement le nom d’un chef de gouvernement portant les lunettes rondes de Harry Potter…

Un francophone belge, par contre, fera volontiers étalage de sa connaissance très poussée de la politique française. Il pourra réciter dans l’ordre les noms de tous les présidents de la Ve République, comme jadis les écoliers ânonnaient la dynastie des Louis. Il pourra même vous dire sans trop d’effort contre qui ces chefs de l’État furent élus, voire la réplique de débat télévisé qui leur permit de l’emporter, avec en tête le « Vous n’avez pas le privilège du cœur », la formule giscardienne qui retarda de sept ans l’accès de François Mitterrand à la magistrature suprême.

Comment expliquer ce phénomène ? Il est culturel d’abord. La francophonie belge lit la presse d’outre-Quiévrain, regarde ses chaînes de télévision, est plus friande de livres français que les Français eux-mêmes, toutes proportions gardées bien entendu. Elle ne produit pratiquement pas de films, puisqu’elle est le premier marché d’exportation du cinéma français, qu’elle alimente abondamment en acteurs de talent qui de temps à autre consentent à faire bénéficier les productions belges de leur notoriété, comme vient de le faire Cécile de France (un non-pseudonyme qui est tout un programme) dans le dernier film des frères Dardenne. Les Flamands, pour reparler d’eux, produisent leur propre cinéma, même « commercial », et n’ont de cesse de le diffuser en France. Pourquoi ne réussiraient-ils pas dans ce secteur ce qu’ils ont accompli dans le théâtre ? Il y a plus de spectacles flamands à Paris, en Avignon, dans la décentralisation hexagonale, que de productions belges francophones, qui restent confinées à Bruxelles et en Wallonie. De même que les ouvrages littéraires publiés en Belgique n’infiltrent pas la France, alors que, comme on l’a dit, les livres français inondent les librairies belges.

On peut donc parler de colonisation, devant laquelle la Belgique de langue française est beaucoup moins bien armée que le Québec, situé de l’autre côté de l’Atlantique et animé par un chauvinisme de combat qui a fait ses preuves sur bien des plans.

Mais d’autres facteurs expliquent le phénomène. Entre la Belgique méridionale et la France, il n’y a pas l’obstacle de la langue qui la sépare de la Flandre et de ses leaders politiques. Et ceux-ci ont beau décider, au niveau fédéral du moins, du sort de tous les Belges, ils apparaissent, à quelques exceptions près, comme des étrangers aux yeux de l’opinion. Avec des cas d’espèce cependant : Guy Verhofstadt a visiblement fait sauter ce verrou, ce qu’explique en grande partie son sincère engagement européen. Et puis, il y a le paradoxe De Wever. Tout en étant le porte-parole sûr de lui et dominateur de l’autonomie flamande, il s’est imposé auprès des francophones comme une figure emblématique de la Belgique dans son ensemble. Au point que l’on peut douter qu’il mette son idéal nationaliste à exécution : il y perdrait une part énorme de son audience…

La relation à la France constitue un autre paradoxe. Les Belges l’adorent dans une espèce d’irresponsabilité grisante. La France est leur terre de vacances préférée (qui d’ailleurs les attire d’autant plus que la Flandre les rebute souvent en revendiquant la flamandisation du littoral, accès de lèse-belgitude caractérisée à leurs yeux), ils s’y complaisent dans une sorte d’innocence enfantine. Ils ne sont pas citoyens du pays qui les enchante et où ils se sentent parfaitement chez eux. Partout, ils y retrouvent leurs marques : les bières belges sont disponibles et appréciées, les frites, réputées belges, leur « goûtent » plus encore dans leur accommodation hexagonale, ils aiment y restaurer les vieilles briques et en accumuler de nouvelles, passion qui leur est consubstantielle. Remarquons que devant ces plaisirs, les Belges du Nord et du Sud retrouvent leur nom de famille, les Flamands laissant affleurer à leur mémoire cette langue française qu’ils s’épuisent à refouler au pays.

Et puis, surtout, il y a la politique ! Ils les connaissent tous, les personnages qui s’affrontent sur le théâtre du pouvoir. Parmi les vedettes périmées, ils voient avec désolation le vieux sachem Chirac relégué dans le coin coiffé du bonnet d’âne, se souviennent que Jacques Delors, ex-président de la Commission, fut un Bruxellois convaincu, ils jugent légitime que Giscard siège à l’Académie française : n’est-il pas, à leurs yeux, un serviteur insigne de la langue, même si l’organe lui joue quelques tours ?

Mais il n’y a pas que les sages plus ou moins vieux ou les vieux plus ou moins sages. Il y a les premiers rôles, ceux qui depuis cinq ans sont dans la course non pas du « coup d’État permanent » que Mitterrand reprochait à De Gaulle, mais engagés dans la plus ininterrompue des campagnes électorales. Et là, le public est servi ! Entre les discours dignes de Jaurès (Brel ne l’a-t-il pas chanté ?), de Chevènement et de Mélenchon, les accents lamartiniens de Villepin, ou les leçons de l’instituteur d’école publique à la Ferry qu’est François Bayrou, ils ne savent où donner de l’oreille.

Quant aux têtes d’affiche, elles valent, cette fois, toutes les ovations. La mini-compétition au sein du parti socialiste, dont les médias ont démultiplié l’importance, fut une sorte de bande-annonce du vrai combat des chefs. Avec un casting d’enfer : s’y affrontaient un couple séparé dont quatre enfants communs scellaient la conjugalité manquante, un jeune loup qui sacrifiait à un usage très français (la condition de « fils de » étant un brevet belge), à savoir l’union avec une célébrité médiatique, une fille de candidat avorté lors d’un suffrage précédent portant presque le même prénom qu’une autre descendante directe d’un candidat plus heureux, d’extrême droite celui-là, qui avait envoyé la gauche au tapis en 2003. Cette brochette de haut vol étant éclipsée par l’ombre d’un maniaque sexuel qui s’était mis lui-même hors jeu dans une chambre de Manhattan pour une simple confusion de consonne : un « r » malvenu s’était substitué au « l » dans son usage du mot « élection ».

Face à ce dramatis personæ de derrière les fagots se dresse sur ses ergots un tenant du titre inespéré, un président taillé pour le rôle depuis l’âge le plus tendre (une photo de lui dans le fauteuil de mayeur de Neuilly dit tout sur le caractère fatidique de son ambition), dont la notoriété planétaire a crevé les plafonds cependant légendaires du général de Gaulle et qui risque, peut-être en raison de sa présence mythologique, de permettre à l’électorat de mettre à mal un superman politique tout simplement parce que le sort d’Icare est de s’abîmer dans les flots. Sauf que cette fois le laboureur belge négligera sa charrue pour jouir, de son champ devenu terrasse, pleinement du spectacle.

 

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