Comme si sur l’Amérique distante, sur ses montagnes,
ses bosquets, ses plaines et ses rivières,
s’étendait une longue pâleur, une bruine cendrée
que les dieux d’or entrevoyaient stupéfiés.
Manuel Mujica Lainez, Bomarzo
La déesse de la rivière se prélassait langoureusement dans les eaux des sources, en se délectant de la sensation de fraîcheur sur sa peau et des doux battements des petits poissons qui se mouvaient sur ses jambes et son ventre. Flottant sur le dos, les yeux mi-clos, elle prenait la mesure de la dimension infinie du ciel azur et limpide. Et au-dessus de tout, régnait le soleil dont les rayons remplissaient de façon éblouissante toute l’étendue de la surface de ce lieu à l’eau tranquille.
À moitié endormie, la déesse se soûlait de lumière et, lorsque le calme de la sieste cédait la place à la brise de fin d’après-midi, elle contemplait l’apparition des ombres, émerveillée comme toujours par la lente transformation du paysage qui, partant d’un aveuglant éclat de midi, cédait progressivement au noir profond de la nuit.
La déesse passait ainsi les heures dans la rivière, attentive aux trajectoires de la lumière et de la vie. Mais parfois elle émergeait de l’eau, ruisselante, et quelque chose d’extraordinaire se produisait. Tandis qu’elle marchait pieds nus sur le limon fertile des berges, des pâturages, des buissons et des arbustes surgissaient sur son passage, de sorte que la terre boueuse se transformait en verte prairie duveteuse qui poussait de façon visible en cherchant le ciel avec des feuilles de teintes et de formes innombrables. Et puis la déesse s’allongeait sur ce matelas végétal pour s’y reposer, l’oreille collée au sol, et elle entendait des racines qui se frayaient un chemin souterrain, creusant des tunnels de plus en plus profonds avant de parvenir — du moins on l’eût dit — jusqu’au centre de la Terre. Tout autour de la déesse et sous son corps, de jeunes pousses devenaient des plantes, des arbustes et des arbres qui s’élevaient toujours plus haut et s’entremêlaient avec les lianes, les fougères et les lierres qui les avaient précédés ; des mois et des années de promenades au bord du fleuve et de ses affluents au cours desquels la déesse dispersait l’élan organique, des années et des siècles d’un intense labeur végétal, herbe par herbe, arbre par arbre, emporté par l’air ou sur le dos d’un coléoptère, dans le pollen fragile des fleurs ou dans les mains généreuses de la déesse elle-même. Des siècles, des millénaires de multiplication incontrôlée de ce vert splendide rempli par des millions d’espèces, par l’abondance et la gloire de la nature et pour le bonheur de tous les êtres vivants.
Depuis le bassin où elle nageait, la déesse admirait la création, cette forêt vierge issue de ses pas qui, en partant d’une petite tache verte en bordure du fleuve, s’étendait maintenant bien au-delà de l’horizon et dont la densité et l’ampleur couvraient presque tout un continent. Très loin au-dessus de sa tête, les arbres étiraient leurs branches d’une berge à l’autre en tricotant un réseau végétal qui couvrait parfois le sol et à partir duquel des oiseaux rouges, jaunes et bleus prenaient leur envol. Cela faisait des milliers d’années que la déesse contemplait les ombres fascinée. Et avec le temps, à la rumeur de l’eau se superposaient, dans une symphonie colossale, le bruissement des feuilles, le chuchotement des insectes, le bourdonnement des mouches et des abeilles, le battement d’ailes des papillons et des perroquets, le croassement des grenouilles, le chant des oiseaux, le grognement des félins, le brame effrayé des cerfs et le couinement des singes…
Rien ne laissait présager dans ce lent et régulier progrès, cet étalement si prodigieux de la jungle, où tout était conforme aux lois universelles, cet espace où toutes les espèces coexistaient de façon harmonieuse — bien que pas toujours sans heurt —, ce qui arriva ensuite.
Ce matin-là, la déesse se réveilla fatiguée. Elle eut l’impression que le poids de ses innombrables années lui pesait tout d’un coup. Elle eut peur de se baigner, craignant que le courant, qui d’habitude lui procurait tellement de plaisir en s’opposant à ses muscles épanouis, ne l’emportât subitement très loin, là où le fleuve se déversait dans la mer. Elle sortit donc et s’assit sur la berge. Perché sur une branche, un perroquet, de ceux qui venaient souvent manger dans sa main, l’observait. Elle lui tendit le bras en l’appelant mais l’oiseau, effrayé, au lieu de s’approcher, s’envola. La déesse regarda autour d’elle et constata que certains arbres étaient affaissés, comme s’ils étaient malades ; sous ses pieds le sol était sec et sa peau était desséchée et ridée également ! Elle se pencha pour observer son reflet dans l’eau et découvrit une dame tellement vieille qu’elle ne s’y reconnut point. « Suis-je en train de mourir ? s’interrogea la déesse pour la première fois de sa longue existence. Je me croyais immortelle mais il semblerait que les astres en aient décidé autrement. »
Elle se coucha dans l’herbe, l’oreille collée au sol. Elle ne pouvait plus bouger un doigt. Le sol semblait rugueux et l’herbe avait une odeur aigre. Devenue sourde de fatigue, elle n’entendait pas le murmure de petites racines qui, effrayées par l’avancée d’un ennemi sans nom, reculaient. La déesse n’en pouvait plus, elle était épuisée et ressentait le poids de ses os qui, sous l’influence de la gravité, semblaient vouloir l’enfoncer dans la terre. Elle s’endormit profondément et rêva que chacune de ses cellules se déshydratait et se transformait en particule de poussière. Des gouttes de son fluide vital, en forme de larmes, apparaissaient à la surface de sa peau et bientôt il ne resta plus de la déesse qu’un amas de particules de poussière qui furent emportées par le vent.
Un ocelot, qui somnolait dans un arbre proche, descendit, s’approcha pour renifler le corps figé et grogna, inquiet. Une femelle arriva à son tour et s’installa à son côté. Immobiles comme des sphinx, ils veillèrent la femme agonisante.
Plus tard dans l’après-midi, avant que les ombres n’enveloppent la forêt de leur manteau nocturne, la belle déesse de la rivière mourut. Des singes s’approchèrent de son visage exsangue et lancèrent des hurlements de douleur si tristes que même les serpents furent touchés. Les perroquets et les guacamayas propagèrent la nouvelle avec leur véhémence coutumière, de sorte qu’au bout de quelques jours plus aucun habitant de la jungle n’ignorait la fin de la déesse.
Chacun manifesta sa douleur à sa façon. Certains poissons oublièrent de respirer et se noyèrent. Les piranhas envahirent les cours d’eau et dévorent leurs cadavres tandis que les petits mammifères s’éloignaient des berges. Les dauphins roses ne recherchèrent plus de compagne. Les nénuphars, les héliconies et les orchidées se fanèrent de tristesse. Les lianes devinrent sèches et les singes s’isolèrent. Les plumages des perroquets détinrent, les jaguars perdirent leur sens de l’orientation et au fin fond de la forêt les arbres commencèrent à défaillir. Et une pluie sale, amère et acide, qui pénétrait les feuilles et tuait les libellules et les crapauds se mit à tomber sur la belle création verte…
Depuis ce jour, la gigantesque forêt vierge est à l’agonie.
Lentement mais de façon implacable, elle est destinée à mourir par la volonté d’un ennemi insidieux qui trouva le moyen de détruire le noyau sacré qui la sustentait. Et nous sommes tous condamnés avec elle.
Reposons en paix.
Traduit de l’espagnol par Jonathan Eden