La Cour vit sur un grand pied

Alain van Crugten,

Madame de la Faryette n’était pas seulement renommée pour l’attrait de sa conversation et son talent d’écriture, mais la Cour et la Ville discouraient à l’envi du charme que dégageait toute sa personne. Elle avait le pied petit et fin, ce qui faisait l’admiration de nombre de gentilshommes de la Cour mais provoquait aussi la jalousie de Madame de Maintenant, l’ancienne favorite du Roi qui avait réussi à se faire épouser morganatiquement par Sa Majesté. Il était notoire que la nouvelle épouse, une Transalpine anciennement nommée Carlotta Brunisconi et devenue ensuite marquise de Pompabruni par la grâce et le bon vouloir de Sa Majesté, avait, pour sa part, le pied fort long. Quoiqu’elle le dissimulât le plus souvent sous des robes très élégantes tombant presque jusques à terre, les bien informés de la Cour savaient qu’elle chaussait du quarante-deux ou peut-être même quarante-trois, une mesure italienne correspondant grosso modo, comme ils disent là-bas, à une longueur de treize pouces, soit un pouce de plus que la mesure que nous avons coutume d’appeler pied-de-roi. Le pied de la nouvelle « reine » plus long que le pied-de-roi ! Tout Versailles en faisait des gorges chaudes en catimini et cela mettait en fureur la Pompabruni, laquelle cachait un caractère irascible derrière les sourires doucereux qui ne dérangeaient pas les traits de son visage, vu qu’un chirurgien milanais lui avait posé des pommettes artificielles.

Comme, outre qu’elle avait le pied long, elle avait, chose normale dans sa position, le bras également long, elle avait tenté à plusieurs reprises d’éloigner de Versailles Madame de la Faryette, dont la grâce et le pied menu lui faisaient décidément ombrage. Toutefois, de manière quelque peu étonnante, le Roi ne prêtait point oreille à ses demandes et suggestions. Sans doute était-il influencé par les avis de Monsieur de Jacquelangue, conseiller ès sciences et belles-lettres, qui répétait à la ronde, avec ses faconde et emphase habituelles, que Madame de la Faryette avait la plume la plus alerte du monde et que son roman de la Princesse de Rêves était un chef-d’œuvre de style et de finesse d’esprit. Or, la Pompabruni se piquait également d’être avertie de littérature et d’art, elle se faisait toujours représenter par des portraits livre en main ou feuilletant une partition de musique et les courtisans se répandaient en flatteries lorsqu’elle prenait en main une mandoline, instrument de son pays d’origine, pour chanter des mélodies napolitaines, d’une voix au reste très peu audible, aux dires des vrais connaisseurs. Forte de ses prétentions de lettrée, elle entendait régenter les lectures de son royal époux en lui mettant entre les mains des romans de chevalerie ainsi que des traités de philosophie fort ennuyeux, dont les malicieux murmuraient qu’ils étaient œuvres de deux de ses anciens amants.

Ce nonobstant, non seulement le Roi faisait publiquement l’éloge des écrits de Madame de la Faryette, un éloge d’autant plus outré qu’il ne les avait pas lus, assuraient les railleurs, non seulement il ne la bannissait pas de son entourage, mais alors qu’elle résidait sur ses terres auvergnates d’Heurtefeux, il fit même envoyer des messages par son courrier spécial, Monsieur d’Ymaile, afin de lui signifier qu’elle manquait à la Cour. La marquise de Pompabruni, qui l’apprit fortuitement, sentit encore s’accroître son sentiment jaloux. Cette Faryette semi-provinciale importait-elle donc tellement au Roi ? Serait-ce parce que Sa Majesté, dont la taille médiocre lui faisait obligation de porter des talonnettes, avait lui-même le pied minuscule au point qu’il confondait parfois ses souliers avec ceux du Dauphin, son fils de douze ans ?

La Pompabruni en conçut une rage qui ne se remarqua point, grâce à l’empire qu’elle avait sur ses passions, une maîtrise facilitée par le fait qu’elle ne pouvait hausser les sourcils, car son chirurgien milanais lui avait tiré la peau du haut du visage jusque derrière les oreilles, ce qui paralysait l’expression de sa face mais ne lui interdisait pas de remuer lesdites oreilles. Le bruit lui étant revenu que Madame de la Faryette se présenterait bientôt à la Cour, elle décida de passer à l’action. Ne pouvant agir en personne, elle convoqua un fidèle, pour ne pas dire un de ses affidés, un pseudo-gentilhomme d’origine italienne comme elle, qui se faisait appeler vicomte d’Estrosi-Nizza. Elle l’appelait familièrement Estro, ce qui eût pu paraître osé, si les gens avaient su que dans leur idiome transalpin commun estro signifie « rut ». « Estro, lui dit-elle, vous êtes devenu vicomte grâce à moi et les vicomtes font les bons amis. On sait que vous êtes rompu aux exercices du corps, vous fûtes même champion de célérifère, ce qui vous valut la réputation d’avoir le quotient intellectuel d’un céleri et ce pourquoi vous fûtes surnommé le Céleri Fier. Faites quelque chose, intervenez énergiquement, physiquement s’il le faut, pour me débarrasser de cette Faryette qui m’insupporte avec son pied prétendument si léger. Je ne veux savoir comment, mais renvoyez-moi cette haïssable pécore dans ses forêts de châtaignes. »

Cet Estrosi-Nizza, qui ne pouvait rien refuser à la Pompabruni et dont le raisonnement était limité mais le caractère impulsif, s’exécuta dès l’arrivée de Madame de la Faryette à Versailles. Vers la fin de la matinée, après la première audience royale, il se posta sous l’un des escaliers que devaient emprunter les courtisans. Bien que fort incommodé par les odeurs de défécation qui régnaient en cet endroit comme sous la plupart des escaliers du château, il eut la patience d’attendre, en se bouchant toutefois le nez d’un mouchoir de batiste parfumé à l’eau d’oranger, que passât Madame de la Faryette. Au moment où celle-ci allait franchir la pénultième marche, le scélérat tendit brusquement la jambe tout en demeurant dans sa cachette. Il fit ainsi un croc-en-jambe, c’est-à-dire qu’il crocha le pied de la pauvre Madame de la Faryette. Elle poussa un cri et s’effondra brutalement au pied des degrés, le visage tordu par la douleur. Profitant de l’affairement et de l’affolement des courtisans qui se pressaient autour de la dame à terre, Estrosi-Nizza sortit de sa cache, l’air le plus naturel du monde, rajustant son haut-de-chausses comme s’il venait banalement d’uriner sous l’escalier.

Nul ne sut, pas même la victime, comment elle avait trébuché d’un pied et malencontreusement brisé l’autre. La malheureuse se vit poser de solides attelles par le médecin personnel de Sa Majesté, qui lui recommanda plusieurs semaines, sinon mois, de repos. Elle en fut fort marrie car elle dut renoncer à des divertissements dont elle se promettait bien de la joie, comme les joutes aquatiques qui allaient se dérouler sur le Grand Bassin, mais surtout elle enragea de ne pouvoir, en ces temps de salons littéraires, tenir son rang au Grand Salon de la Porte de Versailles. Plutôt que de rester là, elle préféra retourner se soigner en ses domaines. Le Roi en fut un peu triste mais la Pompabruni eut le triomphe rayonnant, ce qui ne se vit point trop, car elle ne pouvait mouvoir la mâchoire inférieure à cause que son chirurgien milanais lui avait retouché un peu trop vigoureusement le menton.

Le pied faryettien, qui avait suscité admiration et ire, fut ainsi la cause du malheur de sa propriétaire. En la voyant quitter Versailles en litière, la Pompabruni ricana autant que lui permettait l’écartement de ses lèvres et proféra devant l’infortune de sa rivale une expression vulgaire, peu compréhensible car italienne sans doute : « Voir souffrir cette merdosa, quel pied ! » Quant à Estrosi-Nizza, fier comme un céleri de son crapuleux exploit, il eut l’un de ses rares accès de raison lucide lorsqu’il se demanda : « Après tout, la Pompabruni, pourquoi elle n’a pas demandé à son chirurgien milanais de lui raccourcir le pied ? »

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