Paris-Tunis, c’est kif, kif !

Françoise Lalande,

Alors qu’ils ont tant de qualités, pourquoi s’arrangent-ils pour être souvent détestés dans le monde ? Et souvent détestables ? Pas tous, évidemment, mais pas mal d’entre eux, oui, surtout ceux qui ont du pouvoir, petit pouvoir ou grand pouvoir, mais quand ils en ont, du pouvoir, on peut parier qu’on aura droit à une comédie de première, par exemple, ici, à Tunis, depuis que j’y suis, j’ai rencontré des Représentants de la Grande République qui horripilaient les Tunisiens (il paraît qu’avant, il y a eu de grands formats, mais pas de chance pour moi, je ne les ai pas connus !), oui, depuis que j’y suis, j’ai plutôt rencontré des hommes-reflets, reflets de quoi ? De qui ? Eh bien de celui qui dirige la Grande République, pas forcément méchants, pas du tout stupides, pas vraiment plus arrogants qu’un autre, mais gaffeurs, si vous saviez !

Comédie française :

Acteur n° 1.

Il organise une soirée, projection d’un film français, suivie d’un buffet dînatoire.

Devinez quel film est projeté ?

Vous ne trouvez pas ?

Mais si ! Cherchez bien, un film qui représente la Grande République au mieux… Mais non ! Pas Le père Noël est une ordure, pourquoi vous me dites ça ? Mais non ! Pas la Grande Vadrouille, c’est rigolo, d’accord, mais enfin l’ambassadeur d’Allemagne était parmi les invités, cela aurait été d’une telle indélicatesse…

Vous ne devinez pas ? Il faut que je vous aide ? D’accord.

Un indice : le représentant de la Grande République est du Nord… Oui ! Vous avez trouvé ! Bravo ! Bienvenue chez les Ch’tis, il fallait y penser, n’est-ce pas ? Il fallait y penser. Il fallait aussi imaginer la tête des invités tunisiens, parfaits bilingues d’accord, mais quand même, il y avait des mots que même moi (qui suis du Nord) ne comprenais pas ou que je devinais en décalage, trois secondes après les avoir entendus (ha, oui, c’est ce mot-là !), alors les Tunisiens, j’étais assise derrière une dame de la société, comme on dit, pour signifier qu’elle était proche du pouvoir, même très proche, je l’ai observée pendant la projection, j’avais pitié d’elle, obligée d’endurer ce cours de linguistique moderne, elle n’a pas bronché, bien sûr elle n’a pas ri, mais sa tête ne s’est pas inclinée avouant un discret endormissement, non, elle est restée bien droite, pas affalée sur sa chaise, mais bien droite comme sa grand-mère avait dû le lui apprendre, et parfaite invitée jusqu’au bout, quand la projection fut terminée, quand on a rallumé les lumières, elle s’est levée, souriant aimablement aux Européens, puis s’est dirigée, comme nous tous, vers le buffet où nous attendaient des chicons au gratin (merci pour le jambon-cochon !).

Acteur n° 2.

De lui, vraiment, j’ai eu pitié quand il a été honteusement rappelé en France après le 14 janvier, révolution tunisienne et guillotine à Paris pour ceux qui n’avaient pas averti Paris de ce que Paris savait mieux que personne.

Comme beaucoup d’autres, il trouvait que la Tunisie, ce n’était pas si mal, il fréquentait des membres de la société (vous vous souvenez de ce que j’ai dit plus haut ? De qui je parle ? Bon, je continue.), oui, il les invitait à la Résidence, si belle, si vaste, et tous venaient, flattés d’y être conviés, les notables qui avaient étudié dans la Grande République et dont les enfants suivaient à présent le même cursus à Paris, les belles Tunisiennes, des intellectuelles qui tutoyaient le ministre de la Culture, « Frédéric ! », et certains journalistes de grands hebdomadaires parisiens de gauche, oui, tout cela se mélangeait agréablement chez le Représentant de la Grande République.

Alors je pose ma devinette : quelle sorte de soirée était le plus souvent organisée ?

Un débat sur l’écologie ? Non, bien sûr, il y aurait eu trop à dire, avec tous ces sacs de plastique noir qui décorent les champs d’oliviers comme les boules de Noël décorent les sapins chez nous, non, ce n’est pas ça.

Un dîner de bienfaisance au profit d’enfants malades ? Mais non, toutes les dames s’en occupaient, alors, ce n’était pas nécessaire. Même la première dame du pays, qui avait l’art de récolter de l’argent comme pas deux, paraît-il, s’y attelait, non, vous n’y êtes toujours pas.

Un indice ?

Bon : je chante.

Vraiment, vous ne devinez pas ? C’est parce que vous ne pouvez y croire.

Bon, je lâche le morceau : le karaoké !

L’acteur n° 2 organisait des soirées où les invités devaient chanter des refrains connus, bref, vous savez ce que c’est un karaoké, mieux que moi qui, chaque fois, ce n’est pas de chance (menteuse !), tombais malade (menteuse !) et se désolais de rater une soirée si amusante (menteuse !).

Malgré cela, à cause de cela, j’éprouvais de la tendresse pour cet homme, si maladroit, si naïf finalement, dans une société qui tue les naïfs. C’est ce qui lui est arrivé : il a été « rappelé », payant durement de ne pas avoir averti Paris de ce que Paris savait. De sorte que c’était de sa faute si MAM était prête à envoyer des gueules carrées en Tunisie, avec « leur savoir-faire que le monde entier envie et admire », pour réprimer les manifestants de l’avenue Bourguiba.

Et lorsque le Monde a consacré une demi-page au malheureux tombé en disgrâce, avec son nom bien étalé dans le titre, j’ai éprouvé une solide colère, les hypocrites sacrifiaient sans état d’âme cet homme, épargnant des ministres qui avaient osé des déclarations lénifiantes sur le régime, avant que Ben Ali ne fasse ses petites (mais bien remplies) valises.

La comédie française sert d’exutoire à nos propres émotions, souvent on rigole et, aussi, notamment lors de ces événements historiques ou de ceux, plus ras de terre, du Sofitel (chambre avec douche), ou des porteurs de valises Afrique/Paris, on serre les dents de rage ! Le rire et la colère, oui, en fait cette comédie est bonne puisqu’elle libère nos propres pulsions quand elle ne les transcende pas. C’est le rôle du théâtre par excellence.

Acteur n° 3.

Ce sera vite fait : trois « B ».

Boy

Boris

Bond.

Il a commencé par des gaffes (dire à des journalistes tunisiens que leurs questions étaient débiles, aïe ! Fallait pas !), mais il est jeune, il est beau (déjà j’en connais qui craquent pour lui) et depuis, il a des initiatives sympathiques (ne pas donner une réception coûteuse pour le 14 juillet et offrir l’argent économisé aux associations caritatives) mais pathétiques, car les Tunisiens sont susceptibles et ne pardonnent pas.

C’est un wonder boy, Boris, il parle arabe, et pose pour des magazines, il se la joue façon « My name is Bond, James Bond ».

Il a de l’humour et il est jeune. Personnellement, je trouverais que ce sont de bons atouts si je ne savais qu’en Tunisie comme au Maroc ou en Algérie, on marque surtout du respect aux personnes âgées et que lui, Boris, il a l’air d’un jeune homme de dix-huit ans, même s’il en a plus de trente. Quant à l’humour… Quand on a froissé un Tunisien, il est préférable de passer son chemin ! Les premières heures ratées de Boris B. en Tunisie restent dans la mémoire de tous et participent de la mauvaise humeur du peuple jusqu’à présent envers les Français.

J’en reviens au début de mon intervention : pourquoi sont-ils souvent si détestés ? Parfois détestables ? Qu’est-ce qui les pousse à occuper le devant de la scène du monde de façon telle que les autres peuples les traitent d’arrogants ?

Rien de ce qui vient d’eux ne nous laisse indifférents. Soit on les admire, on éprouve une sympathie profonde, on est solidaire, soit on les regarde comme des gens qui viennent de commettre des incongruités.

Tout est là, dans cette histoire vécue récemment :

Un soir, nous étions quatre à dîner dans le restaurant le plus kitch de La Marsa : palmiers en caoutchouc, guirlandes lumineuses roses, vertes, rouges, faux cactus bleutés, etc. À la table voisine de la nôtre, un olibrius totalement ivre, format armoire à glace, passait sa colère sur les serveurs. Puis il s’est occupé de nous. Qu’il a pris pour des Français. Et on a dégusté ! « Ils se croient tout permis ! », « Ils sont nuls », « Il parle arabe ? Qu’est-ce que je m’en fous ! », « Et qu’est-ce qu’ils croient ??? », « Et ils n’ont même pas de lingettes pour essuyer leurs lunettes ! » (mon mari venait d’ôter ses lunettes et les frottait avec un coin de sa serviette), « Et qu’ils retournent chez eux ! », « Foutez-nous la paix ! » « Dégagez ! », « Et ils n’ont que des vieilles peaux » (ça, c’était pour moi !). Cela a duré tout le repas, pas une seconde de silence, pas de répit, il était tourné vers notre table et hurlait ses insultes « contre les Français ».

Et quand nous nous sommes levés, les trois hommes de notre groupe, stoïques, refusaient toujours de répondre au phénomène. Il a élevé de plusieurs degrés le niveau de ses insultes.

Alors, au nom de la Grande République dont j’aime l’excellence, même si je dénonce les bouffonneries parisiennes (petits clans, renvois d’ascenseur, littérature pour copains), et parce que j’ai un tempérament de lutteuse, j’ai regardé le bonhomme dans les yeux, et j’ai planté mes banderilles. Je lui ai révélé avec délectation qu’il avait craché sur un Suisse, un Canadien et deux Belges (cela signifiait : plus bête que vous, difficile !), mais que ce soir, grâce à lui, « Nous étions tous Français ! », et je l’ai achevé en lui faisant remarquer, avec un sourire carnassier, que par son attitude de ce soir il faisait honte à son propre pays.

Sortie de tous les acteurs.

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