Tirez la langue et dites « Aaaah » !

Françoise Lalande,

Au départ, il y a l’anecdote qui est vraie, l’officier de l’état civil qui demande à la grand-mère de Jacques B. quelle est sa langue maternelle, la vieille dame ne comprend pas, qu’est-ce qu’il me veut ?, il veut savoir quelle langue tu parles, alors elle, à l’officier de l’état civil, avec la force de l’évidence, déclare : « Frans hein, Mijnheer », ne voyant pas vraiment pour quelle raison son petit-fils se met à rire, comme il provoquera le rire de ses amis quand, beaucoup plus tard, il leur racontera la merveilleuse et si bruxelloise réplique de son aïeule. À l’ombre du Palais de justice, ils sont tous comme elle, polyglottes impertinents, farceurs et râleurs de première, plus malins que tous les officiels réunis, ceux qui veulent leur coller une étiquette sur la langue, tirez la langue et dites « Aaaah », rien que pour voir si elle est flamande ou francophone, mais quel flamand cette langue tricote ! et quel français orné de fruits exotiques ! avec en prime le bonheur sans partage de rigoler de soi, et aussi des autres, pourquoi pas, de ceux qui se promènent de l’autre côté du boulevard.

Précisément, en face, vers le sud, vers la forêt et les belles villas, la langue y est plus raide, drôle toujours, impertinente mais à sa manière, langue qui se heurte aux dents, qui ajoute des petits « tch, tch » à des mots comme « demain », « dans », « dis donc » (« tchemain », « tchans », « tchis tchon ») et qui pour prononcer les voyelles va les puiser d’abord au fond de la gorge pour ensuite les amener sous le devant du palais, de sorte que ceux du sud de Bruxelles ne boivent pas du « coca » comme tout le monde, mais du « keuka » (pour ceux qui aiment ça).

Si, au lieu d’aller vers Uccle, on traverse le boulevard pour remonter les deux chaussées, celle d’Ixelles et celle de Wavre, débordantes, dépenaillées, odorantes, on y trouve une langue créole, qui rit pour un rien, qui éclate de colère sans dire pourquoi, qui discute comme on se dispute, et qui annonce que la situation politique au Congo-Zaïre est plus que jamais « confise », transformant par là même cette situation floue et catastrophique en bonbon au miel, en friandise à laisser fondre, justement, sur la langue.

Quant au centre de la ville, dans ce lieu magique où des voix chantent amours et désolations en italien, en allemand, en russe, à l’entracte des langues s’agitent en anglais, non pas celui de la perfide Albion, mais celui, râpé, lessivé, défiguré (vous avez déjà écouté un Japonais s’adresser en anglais à un Colombien ? C’est délicieux, une autre langue, qui a capté des pépites au pays du soleil levant et au pays des émeraudes), dans son genre lui aussi, insolent, nouveau.

Bruxelles se trouve dans un tableau de Bruegel, le VRAI, celui qu’on ne nous montre jamais parce qu’il est la révolution à lui tout seul, La Tour de Babel, vous pensez le connaître ? Erreur, c’est un faux, le vrai est caché quelque part dans Bruxelles, car, contrairement à ce qu’on nous a enseigné, la Tour de Babel a bel et bien été achevée, elle a atteint le septième ciel, construite en douce par des Bruxellois qui s’amusaient, malgré la jalousie des dieux et l’intolérance des hommes.

Tirez la langue et dites « Aaaah »…

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