Monsieur de La Fontaine,
Je suis fille trop finaude et modeste à la fois pour prétendre vous parodier. Et ma réponse sera moins légère que ne l’était mon pas quand, réjouie à l’idée de combler mon glouton de mari, je sautai sur la route avec le résultat dont vous avez tiré une bien sévère morale. Mais votre style plus intarissable que le lait de mon pot et votre bonhomie m’autorisent à me confier, et ainsi rectifier votre fable. Ajoutant encore, à votre « adieu » fameux, un nouveau drame qui peut-être mériterait la plus rigoureuse de vos moralités.
D’abord, revenons à Perrette. Oui, elle rêvait comme chante votre cigale. La fourmi étant son homme dans les calculs de qui elle comptait peu. C’est pourquoi, ce jour-là, elle se mit à compter pour lui plaire.
En effet, ma cuisine, subtile dans sa frugalité, bien dosée dans ses goûts, ne le gâtait guère. Il lui fallait œufs, volailles et viandes, cochonnailles dès le matin.
Le lait répandu sur le chemin fatidique, savez-vous à quoi il me fit penser ? À une voie lactée !
Ces belles visions qui partout et souvent m’habitent, quand je fais le ménage ou me rends à la ville, m’ont fait payer d’autres pots cassés. Et même des tables de loi fêlées.
La loi d’un marché sans respect pour les bêtes méprise la loi du terrestre jardin.
Le jardin, Monsieur le Fabuliste, l’on ne s’en occupe pas bien. Comme dans une autre de vos allégories, les animaux vont mal. Veaux, vaches, cochons, couvées meurent de maladies. Non punis par le Ciel comme au temps de la peste, mais victimes d’une Terre chaotique qui n’ose plus se comprendre ni se regarder.
Aujourd’hui, c’est sa coulpe que l’on bat et non plus sa Perrette. Car, doit-on le reconnaître, l’avidité joue de plus tristes tours que jamais ne pourrait le faire un doux songe.
Pourtant, on pouvait savoir les sacrifices consentis à la voracité. Ils étaient dénoncés par un monde inquiet, malheureusement moins habile que vous à déduire d’obscurs mobiles une claire moralité.
Les temps diffèrent, il est vrai. À présent, le mobile est plus net. C’est l’immédiat profit. La conclusion en est d’autant plus opaque.
Le gain justifiait les moyens. Un immonde marché (puisqu’il faut le qualifier) ignorait-il sciemment les mises en garde, les dangers à long terme d’artificiellement forcer la croissance animale ?
L’origine des maladies qui frappent ce règne, la connaît-on ? J’imagine une hormone anarchique se développer, puis exploser dans ces pauvres cerveaux. Une hormone, ou d’autres ignorés dopages ?
L’actuelle fable devient dantesque si je vous apprends que ce mal se transmet à d’innocents humains, gourmands peu ou prou.
Depuis toujours, les bêtes crient. En vain dans leur énigme ?
Le cri des anges est bris. Glace rompue pour mieux faire entendre appels et présages. Et c’est alors un humain sanglot qu’on perçoit, aussitôt refoulé.
– Ici, l’ange est intercesseur entre animal et humain –
Quelle morale tireriez-vous de mon témoignage ?
Pour ma part, j’en ai deux, dont la généralité s’applique à bien des particularités.
… Des prophètes, les prédictions désastreuses se réalisent quand ils sont étouffés…
… Il ne se passe rien qui ne se répercute…
En mon gîte, je songe. Et dehors, sur la terre lactée, je vois fleurir un autre règne.
Dans le vaste jardin, le végétal sera-t-il mieux veillé ?
Alors, en chérubin * gardien l’animal reviendra, et de son aile balayera les avides calculs et comptes.
Comme les sèves déliées, Perrette pourra-t-elle enfin danser sans encourir sermons ou reproches.
Et, heureux dans l’eau du paradis retrouvé(e), les poissons n’auront-ils pas d’histoire qui requière une austère leçon.
Voici, Monsieur de La Fontaine, quelques-unes de mes visions pensées.
* « On se les (les Chérubins) représente comme les taureaux ailés, à tête humaine »
La Genèse, notes, Bibliothèque de la Pléiade