La guerre du golf

Jacques Lefèbvre,

— Entrez.

Le type passe la porte. Il n’est pas content. Ce n’est pas le psychiatre avec qui il a rendez-vous. Comme cela se fait-il ? Et pourquoi, bon Dieu ? On aurait dû le prévenir ! Inadmissible ! Et puis, le remplaçant est cent pour cent black, avec une tête de violeur, de condamné à mort.

— Installez-vous.

Le type s’assied devant le bureau du psychiatre, à califourchon sur la chaise, comme s’ils allaient avoir une discussion aussi simple et efficace qu’un western. Il y a du défi dans ses yeux. D’ordinaire, si on le voit pour la première fois, on n’a pas envie de casser la figure d’un psychiatre. Celui-ci a remarqué les mâchoires serrées et les zygomatiques crispés de son vis-à-vis. Il se dit que, après tout, chacun fait ce qu’il peut. Ce n’est pas toujours adéquat, cela provoque souvent des chocs en retour, mais enfin, les gaffeurs, les complexés, les suicidaires, ça existe et ça fait vivre les psychiatres.

— Vous ne préférez pas le fauteuil… ou le divan ?

— Surtout pas. Je veux faire face. C’est d’ailleurs pour cela que je consulte, pour renforcer mon potentiel de winner. Ma demande était claire. On ne vous a pas transmis mon dossier ? Et puis, pourquoi le docteur Smith n’est-il pas là ?

— Il est souffrant. Il m’a demandé de vous prendre en urgence. Je suis le professeur Adams, son assistant. On m’a transmis votre dossier, mais je ne i’ai pas lu. Je préfère me forger une opinion personnelle. Évidemment, je ne m’impose pas. Vous pouvez refuser l’entretien.

— À la guerre comme à la guerre ! Allons-y ! Je vous résume la situation. Je dois, d’ici peu, affronter l’ennemi du genre humain. À mes côtés, j’ai ma conscience, une équipe d’experts, Dieu, la Chambre et le Sénat, c’est-à-dire la presque totalité des citoyens de mon gigantesque pays, et une bonne partie des nations les plus raisonnables de la terre. Je remporterai donc la victoire. Mais je la veux propre, chirurgicale, aseptisée, hygiénique : sans la moindre contamination, même par l’uranium (enrichi ou appauvri, je ne sais plus) qui pourrait atteindre mes boys. Je veux faire absolument mieux !

Le type est de plus en plus stressé, à se faire claquer les tendons, à se broyer les cartilages. On dirait qu’il a du mal à cadenasser un arsenal de peurs, avant de tout déverser sur un objectif lointain. Il attend ça, comme un gosse attend son anniversaire : un défoulement phénoménal, une conflagration multicolore, une finale de film hollywoodien, avec, par-dessus les pif-paf, une marche militaire : cuivres, tambours, flonflons !

Adams observe un long silence. Le type commence à la trouver mauvaise. Le round d’observation a assez duré. Il faut agir.

— Pourriez-vous préciser ce que vous ressentez, quand vous dites : « Je veux faire absolument mieux » ?

— C’est parce qu’il m’a battu.

— Plaît-il ?

— Il a encore gagné, au golf, hier, Papa. Pourquoi ? Une toute petite victoire, je m’en contenterais, rien qu’un point ou deux. Mais c’est toujours lui qui commence, qui entreprend. Et puis ça continue. Je n’y arrive jamais. Et quand j’y suis presque, je panique. Je perds mes moyens. Aidez-moi. Je voudrais une apothéose !

Adams se méfie d’un type qui déballe ainsi ses complexes. Ça sent l’arnaque, la perversion. On vous piège avec un scénario limpide, bien ficelé, à base d’Œdipe irrésolu. Et puis, quand on en vient aux associations ou aux rêves, ça devient bigrement compliqué.

— Tiens, au docteur Smith, vous ne racontez jamais vos rêves ?

— En réalité, je ne rêve guère. J’ai des projets. Je me fixe des objectifs. Je cherche à les atteindre. Ça, c’est ma voie.

— C’est évidemment fort efficace. C’est dans la grande tradition de notre nation. Mais les rêves, ça nourrit une autre créativité, ça exprime cette part de nous qui sommeille et, si elle s’éveille, inspire des choses merveilleuses, surprenantes, libératrices…

— Vraiment ?

— Est-ce que, par exemple, cette nuit, votre sommeil n’a pas été interrompu ?

— Si, j’avais bu quelques bières durant la soirée, alors…

— Et quand vous vous êtes levé, vous n’avez pas eu l’impression que vous sortiez, malgré vous, d’une situation…

— Si. Maintenant que vous m’y faites repenser, je crois que je me souviens… J’étais sur le tarmac d’une base aérienne. Il y avait beaucoup d’avions, impeccablement rangés. Je portais un blouson fourré, beaucoup trop grand pour moi d’ailleurs, comme en portaient les pilotes en 44. Je devais monter dans le cockpit. C’était trop haut. Je n’y parvenais pas. On a dû me hisser aux commandes. Mais j’avais oublié la procédure de décollage.

— Alors ?

— J’ai entendu une voix dans les écouteurs : « Vas-y, petit ! On les aura. »

— Quelle voix ?

— Celle de mon père. Mais elle portait de grosses moustaches très noires ! Finalement, l’appareil s’est envolé tout seul. Je me suis trouvé en plein ciel. L’ennemi a commencé à me tirer dessus. J’ai voulu riposter. La mitrailleuse était enrayée et le nez de l’avion m’a semblé ridiculement petit.

— C’est alors que vous vous êtes levé ?

— Oui. Je me sentais gêné, comme quand, à l’école, je demandais à quitter la classe et aller aux toilettes. Les grands se moquaient de moi. Cette nuit, une fois devant la cuvette des w.-c., c’est curieux, sans doute étais-je encore à moitié endormi, j’ai eu peur…

— Ah ?

— Peur que ce soit du pétrole qui sorte.

Le psychiatre termine sa prise de notes. Il se relit. Que dire à ce type ? Sera-t-il possible et ne sera-t-il pas dangereux de renforcer le potentiel d’un Texan qui a peur de pisser de l’or noir ?

Le silence s’étire, comme un air d’harmonica sous le soleil, le long des rails surchauffés d’une gare fantôme. Pour le négro et le shérif politiquement correct, le moment est venu de dégainer. Qui va tomber le long de la voie ferrée, attirant les vautours ? Le psychiatre repasse en catastrophe ses incontournables. Ah, le transfert ! Si le type pouvait comprendre pourquoi il veut le flinguer ! S’il découvrait pourquoi la voix qui l’encourageait dans l’avion est celle du père qui lui flanque régulièrement une dérouillée sur le green ! La voix de celui qui a sorti les States de leur déprime postvietnamienne en déclenchant la guerre du Golfe. « Allez, les gars, on les aura ! » Mais cette prise de conscience, même immédiate, pourrait-elle neutraliser toutes les décisions qui ont déjà été prises ? On ne déclare pas une guerre parce qu’elle est juste, mais parce qu’on a envie d’en découdre ! Le shérif planétaire est un petit garçon prisonnier.

— Le docteur Smith, lui, ne m’aurait pas laissé tomber. Il me donne toujours une panoplie de moyens pour atteindre mes buts. Il m’aide à prononcer mes discours et à répondre aux questions des journalistes. Il me dit dans quel sens je dois faire travailler mes collaborateurs. Il le fait, parce qu’il sait que je suis un homme loyal et dévoué à sa nation, un homme qu’il est fier de…

— Il vous l’a dit ?

— Non. Mais c’est ce qu’il pense. J’en suis sûr. Ses silences sont éloquents. Les vôtres sont… menaçants.

— Vous ne dites rien ?

— Répondez !

— Dites au moins quelque chose ! L’entretien sera bientôt fini et vous n’avez encore rien apporté.

— Vous n’avez jamais essayé la relaxation ?

— Le yoga, tant que vous y êtes ! Vous me prenez pour un hippie ? Moi, je suis du type dynamique, tendu vers l’action. Je suis par ce que je fais. Le docteur Smith me prescrit des comprimés. Cela me rend opérationnel. Cela fait le même effet que le whisky. Vous ne pourriez pas me…

— Pourquoi ne joueriez-vous pas au golf tout seul, sans adversaire, simplement pour le plaisir d’envoyer la balle dans le trou, ce qui est tout de même le principe du jeu ? La guerre du golf, c’est un stress inutile. Non ?

— Vous ne joueriez pas avec moi ? Je parie que vous me laisseriez gagner.

— Excusez-moi, c’est anti-déontologique. Je dois séparer le professionnel et le privé. Par contre, si vous n’aimez pas jouer au golf tout seul, essayez le saxophone. Ça n’a pas mal réussi à votre prédécesseur. Ou bien – ça, c’est peut-être plus dans votre style – prenez du recul en Arizona. Jouez au cow-boy Marlboro pendant un mois. Mais sans fumer. Le tabac nuit gravement à la santé.

— Vous ne pourriez pas parler lentement. Je ne vous comprends pas bien.

— Oh, cela n’a pas beaucoup d’importance ! Serez-vous là, dans une semaine ? Le docteur Smith pourra vous recevoir.

— Oui. Notez le rendez-vous.

— À quel nom ?

— Une lettre suffira. W. Double V. V, c’est la victoire. W, c’est encore mieux.

Le type remet son chapeau texan. Le psychiatre empoche ses dollars. Un avion survole la ville. Il ne s’écrase pas sur une tour. Il glisse dans le ciel d’un beau bleu métallique. Quelque part, près de la frontière irakienne, des tanks mastodontes font tourner leur tourelle. De l’autre côté, des soldats se demandent si, vraiment, tout est écrit. En Belgique, à ce moment précis, des centaines de personnes font le plein à des stations-service. « Pourvu, pensent-ils, que le prix du brut ne monte pas ! »

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