Le monde selon Bush

Jacques De Decker,

La petite planète où nous sommes est dans la main d’un seul petit homme et l’on voudrait que cela fonctionne ? Depuis que le monde a cessé d’être bipolaire, jamais il n’y eut une telle concentration de pouvoir en aussi peu de dépositaires. En un seul, en fait : la structure politique des États-Unis est ainsi conçue, son président est investi d’une autorité telle que l’on ne peut que sourire amèrement à l’idée que cette même nation se donne pour la première démocratie au monde. Laissez dès lors ce même potentat sans rival à l’échelle de l’astre tout entier, et vous avez la situation que nous sommes en train de vivre : Ubu-Roi, non pas comique, mais cosmique.

Au temps de l’un de ses prédécesseurs, Richard Nixon, les caricaturistes allaient bon train. Peu de présidents furent autant haïs. Le pauvre homme, qui était loin d’être un petit saint, mais qui avait une certaine stature d’homme d’État, sous le mandat duquel l’homme marcha sur la Lune et l’Amérique se mit à parler avec la Chine connut, avant la destination, toutes les épreuves, et en particulier celle du ridicule. Il fut plus parodié que quiconque, eut droit à un pamphlet dévastateur par un des plus grands écrivains de son temps (le « Tricky Dickie » de Philip Roth) était devenu la tête à claques de son époque. À côté de lui, George W. Bush semble étonnamment épargné. Roth s’est contenté de dire, devant une caméra de télévision, qu’il était un âne. Arthur Miller a déclaré, pince-sans-rire, qu’il lui semblait mal préparé pour le job. Pour reprendre une expression chère à une grande dame du journalisme récemment disparue, il semble que la consigne ait été donnée de ne pas tirer sur une ambulance.

La preuve en est, par exemple, que Bob Woodward – le légendaire journaliste d’investigation qui, dans l’affaire du Watergate, envoya Nixon au tapis – a sorti un livre sur le président actuel, « Bush at war », où il l’épargne singulièrement. Il faut dire que l’intéressé l’a longuement reçu à Camp David, lui a probablement tapé sur l’épaule comme il a coutume de le faire avec ses interlocuteurs, et que Woodward n’est plus un jeune reporter aux dents longues, mais est devenu lui-même une institution, entré dans la légende du cinéma sous les traits de Robert Redford. Ajoutons à cela que l’administration actuelle a, semble-t-il, dans le même temps où elle augmentait phénoménalement son budget militaire, mieux doté le National Endowment of the Arts, organisme qui, aux États-Unis, est le plus proche de ce que nous appelons le ministère de la Culture. Ici aussi, le cynisme a primé.

C’est sous ce signe, déjà, que George Bush a inscrit son nom au même palmarès au son père. Une étude du National Opinion Research Center a pu prouver que les procédures du vote dans l’État de Floride – dont Jeb Bush, frère de l’actuel président, est le gouverneur – avaient été manipulées. Or, on s’en souvient, ce n’est qu’au terme de cet ultime comptage, immédiatement controversé d’ailleurs, que Bush junior l’emporta sur Al Gore. Le résultat de cette étude devait être publié… le 12 septembre 2001 ! Dans le contexte créé par la catastrophe, ce document n’eut plus droit qu’à quelques entrefilets.

Ainsi fut investi de la magistrature suprême un homme très faiblement doué pour la tâche, mais comme prédestiné à l’accomplir. Ses capacités limitées ont immédiatement sauté aux yeux des observateurs les plus distraits. Que penser d’un président qui demande sans honte à son entourage dans quel État se trouve le Pays de Galles, ou qui se préoccupe de garder de bonnes relations avec « the Grecians », comme il dit, et non pas « the Greeks » ? De telles bourdes ne suscitent qu’un silence gêné. Le problème, c’est que ce Jerry Lewis de la politique voudrait jongler avec le monde comme Charlot le faisait dans « Le Dictateur ». On s’amuse comme on peut : son prédécesseur, que le Lovenstein Institute a crédit d’un QI de 185 (Bush, selon le même centre de recherche, n’aurait droit qu’à 91), avait d’autres distractions, qui le menèrent cependant au bord de l’Impeachment…

Dans le vaste jeu diplomatique dont on ne sait, à l’heure où s’écrivent ces lignes, s’il empêchera ou non la guerre en Irak – dont Jacques Chirac, l’étrangement nommé, pourrait être le premier empêcheur –, il y a cet immense non-dit, que la courtoisie de rigueur entre grands et petits maîtres du monde empêche d’articuler : comment se comporte-t-on quand le principal partenaire à la table ne fait objectivement pas le poids ? Comment traiter avec une immense nation qui s’est choisi un chef élu selon une procédure douteuse et qui, en plus, en gratifie pas le reste du monde de la divine surprise de ses talents ignorés ? Car, en politique, comme ailleurs, il est souvent arrivé que l’habit fasse le moine, et que la volupté de l’honneur, comme disait Pirandello, révèle le grand homme qui n’attendait que l’occasion de montrer ce dont il est capable.

Rien ne semble en donner un signe probant jusqu’à présent. Demain ne présage rien de bon. Le démocratie sort affaiblie de cette tragédie en complet-veston ou en blouson de sport. Fallait-il que le nouveau siècle, inaugural d’un millénaire au surplus, commence de la sorte ? On se serait bien passé de cette remise des compteurs à zéro. L’Amérique, selon le mot de Tocqueville, serait passée de la barbarie à la décadence sans connaître la civilisation. Comme on aurait aimé qu’il se fût trompé !

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