La mémoire d’argile

Jacqueline De Clercq,

Ô toi, Seigneur de Babylone, qui règnes, à l’égal des dieux, sur le pays d’entre les deux fleuves pour le plus grand profit de son peuple, reçois ce poème, modeste contribution du scribe Kalakh, ton fidèle serviteur.

Jamais je n’oublierai ces jours funestes : J’en ferai toujours mémoire !… c’est par ces mots que mon ancêtre Uta-napishti avait, dit-on, l’habitude de clôturer le récit de la terrifiante aventure dont il fut, à la fois, le témoin et facteur. De génération en génération, mes aïeux en ont perpétué le souvenir par la parole, soucieux d’empêcher, à jamais, l’oubli de la recouvrir. Aujourd’hui, je suis heureux de pouvoir m’inscrire dans cette filiation de la mémoire en lui offrant un nouveau gage de continuité, puisque, initié par les prêtres du dieu Nabû à l’art de l’écriture, je suis en mesure de graver ce témoignage dans l’argile. Le poème que j’ai l’honneur de déposer à tes pieds n’a d’autre ambition que de restituer les événements tels qu’ils furent vécus et racontés, pour la première fois, par les survivants du drame. Un drame effroyable qui reçut le nom de Déluge. Jamais, auparavant, pareille catastrophe ne s’était produite – jamais plus, elle ne se reproduira à cette échelle – et c’est ici, en terre de Shin’ar, qu’eut lieu ce qui devait être la fin du monde, peu de temps après que les dieux aient créé les hommes pour les servir.

Uta-napishti, mon ancêtre, était un de ses hommes. Il vivait dans l’ancienne cité de Shurupak, sise dans la plaine bordée par le Tigre et l’Euphrate, avec son épouse et leur nombreuse descendance. Les hommes et les femmes que les dieux avaient créés étaient extrêmement féconds ; leur fertilité et leur longévité étaient sans commune mesure avec celles que nous connaissons aujourd’hui ; la maladie, alors, n’existait pas. La communauté divine était, elle aussi, très nombreuse, si bien que les humains travaillaient énormément pour libérer les dieux de tout souci matériel ou d’intendance afin qu’ils puissent se consacrer entièrement aux tâches supérieures pour lesquelles ils étaient faits. Et les hommes à peine créés, / De se fabriquer houes et pioches / Et d’élever de grandes digues d’irrigation, / Pour subvenir à leur propre faim / Et à la chère des dieux.

Les hommes travaillaient, les dieux s’occupaient du destin du monde, tout semblait aller pour le mieux…

Pourtant, un dieu, et non des moindres, ne partageait pas cet avis. Depuis toujours, Enlil souffrait d’insomnies : le manque de sommeil handicapait sa vie et assombrissait gravement son humeur. Or, la fébrile activité des hommes provoquait un tintamarre qui eut raison de ses rares moments de repos. L’absence de sommeil le mena aux portes de la folie et, à l’insu de ses pairs, il tenta par tous les moyens de réduire le tumulte des humains en en réduisant le nombre. Il leur envoya, tour à tour, la sécheresse, la famine et des épidémies, espérant ainsi les décimer et ramener sur la terre le silence et le calme. À chaque fois, un de ses confrères parvint à éviter le pire. La communauté humaine eut certes à souffrir de ces calamités, mais elle parvint à renaître de ses cendres et à restaurer ses forces vives. Enlil, alors, conçut le projet monstrueux d’effacer l’espèce humaine de la surface de la terre en provoquant le Déluge. Lorsque le dieu Ea eut vent du projet génocidaire, il était trop tard. Désespéré de ne pouvoir sauver tous les hommes d’une mort certaine, il tenta le tout pour le tout et s’adressa à mon ancêtre. Démolis ta maison pour en faire un bateau, lui dit-il, en songe. Détourne-toi de tes biens / Pour te garder sain et sauf ! Mais embarque avec toi / Des spécimens de tous les êtres vivants. Uta-napishti se mit aussitôt au travail avec ses fils et bientôt, un vaisseau pouvant abriter, outre sa famille, un couple de chaque espèce animale et des provisions, se dressa au beau milieu de la cité. Grâce à la fidélité des passeurs de mémoire, tu trouveras, ô Seigneur, en lisant le poème, le détail du plan du bateau, ses dimensions précises ainsi que les matériaux qui servirent à assurer son calfatage.

À peine fut-il terminé et ses occupants embarqués que monta de l’horizon une noire nuée annonciatrice de bourrasques, pluies battantes et ouragans. Le Déluge s’était abattu sur le pays, saccageant tout et réduisant en ténèbres tout ce qui avait été lumineux. La vie disparut instantanément de la surface de la terre, hormis celle des occupants du bateau. Mais à le voir ainsi dans la tourmente des flots déchaînés, Ea doutait des chances de survie des malheureux embarqués sur cette nef.

La navigation infernale dura sept jours et sept nuits durant lesquels Utanapishti et sa famille restèrent prostrés dans la cale, totalement impuissants à diriger le bateau. Jouet des éléments en furie et objet d’avaries et de détériorations sans nombre, le bâtiment en perdition laissait échapper des grincements, des grondements et des râles dont nul n’aurait pu dire de quelle nature, humaine, animale ou inorganique, ces bruits déchirants procédaient.

Au septième jour, le Déluge prit fin. Mon aïeul raconte : Je regardai alentour : le silence régnait / Tous les hommes avaient été retransformés en argile, / Et la plaine liquide semblait un toit terrasse ! Uta-napishti et les siens n’en croyaient pas leurs yeux, déchirés entre l’horreur du spectacle de totale désolation qui s’offrait à eux et le bonheur de se retrouver en vie. Alors, ils laissèrent couler leurs larmes pour qu’avec elles les quitte le trop-plein d’émotion qui les étreignait.

À quelques encablures, une langue de terre émergeait / C’était le mont Nisir, où le bateau accosta. La vision d’un bateau accroché au sommet d’une montagne n’est pas chose familière ! Mais, il n’y avait qu’eux pour le constater… Ils savaient qu’ils étaient les seuls survivants du désastre diluvien, ils étaient conscients que tous les autres hommes avaient péri, ensevelis dans les flots, rendus au limon des eaux fluviales. Pourquoi eux et pas nous ?… longtemps, très longtemps, cette question continuera de les hanter. Dans le récit qu’il fit de la catastrophe, mon ancêtre dira : survivants, il nous faut dorénavant apprendre la survivance.

Comment Uta-napishti sut-il que les eaux s’étaient définitivement retirées et qu’il pouvait, sans risques, donner le signal du débarquement ? Comment remercia-t-il Ea pour son aide ? Et comment Ea remercia-t-il son protégé d’avoir sauvé l’espèce humaine ? Enfin, comment l’insomniaque Enlil s’expliqua-t-il devant l’assemblée des dieux à propos de son funeste projet de déluge ? Cela et bien plus encore, je laisserai à la lecture le privilège de le faire découvrir.

Ô puissant Seigneur du royaume de Babylone, que ces tablettes gravées dans la matière dont les dieux firent les hommes et à laquelle ceux-ci retournent au terme de leur vie, rencontrent la bienveillance de ton regard ! Tel est le vœu de ton scribe très dévoué.

*

Les citations en italiques sont extraites du poème sumérien, daté du IVe millénaire, Atrahasîs, le Supersage, in Bottéro, Jean, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Gallimard, 1989. Traduction du sumérien par Jean Bottéro.

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