Le postier de Chandolin

Chantal Boedts,

Le ventre bercé par les poissons d’eau douce, le marchand de pierres dormait.

Le mois de juin conjuguait l’humidité des pluies torrentielles de l’hiver et du printemps.

Théodore Tsaganos flottait dans le sfumato des vapeurs cumulées, la digestion perdue dans l’orchestration végétale du silence. Sa barque avait dérivé entre deux nénuphars géants, la pointe de sa coque soulevait mollement leurs corolles. Les jacinthes d’eau chatouillaient les bottines odorantes du trop marcheur, marchand de pierre. Englouti dans la jungle dégoulinante, le temps le mangeait.

Sur la rive, en amont Maria Sol immobile, l’observait pourrir, le cœur parasité de contradictions.

Aaah, … il savait maintenant les carnavals et les musiques du Brésil ! ! !

Elle le revoyait, frôlant les danseurs dans son bermuda repassé, sonné de percussions, … mais le cœur si froid qu’elle en frissonnait en tirant sur sa robe fendue.

Un cri d’oiseau, Maria Sol s’enfuit.

Elle reviendra demain, et tous les jours du calendrier, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de feuilles à arracher, jusqu’à ce que la jungle avale son Théodore Tsaganos.

Alors le nœud qui fait mal entre les deux seins de Maria Sol, depuis leur rencontre il y a trois ans se dénouerait enfin, dans cette carte postale finale…

Chercheur de pierres, elle en avait enfin tenu un dans ses bras, fascinée qu’elle était de voir défiler ces aventuriers qui passaient ramasser les plus beaux joyaux qui poussaient sous ses pieds à elle, Maria Sol et qu’elle ne porterait jamais…

Elles étaient reines dans les mains de son Théodore, cristaux bruts et jardins à polir ; leur sort était scellé dans les yeux las des mineurs d’émeraudes, prêtes à partir pour le monde du luxe et du dollar. Il savait jauger la valeur de leurs couleurs, imaginer la vie de leurs futures facettes. Il pouvait même, en clignant de l’œil gauche, déduire leurs futures formes au travers de la matière brute. Il les sortirait de l’ombre pour les plaquer au cou des femmes occidentales. Elle riait nerveusement à penser que la terre les couvrirait à nouveau, quand on les enterrerait avec leurs vieilles propriétaires.

Théodore Tsaganos faisait parfois la grimace, c’était assez régulier, il sortait de sa petite poche de jeans deux émeraudes de taille marquise d’un vert fascinant, qui dormaient dans du coton au fond d’un pli en papier mica. Chaque fois il papillonnait de ses cils roux, soufflait sur les émeraudes pour les embuer, puis les malaxait dans le coton.

Elle l’avait surpris plusieurs fois à ce manège, sans comprendre, si ce n’est par instinct de femme que ce rituel représentait un danger. Maria Sol n’aimait pas l’air dévot avec lequel Théodore restait prostré à contempler ses marquises. D’ailleurs il se cachait d’elle pour son petit office.

Il y avait une autre femme, une femme du pays où partaient les cartes postales que Théodore envoyait chaque fois qu’il la quittait, elle avait remarqué cette sorte de jonction qu’il faisait entre son dernier jour avec elle, et le retour au pays…

Maria Sol ne saurait jamais la vérité, mais son acte était posé, il fallait que Théodore reste ici, à pourrir dans la lagune, pour qu’aucune autre ne le prenne, de l’autre côté de la terre.

Les yeux d’Agathe, Théodore avait un jour décroché les yeux d’Agathe dans ce trou perdu et il avait cru mettre définitivement les yeux d’Agathe en poche, cette même couleur si franche, nette comme un couteau, irrémédiablement planté au fond de ses tripes, il pouvait à présent les foutre dans sa poche.

La montagne, le Weisshorn, il grimpait derrière les mollets d’Agathe, des mollets ronds et dorés, leurs bouches étaient toutes mauves encore de la tarte aux myrtilles du goûter, amoureusement préparée par Tante Michèle Hache.

Théodore avait ramené au chalet la rieuse petite jeune fille qui faisait grincer le tourniquet à cartes devant la poste de Chandolin.

Elle ne s’était pas fait prier.

— Agathe !

Avait-elle dit en tendant une main franche au grand roux qui tricotait des jambes en la regardant comme une apparition.

— Théodore, Théodore Tsaganos…

Un jour il comprendrait que les filles certains jours suivent n’importe qui, juste comme ça.

Les conséquences sont assez effroyables, mais les filles continuent…

Tante Michèle Hache avait compris qu’une mécanique était enclenchée en jetant un œil aux mains fébriles de son Théodore, mais elle n’avait rien montré, interloquée par sa gaucherie et sa subite folie.

Elle l’avait laissé partir à la suite des mollets d’Agathe dans la montagne.

Le cœur de Théodore battait dans les graminées du sentier qui grimpait durement le col.

Les cloches des vaches sonnaient dans sa tête.

Il me la faut, il me la faut, il me la faut !

Sa gorge était très sèche, l’été de ses dix-huit ans.

Elle s’était enfin retournée, tout en haut, l’atmosphère tremblait dans l’odeur des herbes.

Elle s’était retournée et elle riait, elle riait pour toute la Suisse, pour tout son monde définitif. Elle riait de voir la tête rubiconde de Théodore Tsaganos !

Elle riait, cruelle jeune fille aux yeux d’amande verte, elle riait de toutes les perles de ses dents, hoquetant sa jeune poitrine aux doux tétons roses de vierge féroce.

Toi et moi, c’est impossible disaient ses jolies mains qui cachaient ses joues rondes du fou rire, toi et moi c’est impossible disait la jupe à plis de la demoiselle, toi et moi c’est ridicule froufroutaient dans le vent les mèches d’or batailleuses qui dansaient à contre-jour.

En descendant la montagne, derrière le refus d’Agathe, derrière cette envie folle qu’il avait eue brusquement de lui dire je te veux, derrière cette confusion émotionnelle, moulinait à présent une ritournelle qui lui plantait dans le crâne une idée fixe et fausse.

Un jour j’aurai de l’argent, un jour j’aurai de l’argent, un jour j’aurai les yeux d’Agathe pour moi tout seul avec de l’argent !

Pourtant, il était resté passif longtemps avec sa ritournelle moulinant son crâne.

Michèle Hache, sa tante ne savait pas réagir. Elle restait devant lui comme une motte de beurre impuissante face à ses longues rêveries régressives.

Elle lui faisait peler des carottes, lui disait d’un ton brusque et carré : range ta chambre, fait ton lit, met la confiture dans l’armoire, puis elle s’en allait à l’église prier pour le salut de son âme.

Par un sursaut de fierté, il avait passé le concours de la poste, qu’il avait repéré dans le journal du canton sur lequel il épluchait sa trente-huitième botte de carotte. Pour une fois tante Hache avait été bien inspirée, c’était le journal de la semaine précédente, et l’annonce était valable un mois. Il se mit à rêver, à chanter tout seul la nuit, il voyait briller les yeux verts d’Agathe dans le noir et il oubliait qu’il était orphelin de guerre, que tante Hache ne lui disait jamais, jamais rien de tout ce vide d’histoire familiale. Ne pas creuser, nier l’évidence, ce n’était pas normal cette vie sans origines définies, à l’école pourtant, le secret était bien gardé, il s’appelait Théodore Tsaganos et habitait avec Madame Michèle Hache, personne ne cherchait plus loin, pas une réflexion de camarade désobligeant, un magnifique silence.

Il était entré dans la maison d’Ella Maillart quelque temps près la ballade fatale, la conservatrice du musée l’avait vu revenir quatre fois avant que tout secoué par sa soudaine audace, il lui brandisse le journal sous les narines comme une menace de hold-up. Puis il avait baissé les bras comme un pantin désarticulé et laissé choir la gazette à terre.

La cinquantenaire, qui le connaissait depuis la maternelle, comprit sa requête maladroite comme un appel à l’aide, elle ramassa la feuille de chou, lut l’annonce et lui rédigea sa lettre de motivation et son curriculum vitæ, il aurait dû l’embrasser sur les deux tétons la remercier par un long cunnilingus, mais elle était aussi périmée qu’il était laid et la chose ne se fit pas. Il avait raté sa chance d’apprendre l’essentiel dans la vie d’un homme, comprendre le corps d’au moins une femme, mais il avait désormais une occupation pour ses journées et n’en serait que plus efficace derrière les guichets de la poste suisse. Le corps des femmes ce serait pour plus tard quand il serait quelqu’un, comment être un homme sans être quelqu’un, il avait cette illusion.

Alors pendant les deux années qui avaient suivi l’escalade du Weisshorn derrière les mollets ronds et chauds d’Agathe, il s’était retranché derrière la vitre du guichet de la poste de Chandolin, juste en face du tourniquet à cartes postales. Il espérait quelque improbable miracle. Quand la saison battait son plein, il levait les yeux épisodiquement toutes les quatre cartes postales de bouquetins et de fleurs des Alpes qui tombaient dans la grosse boîte rouge à droite en bas de son guichet, mais c’était toujours la déception.

Il était fidèle au poste, mais Agathe ne revint jamais.

Le soir, quand il regagnait silencieux le chalet de tante Hache, il croisait l’ombre d’Ella Maillart dans le sentier. Il était souvent retourné au musée, et la conservatrice qui le regardait comme un Ricola à sucer, lui expliquait de plus en plus hystériquement, que les femmes riches et libres il y a cinquante ans de ça faisaient des régates sur le lac Léman, et quand elles les gagnaient toutes, elles partaient découvrir toujours autre chose plus loin parfois même à dos de chameau car le monde était vaste et grand pour ceux qui le savent et ont les moyens de le découvrir.

Tante Hache n’aimait pas cette influence qui faisait rêvasser son Théodore et lui plantait l’idée du voyage dans le crâne. Le postier de Chandolin se branlait moins, sa libido avait changé d’hémisphère dans son crâne désormais l’amour du voyage se fondait dans les images sépia qui pendaient au mur chaulé de la maison d’Ella Maillart.

La nuit il regardait les planches de sapin du chalet, qui l’ensevelissaient vivant aux côtés de Michèle Hache. Il n’en pouvait plus d’attendre, le retour d’Agathe et ses rires de petite genevoise en vacances. Alors, un jour, subitement, il laissa tomber sa fourchette par terre au lieu de continuer à triturer son plat de lentilles et sa saucisse de Francfort.

— Je descends à Sion.

— Ha, le train de trois heures est déjà passé…

— Le suivant.

— Tu reviens quand ?

— Je vais à Genève.

— Bon, n’oublie pas de fermer la grille en partant.

— Je vais à Genève retrouver Agathe.

— Il n’y a plus de bûches pour le poêle à bois.

— Je ferais ça AVANT de partir à Genève retrouver Agathe.

— Il fait frisquet, je vais mettre une petite laine et faire une sieste.

Théodore Tsaganos pris le train, en bas, à Sion, il était quatre heures passées ; au sortir de la gare, à Genève, il suivit les panneaux qui indiquaient le lac.

Le cœur gonflé par la dynamique ferroviaire, il respira un grand coup, puis sortit un papier chiffonné de sa poche, puis quelques fractions de secondes plus tard qui lui prirent un siècle, un plan de la ville tout neuf mais datant de la Première Guerre mondiale, emprunté à tante Hache. Manifestement l’adresse ne se trouvait pas sur le plan. Le plan était périmé.

Peu importe, tous ses rêves se chevauchaient frénétiquement à présent.

Il avait rêvé d’une belle façade, d’un jardin aux allées de gravier blanc, dans ce songe répétitif, une ombre de femme pâle s’avançait et tendait la main vers lui.

Le vent se levait, et les cheveux de l’ombre se mettaient à flotter, puis à claquer dans la tornade.

Un bruit de tôle effrayant, la maison se fissurait, l’éclair tonnait, une énorme vague submergeait le lit de fer de Théodore Tsganos qui se cramponnait au tourniquet de cartes postales garni de clichés d’enfants asiatiques.

Le lit se mettait à rouler comme un lit d’hôpital, puis il dévalait la cage d’escalier.

Théodore rêvait qu’il hurlait.

Mais rien ne sortait, ni de sa bouche, ni de son cœur définitivement bouclé.

Il se grattait le crâne et se rendormait, la vague angoissante reviendrait, il le savait, mais pour une autre nuit, une autre fois, jusqu’à noyer le rire de l’ombre, qui ressemblait au rire d’Agathe.

Un jour, à la poste de Chandolin, un homme maigre, bourré de tics nerveux avait demandé :

— Un timbre pour mon album, c’est une obsession, tous les jours un nouveau timbre pour mon album, sinon je tourne en rond, j’oublie de manger, j’ai besoin de mon timbre.

Théodore avait soupiré, la vague, la sueur froide, le lit qui dégringolait la cage d’escalier toutes les nuits qui avaient suivi le départ d’Agathe, c’était son obsession à lui. Il avait cru reconnaître le père d’Agathe. Finalement il se dit que c’était une nouvelle obsession qu’il n’était pas prêt à subir, le père d’Agathe…

Dans la rue, à Genève, complètement paumé avec son plan d’avant-guerre, Théodore eut un déclic : il ne faut pas attendre trois ans pour suivre un coup de cœur violent, sinon il revient vous frapper la nuit, avec une violence tempétueuse.

Le long du lac profond et calme, Théodore lourda sa tempête intérieure.

L’eau recula, et à la place de la maison d’Agathe, il vit apparaître les devantures des joailliers.

Le long de l’avenue qui naissait du lac profond et calme, il croisa des silhouettes aux robes sombres, aux parfums capiteux posés sur la nuque douce et savoureuse des promeneuses.

L’ombre noyée mutait, c’était maintenant ces femmes qui porteraient dans son songe le rire et les yeux frondeurs d’Agathe.

Elles avaient grandi, avec des seins magnifiques calfeutrés sous ces riches fourrures, il détourna la tête par instinct de survie, et se plongea dans la contemplation de vitrines.

Il tomba vraiment amoureux.

Les pierres brillaient dans leurs cages de daim et de satin, Théodore se plongea dans leurs facettes et y perdit ce qui lui restait de sens commun.

Plus loin, il avisa des certificats en vitrines, et lu qu’elles venaient de partout : Afrique du Sud, Amérique Latine, Madagascar, Ceylan, Thaïlande, un univers s’ouvrait à lui…

Il poussa la porte de la Maison Güblin qui établissait ces certificats luxueux en trois volets plastifiés. La vendeuse, très élégante, lui parla gentiment, elle n’avait pas beaucoup de clients ce jour-là, et l’air illuminé du jeune homme l’émut sincèrement.

Elle lui expliqua que les pierres étaient achetées à la mine puis rentrées par avion dans les poches des chasseurs de pierres. Ensuite, elles étaient confiées à leurs laboratoires où des gemmologistes les identifiaient et les estimaient. Les frères Güblin étaient les plus sérieux et les plus fiables, ils étaient mondialement reconnus et leurs avis consultés par les experts des plus grandes salles de ventes, Sotheby’s, Christies…

Théodore était sur sa voie, il pourrait donner aux pierres tout ce qui lui manquait, une estimation et une identification.

Il se mit à rêver tout haut : « Je vais enfin pouvoir voyager à travers le monde et trouver un prétexte à mes vagabondages »…

La vendeuse très élégante lui donna un dépliant avec les dates d’inscriptions et les conditions d’apprentissage de la formation « chasseur de pierres » organisée pour les jeunes du canton par la Maison Güblin.

Tante Michèle Hache paya sans broncher le premier microscope et la balance électronique ; deux ans plus tard, Théodore Tsaganos prenait son premier long courrier, son diplôme de gemmologie ornait la cheminée du chalet.

Le monde s’agite sous le tropique du Capricorne…

Un autre monde est possible à réorganiser.

Salvador, Rio, Manaus, Théodore est passé, les poches bosselées par les trouvailles des enfants mineurs. Théodore est passé, acheteur de joyaux bruts, arrachés au sol, sous les pieds des danseurs colorés et des mendiantes. Il ne voyait pas les yeux du Brésil, il ne pensait plus que de loin en loin au bruit irrépressible du rire d’Agathe dans l’après-midi baladeur du Weisshorn.

Les solutions de rechange sont débattues pendant des heures sous des chapiteaux dressés pour l’occasion en petit village du monde. Supprimer le FMI, OMC, des représentants-symboles sont venus des cinq continents surchauffés par l’effet de serre. Cinq jours de chiffres et de paroles, cinq jours pour voir le monde autrement après le grand raz de marée d’Asie…

À l’extrême sud, au-delà des collines de Santana, les pieds dans la lagune Dos Patos…

La première fois que Théodore était descendu dans les boyaux étroits des mines de Corromande, il s’était émerveillé de tant de diversité gemmologique, le gardien de la mine qui lui faisait visiter, gonflé de son importance lui articula avec force gestes que son pays natal, le Brésil possédait 90 % des réserves mondiales de pierres précieuses.

Rubis roses, saphirs royal blue ou bleu bleuet, jaunes ou paparatchas orangers, cognacs, topazes de feu, tourmalines vertes, aigues-marines ; elles peuplaient désormais ses rêves et les comptoirs des Maisons Stern et Amsterdam-Sauer.

Un jour au détour d’une vente de village, il avait découvert en pierre, les yeux d’Agathe, exactement aussi percutants et incisifs.

À Genève le lapidaire avait taillé la gogue en deux splendides marquises qui désormais ne quittaient plus la petite poche de ses jeans successifs.

Théodore promenait désormais sa gabardine et son grand nez dans le décor Far-West du Mato Grosso, animé par la légende des chercheurs d’or des cités perdues.

Largué au milieu des sojas, riz, maïs et haricots rouges qui buvaient les marécages, le gosier nettoyé par des litres de maté tiède, chahuté par des kilomètres de brousse et de savane, il émergeait de ces paysages lunaires aux portes du Pantanal.

Maria Sol attendait sa visite bisannuelle.

En l’attendant, elle avait pêché des pacus, savoureux poisson d’eau douce, et dans sa cuisine, juchée au-dessus d’un bazar artisanal, elle leur arrachait les nageoires en se repassant le film de leurs rares nuits d’amour.

Deux semaines, deux fois l’an.

Trois fois ils avaient conçu un enfant. Le Suisse n’aimait pas les capotes, quand on est si loin on peut tout se permettre…

Maria Sol de toute façon se débrouillait toute seule, elle connaissait les plantes avorteuses et maniait habilement l’aiguille à tricoter dans son utérus. Et puis et puis, elle avait tout le temps de se réparer à l’attendre.

La rencontre avait eu lieu dans le reflet d’une vitrine du museo do Indio, Théodore était resté scotché un interminable moment devant la parure aux plumes multicolores d’un guerrier Bororos, jusqu’à ce qu’en surimpression, par un subtil glissement ses yeux aillent danser sur le visage doux et mat d’une énigmatique Pocahontas.

Maria Sol irradiait en silence derrière lui et quand il se retourna, elle lui prit simplement la main et l’entraîna à sa suite dans sa petite chambre carrée bétonnée de la cité universitaire.

Tout s’était passé si simplement, de la coiffe de plumes multicolore, il était passé à l’amour, sous un poster de Raioni et Sting accolés pour la bonne cause.

Cinq jours de caresses malhabiles et expertes, de gémissements sans paroles, cinq jours pour découvrir la femme autrement, au bout du bras du rio Paraguay, le long de la ville qui charrie le même nom, Cuiabà, Cuiabà, où l’on peut savourer les plus succulents des poissons d’eau douce. Il riait de ses courbes et de ses petits seins caramel pointus ; curieux jusqu’au bout des doigts de ses deux bouches et de ses petits cris gourmands. Il lâchait sa jouissance dans le cliquetis précieux de ses colliers de lapis, nacre et corail.

Jamais il ne saurait ce qui l’avait poussée, elle, Maria Sol dans ses bras fades de Suisse roux.

Alors à chaque départ, il laissait des billets sous l’oreiller, le rire d’Agathe diminuait comme un vieux chuchotis. En passant par la gare routière, il jetait toujours la même fameuse carte postale du cavalier Bororos emplumé dans la boîte postale à mi-hauteur, accolée d’un timbre international. Tante Michèle Hache devait en déduire que les affaires étaient bonnes, qu’il serait au chalet dans la huitaine.

Cinq jours de chiffres et de paroles.

Agathe écoutait la femme kabyle et la femme afghane, elle comprenait les problèmes de Palestine et de pollution, elle avait étudié tout ça dans les auditoires des universités de Genève et de Rome.

Agathe avait débarqué à Porto Alègre avec un photographe chauve comme une bintje et une carte de presse. Elle délayait ses yeux verts dans les conférences et les groupes de travail.

D’ici deux jours elle repartirait avec des textes truffés de propositions idéalistes et des dossiers de presse en papier recyclé du groupe Attac. La Tribune de Genève attendait son article.

Le soir après le cocktail tequila, les avances des collègues reporters bourrés, et la tournée des pétards, elle montait stoïquement dans son hôtel climatisé pour passer un coup de fil à Bernard qui gardait leur bébé.

Le ventre bercé par les poissons d’eau douce, Théodore diluait ses membres dans la lagune.

Personne ne saurait qu’il avait croisé Agathe en janvier, dans un aéroport brésilien.

Le rire sec de la jeune femme était noyé à jamais dans la jungle, assassiné par les pluies torrentielles de l’hiver 2005.

Dans le sfumato des vapeurs cumulées, la digestion perdue dans l’orchestration végétale du silence, Théodore n’existait plus.

La barque avait glissé sous le nénuphar géant et les jacinthes d’eau, roses et bleues chatouillaient les bottines odorantes de l’inconscient marchand de pierres…

Coïncidence étrange, la poste de Cuiabà retira les dernières cartes du guerrier Bororos.

Tante Michèle Hache resta murée dans un digne silence, cet enfant était venu, puis reparti. Elle resta accrochée à son missel et sa montagne, la dernière carte du guerrier Bororos en marque-page pour les vêpres.

Maria Sol était muette de son acte fou, cette fois ce n’était pas elle qui avait bu la tisane avorteuse.

Elle arrachait toujours les nageoires des poissons d’eau douce d’un air mélancolique, elle avait écrasé les marquises puis mélangé la poussière d’émeraude aux grains de sable du sablier acheté pour l’occasion au bazar d’en dessous…

On m’a raconté cette histoire car je cherchais Théodore Tsaganos pour une tout autre raison.

(suite au prochain épisode)

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