La nuit du solstice

André Delcourt,

Par la steppe et la bardane Il vint un cheval On ne sait d’où, on ne sait vers où

Boris Leonidovitch Pasternak

À Françoise Nice

…Nous, nous avions chacun dans le cœur un petit cheval.

C’était au temps des nouveaux tsars, tous roublards en dollars. Le pays en deuil avait pleuré les sous-mariniers de Mourmansk, les gazés de la rue Melnikov, les passagers du dernier avion détourné, les dernières illusions envolées. L’éternité russe, seul ange gardien d’un peuple depuis toujours méprisé par ses despotes, planait sur le Festival de la Nuit du solstice à Pérédelkino. Ivan Koupala et quelques autres artistes s’étaient produits sur la scène centrale installée dans la clairière. Un rideau de bouleaux en constituait le décor blanc nacré et bleu brume, tout droit issu de la palette de Répine. Des ombres et des frémissements glissaient dans les sous-bois environnants, des reflets de brasiers rougeoyaient à la surface des eaux du lac Samarino, et la pleine lune jetait une lueur étrange sur les visages. Des jeunes filles parées d’une couronne de fleurs et des jeunes gens portant une ceinture de rameaux avaient déjà accompli leur baignade rituelle, d’autres s’y préparaient en se frictionnant le corps à pleines poignées d’herbes salvatrices, et beaucoup rêvaient à l’introuvable fleur de fougère qu’ils iraient plus tard traquer dans la forêt de Bakovka afin de s’assurer bonheur, énergie, esprit et prospérité pour l’année à venir ou pour le reste de leurs jours. Ceux qui ne dansaient pas autour des grands feux de vie devisaient dans l’allégresse sous les frondaisons du Tchoudo-Dérévo, l’arbre aux merveilles de Tchoukovski. Les plus joyeux s’étaient rassemblés sur le perron d’une isba colorée qui débitait par hectolitres kvas, bière et vodka.

Surgie de nulle part dans le fiévreux désordre de cette nuit de liberté, une silhouette à la gueule équine bondit soudain sur l’estrade, de ses longues mains s’empara de la guitare de Koupala qui traînait là, et se campa devant le micro :

Avec la mer du Nord…

Le mot suivant resta en suspens. L’homme avait été surpris de la sonorité inattendue qu’il venait d’enlever à l’instrument, et examina celui-ci avec étonnement. C’était une guitare à sept cordes – la guitara sémistrounnaïa des Russes. Silencieux, le regard pétillant de malice, Koupala s’en amusait au flanc du podium.

Mais très vite l’étranger — un très bon musicien semblait-il — se ressaisit, gratta quelques cordes et découvrit les accords qu’il recherchait, puis porta à nouveau son regard clair et lumineux sur la foule en attente. Apercevant un gamin nommé Yarilo qui tenait une balalaïka, il lui fit signe de venir l’accompagner, et s’approcha à nouveau du micro. Les spectateurs manifestaient leur curiosité et leur impatience, mais un silence religieux s’installa dès que retentit la voix grave et chaleureuse de l’homme à la longue crinière :

Avec la Place Rouge, où bat le cœur du monde

Et la Mère Volga, où les tempêtes grondent.

Avec la Sibérie, par les rails infinis

Et l’Avenue Nevski, blanche jusqu’à minuit

Avec la Tchoukotka pour ultime Orient

Avec tes carillons Nous écoutons tes chants

Vaste Russie des longs chemins.

Avec la Roussalka au milieu des roseaux

Et l’appel du Lièchy derrière les bouleaux

Avec tes filles des neiges, avec tes fils des Slaves

Aux regards d’Eurasie, aux yeux d’iconostase

Avec tes pèlerins condamnés à mendier,

Avec tes patriarches Nous t’écoutons prier

Sainte Russie des dieux païens

Avec tes affamés et tous tes révoltés

Avec tes condamnés et tous tes déportés

Des quais de la Néva où passent les prophètes

À la vieille Moskova où rêvent les poètes

Avec tes poings levés de millions d’ouvriers

Avec tes âmes fortes Nous t’écoutons lutter

Rouge Russie ressuscitée

Avec mille ans de neige jusques au bout des terres

Et l’Océan du Nord pour dernier cimetière

Avec le testament des siècles de Souzdal

Et mille verstes de larmes entre Oural et Baikal

Avec le verbe russe pour solidarité

Avec tous tes espoirs Nous t’écoutons rêver

Vieille Russie des temps anciens

L’homme se tut, secoua sa crinière et posa la guitare de Koupala. Il passa la main dans la tignasse de Yarilo-balalaïka. De sa mâchoire chevaline il esquissa un sourire de complicité avec les dieux païens de la Sainte Russie, puis sauta avec fougue en bas de l’estrade. Aucun palefrenier n’aurait maîtrisé le galop de ce chanteur rétif et inconnu. En hennissant il regagna ses écuries au royaume des ombres, et plus personne ne le revit jamais en Russie.

Partager