Un sandwich, une pipe et des oiseaux, et une cheminée en Hainaut !

René Hénoumont,

Un dimanche soir de mai cinquante-deux, après avoir relu les morasses des pages du quotidien La Meuse dont j’avais la responsabilité, je sors ; c’est l’heure de mon sandwich. Liège attend Simenon le lendemain lundi. Il sera là, retour des USA. Que vois-je descendant d’une grosse américaine, feutre clair et pipe au bec, Simenon devant l’Hôtel de Suède où l’appartement royal lui a été réservé. L’histoire est connue. Interview classique. Photos. Je rêve, La Gazette de Liège détenant l’exclusivité durant trois jours. Simenon est au sommet de la gloire : il a publié Pedigree, réécriture romancée de Je me souviens à la demande d’André Gide le tenant pour un très grand romancier. Des Liégeois susceptibles lui intentent un procès, d’anciens copains du collège, dont X qui volait des jambons dans la boucherie de son père pour aller jouer à touche-pipi avec les filles au cinéma Astoria. J’ai publié en son temps les textes incriminés dans un petit hebdo liégeois.

On en parle, on en rit, il est prolixe. C’est un homme de taille moyenne, râblé, visage glabre, nez de renifleur, œil perçant, quelque chose de la fébrilité du ratier. Apparaît une dame, tailleur strict, talons plats, cheveux nattés, accent roulant les r : « Georges, je te cherchais ! Un journaliste ! Ah non ! donnez-moi votre parole d’honneur, Monsieur, que votre article ne paraîtra pas avant mercredi. »

Simenon se gratouille le nez, rallume sa pipe. Il m’a confié qu’il a devancé son séjour à Liège pour aller faire visite à sa mère, manger un moules et frites, rue Lulay, et montrer Liège à son épouse en toute tranquillité. Hélas, une équipe de Paris-Match l’attendait devant chez sa mère. A-t-il été piégé ?

Dix minutes plus tard à la rédaction de La Meuse : « À ta machine, mon vieux ! ». La Une est au bac, un titre sur huit colonnes est déjà dans le composteur en caractères d’affiche. On m’enlève feuillet après feuillet pour la composition. On boucle dans un quart d’heure.

Ma parole d’honneur à une cheftaine, je ne suis pas scout ! Je ne vais pas rater le scoop de l’année dans la presse belge pour la Maria Chapdelaine du père de Maigret ! Paris-Match n’a pas eu de scrupules… La première phrase tombe : « J’ai donné ma parole d’honneur à Madame Denyse Simenon que cet article ne paraîtra pas et voici pourquoi… » La grosse astuce. Et je tartine.

Il était un peu plus de vingt heures à l’horloge de La Meuse. Il pleuvait sur Liège. De rares passants se pressaient sur le boulevard… Ai-je tenu parole ? Pas un mot de ce que Simenon m’a raconté…

Le lendemain, commençaient les festivités organisées par Victor Moremans, excellent critique littéraire de La Gazette et ancien collègue du petit Sim.

On présentait le Tout-Liège à Simenon. J’en étais. Le professeur Robert Florkin faisait les mondanités. Il n’avait visiblement pas lu La Meuse, il me présente à Simenon qui tombe en garde. Oh là ! je lui rappelle qu’il a dérobé un carton d’archives à l’hôtel de ville pour le retrouver trois jours après à coups de grands titres dans La Gazette.

Qu’ai-je fait d’autre ?

Il sourit et passe, ouf !

Tout en me tenant à distance de la redoutable Canadienne et épouse, je suis un Simenon très entouré en Outre Meuse, son quartier. Bien que né rue Léopold, sur la rive gauche, c’est un enfant de « Dju-là » et de Saint-Pholien. Durant les dîners, réceptions, conférence de presse, je surprends parfois le regard de Simenon à travers la fumée de sa pipe. Je me camoufle dans la fumée de la mienne… Je me souviens (c’est freudien !) de la platitude des discours officiels, le fruste Paul Gruselin, notre bourgmestre, n’est pas un aigle d’éloquence et encore moins le gouverneur Joseph Leclerc, « nos Djôsef », fleur de brave homme, ancien mineur. On rivalise de l’accent liégeois à couper au couteau, Simenon le premier. Plus intéressante sera la visite que je fis avec une consœur du journal à la maman Simenon, parfaite ménagère liégeoise. Elle ne nous cache pas qu’elle préférait encore la première femme de Georges, Régine Renchon, Liégeoise et peintre, que cette « Américaine » ! Elle ne pardonne pas à Denyse d’avoir changé les cartons au dîner de la municipalité de sorte qu’elle ne sera pas à la droite de son fils. Il y a du Laetitia Bonaparte chez Henriette Simenon : « Georges est très dépensier, ça ne durera pas toujours ! ». Je tente de lui expliquer combien son fils est riche, elle hoche la tête, de toute manière elle préfère Christian, le frère de Georges.

Je me souviens encore (décidément) qu’au temps de mes universités à la Romane, le professeur Hubaux, excellent latiniste, proclamait que Simenon n’était qu’un « écrivain de kiosque de gare ! » Les autres éminences n’en pensaient pas moins : « Littérature policière, peuh… » Sauf Fernand Desonay, admirateur inconditionnel, l’université ne tient pas l’auteur de Pedigree en grande estime…

Ils étaient cependant tous là, au Conservatoire, pour la conférence de Simenon qui d’entrée indiqua que sa place était au banc de la presse et pas sur la scène. Je vis quelques longues figures lorsque le ministre Pierre Harmel remit au grand homme du jour le bijou d’Officier de l’Ordre de Léopold. Et Simenon prit la parole…

Ce ne fut qu’une amusante causerie sur l’esprit liégeois : « On n’a que le vendredi pour laver le trottoir et le samedi pour faire ses courses ». Il conclut par l’histoire du pochard qu’on éjecte d’un bistrot et qui se relève, brosse ses vêtements, pousse une tête : « À samedi, les amis ! ». On rit, on applaudit, les intellos firent la petite bouche.

Je me demandais pourquoi l’homme qui déclarait qu’il n’était pas un homme de lettres, qui refusait les préfaces, les honneurs, etc., avait accepté de siéger à l’Académie royale de langue et de littérature françaises au siège vacant d’Edmond Glesener, régionaliste petitement liégeois dont on a retenu Le cœur de Françoise Remy alors que son meilleur ouvrage est Les coteaux bleus. Passe encore que Simenon accepte l’invitation à dîner de ses anciens confrères et celle de son patron à La Gazette, mais l’Académie, ça ne lui ressemble pas. Il est certain qu’il a subi des pressions de Carlo Bronne, de Desonay, n’importe. À lire ses mémoires et Assouline, il ne sera pas mécontent de retrouver sa résidence américaine et sa machine à écrire. Cela dit, Simenon resté Liégeois fut accueilli à la liégeoise, entre sourire et larmes, entre nostalgie et coups de cœur. Pour le reste, « comprendre, ne pas juger », disait Simenon. « On m’a forcé la main » écrit-il dans ses mémoires.

Un seul fiasco lors de ces journées.

La bonne société liégeoise se piquant de littérature dans les années cinquante, ça ne fait pas beaucoup de monde : Marcel Thiry qui n’est pas encore sénateur, Alexis Curvers, qui n’a pas écrit encore Tempo di Roma et en gros l’université. Un Rimbaud : Fernand Imhauser.

La poétesse Renée Brock avait publié chez Seghers. Elle avait tout, la beauté et la richesse, un mari entrepreneur, des enfants. Les Brock recevaient beaucoup dans leur superbe villa sur les hauts de Tilff, dans la vallée de l’Ourthe, notre Chevreuse.

Par l’intermédiaire de Desonay – et non de la presse –, Simenon devait figurer au tableau de chasse des Brock. On mit sur pied un dîner à grand tralala. Le bon Moremans, cornac de Simenon, en était. Simenon rapporte l’incident dans ses mémoires et y revient dans Lettre à ma mère. Renée Brock (que Simenon trouva fort à son goût) lui aurait révélé que son père entrepreneur ruina le père d’Henriette. Renée Brock, que j’ai pratiquée, n’était pas sotte. J’imagine mal cette confidence à son invité. Il me semble que Simenon romance. Il nous fait le coup de Maigret chez les riches ! Assouline le pense aussi. La vérité est plutôt en aval. Il se fait que les confrères avaient offert à l’homme à la pipe une fort belle pipe baguée d’or que le fiston de Renée chipa – souvenir de Maigret.

Il fallut toute l’autorité de Moremans, le lendemain, pour que l’on retrouvât la pipe. La presse fit écho de ce chapardage sympathique. La maman Simenon sut de toute manière que Georges était allé dîner chez la descendante de l’homme qui avait ruiné son père, Henri Brüll, marchand de bois, le long du vieux canal de Maastricht, à Herstal. Le certain est qu’Henriette fut au courant, elle s’en indigna devant ma consœur de La Meuse, fine mouche, qui durant ces jours-là ne quitta pas la mère de Simenon et en apprit plus que si elle avait suivi les officiels. Ainsi Henriette trouvait Régine Renchon laide.

Mon étonnement est grand lorsque je vois des hommes comme Simenon, grand consommateur de dames (faciles), épouser des femmes au physique banal. Et puis quoi, Denyse fut engagée comme secrétaire ! Quel manque d’imagination, épouser sa secrétaire !

Il est vrai qu’une phrase relevée dans En cas de malheur est très éclairante : « Des femmes comme tu les aimes ne sont rien pour toi et pour elles tu n’es rien ». On croit entendre Denyse Simenon qui tenait à jour le carnet de rendez-vous de son époux. En 1954, j’ai quitté Liège et je devins rédacteur en chef de Moustique qui, pour reprendre le jargon des Éditions Dupuis, « faisait peau neuve ». Afin de renouveler le feuilleton, on eut l’idée de passer un Maigret. Ce fut Yvan Philip, correspondant permanent de La Libre Belgique aux États-Unis et proche des Dupuis, qui négocia la chose au cours d’un déjeuner chez les Simenon. Il eut la surprise d’entendre Denyse rappeler à Georges que « c’était le jour de la grande rousse ».

Simenon est de retour en Belgique. Il préside le festival du film de Bruxelles, dans le cadre de l’Expo’58. On annonce sa visite à Belgique joyeuse dont j’étais l’attaché de presse. Je me trouvais aux côtés de Jean-Marie de Rondchêne, notre bourgmestre folklorique, pour le recevoir. Il fut charmant et j’eus la surprise de retrouver une Denyse totalement différente : maquillée, haute couture, élégante. Simenon était plein d’attentions pour son épouse. Je me risquai à lui demander s’il fumait encore sa pipe « liégeoise ». « Bien sûr que oui ! » me dit-il un peu surpris. Je m’abstins de lui dire que c’était moi, à la demande de Moremans, qui l’avait choisie À la grande pipe, rue Saint-Ganulphe, en 52… Il avait oublié le journaliste de La Meuse… Dans les années 60, j’appelai Simenon par deux fois, la première en espérant qu’il marquerait son accord pour une séquence de « Neuf millions » dont j’avais eu l’idée, rien moins que Simenon-Chaplin, les voisins. Il refusa tout net : « L’amitié de Chaplin, c’est ma vie privée ». Un bon point. La seconde fois, je cédai à la pression d’une amie en dépression qui aurait voulu rencontrer Simenon. Il me dit que les psys étaient là pour ce genre de chose. « La preuve, Denyse, ma femme, est entre leurs mains ». En 1974, je lui adressai Un oiseau pour le chat et il me répondit par un « coup de chapeau » très laudatif. Ce fut le début d’une correspondance qui se poursuivit jusqu’à la fin. Il m’étonna lorsqu’il m’incita à poursuivre Les enquêtes du commissaire Fleut, l’anti-Maigret. Je le savais extrêmement vigilant pour tout ce qui touchait à son œuvre et à ses droits. Lorsque Denyse, lors de leur séparation, publia son Un oiseau pour le chat, Simenon me pria de maintenir mon titre. Je me dois d’ajouter que Denyse Simenon de passage à Bruxelles m’adressa une lettre très courtoise. Elle ignorait qu’il y avait un autre Oiseau pour le chat, très différent…

Brel, c’est une longue histoire qui a commencé en 1954, par un janvier morose, au Grenier de la Rose noire, Petite rue des Bouchers. Il chantait Le diable. On a copiné. Je ne revendique pas l’amitié de Brel. Il y eut entre nous une sorte de lien affectif, très masculin, entre machos. Il s’est un temps soucié de ma tendance à pousser sur le whisky, ainsi de Jacques Danois. Brel n’est plus et nous ne buvons plus ! Le dernier souvenir de Brel que j’ai, c’est un périple en Hainaut. Il m’avait demandé pour Far-West si je ne connaissais pas une usine désaffectée dont on pourrait dynamiter la cheminée. Brel ne doutait de rien. Nous l’avons trouvée au cours d’une prospection avec le gentil Cantillon du service Film. L’IDEA et Jacques Donfut avec qui j’étais en amitié nous ont aidés. Visite au Grand Hornu, rencontre Brel, l’architecte Jacques Guchez, aussi fou que Brel. L’architecte qui a acheté le Grand Hornu pour un franc symbolique tombe dans l’œil de Brel. Projet d’un grand film dont j’écrirais le scénario. Durant nos visites au Grand Hornu, Brel déjà en Zorro porte un pantalon sans poches. C’est un homme sans poches. Il n’a rien sur lui. Miche Brel lui tend sur un signe une funeste cigarette et un briquet à jeter… Il y aura toujours quelqu’un derrière Brel à cette époque pour lui passer ses cigarettes… Dîner à Roisin au Caillou-qui-Bique. Jacques et moi, nous poussons une tête au musée Verhaeren, la table du poète, son encrier, son fauteuil. Ça sent le vieux ! Brel me dit : « Je ne veux pas mourir comme ça ! ».

La cheminée saute, patatras, elle saute aussi au montage. Du temps de Neuf millions, dans les années 60, j’ai interviewé Brel chez lui ou en studio. Chez lui, je lui demande : « Peux-tu composer une chanson comme ça, devant la caméra ? » Il gratte sa guitare, cherche… « Il est gonflé, Henoumont, gonflé, gonflé ! » Et puis, ça démarre et ce sera Quand maman revient. Je me dis, moi, tout bas, que maman est toujours là à attendre Jacques…

Souvenir : rencontre à Paris, pour la première fois depuis son départ de Bruxelles. Il me confie qu’il a des rages de dents, il ne bouffe que du gruau d’avoine. Un mec nous accroche : « Voulez-vous voir le grand bouc d’Israël ? » On est à Montmartre. Le bouc croque du foin dans une arrière-cour. Coût : cinq francs la visite. On se marre. Le soir, je l’écoute chanter, cette scansion, ce rythme rageur, c’est celui d’un homme qui a des rages de dents. On ne l’appelle plus l’abbé Brel. C’est déjà Jacques Brel. Une grande carrière commence.

Dernière rencontre, beaucoup plus tard, il tourne au coin du Jacqmain et de la rue Saint-Jean-Népomucène, à deux pas de Pourquoi pas ? Un café dans un bistrot sinistre. Une petite noire (celle de Far-West) lui passe ses cigarettes. Au revoir, Jacques !

Je ne devais jamais le revoir. Je ne cesse de l’entendre : Brel est un cri.

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