Les mémoires d’un âne

Jean-Louis Lippert,

Est-il encore un axe reliant ciel et terre ?

L’aube d’un jour d’automne de l’an 5778 après la création du monde, les sphères célestes illuminèrent la montagne où s’échoua l’Arche de Noé. Nul œil mortel ne fut témoin de l’inscription dont flambèrent ces lettres au sommet du mont Ararat, sinon le regard mélancolique d’une mule sans doute rescapée du déluge :

Demoniac Camera Cry

La bête rumina ces trois mots, frappant du sabot la steppe enneigée. Le seul humain présent (si l’on exceptait les saltimbanques de la carriole, plongés dans le sommeil) était un ivrogne trop abruti d’alcool de bouleau pour avoir conscience du prodige. Affalé sur le bas-côté du chemin, ce clochard égaré fixait d’un œil vitreux l’animal, qui lui fit son plus beau sourire. Tout ne dormait pourtant pas dans les environs. L’immeuble de style oriental, au fronton duquel ne pouvait encore se déchiffrer le hiéroglyphe d’or, abritait – entre autres – un homme dont les doigts s’acharnaient sur l’instrument de ses premières convulsions matinales. Il tentait d’envoyer son habituel cri du coq : American Democracy, mais l’écran s’obstinait à intervertir les lettres du message comme pour obéir à l’injonction divine, et son Smartphone continuait d’envoyer à la planète entière :

Demoniac Camera Cry

 

Sans aucune raison technique, à vitesse de la lumière, ces 17 lettres avaient échangé leurs places et remplacé le slogan devant être lancé sur Twitter à plus de 50 millions de followers. Aussitôt l’anagramme surnaturelle égaierait l’universel bavardage quotidien. Que pouvait bien signifier le cri d’une caméra démoniaque ?…

À vrai dire, ces mots-là ou autre chose, quelle importance ? L’homme n’y croit pas plus qu’à tous les autres signes produits par le metteur en scène anonyme ayant écrit le rôle auquel il prête sa prestance et son bagout d’acteur professionnel. Machinalement, sa main pianote avec résignation les touches d’une machine dont les effets se répercuteront à l’infini, sans le concerner davantage que la musique des sphères ou quelques lettres de feu sur le mont Ararat…

Par une fenêtre encore sombre de la tour portant son nom de gloire où il croit s’éveiller, rajustant la perruque abricot l’ayant rendu célèbre, il pense apercevoir la cime des arbres au-dessus de Riverside Park à New York. N’écoutant que les phrases dictées par son dramaturge invisible, il s’applique à frapper les esprits grâce à la plus performante boîte noire du marché, pour envoyer à tous les horizons, dans la pâleur de l’aube arménienne :

Ô Manhattan, montagne divine, sommet du monde ! N’œuvrons-nous pas tous – riches et pauvres – à la construction de la tour entre ciel et terre la plus majestueuse que l’humanité ait jamais conçue ?

Les sphères célestes illuminaient toujours la montagne des origines, où selon la légende prenaient source les fleuves de l’Éden, et depuis le sommet d’une pyramide rayonnant par cet homme jailliraient bientôt, comme de l’œil panoptique imprimé sur le dollar, plusieurs milliards d’étincelles destinées à éclairer le Nouvel Ordre Édénique, en ce jour de l’an 5778 après la création de l’univers…

Un quadrupède répertorié par les experts dans l’espèce equus asinus – ou, selon les écoles, equus africanus – (l’un des plus discrédités sur l’échelle menant de la bestialité vers la divinité), serait donc le seul être à remarquer ce jour-là quelque chose de crucial s’emparant du cosmos à travers sa pauvre caboche. Mais comment élucider pareille énigme – et surtout le faire savoir ?…

Ce ne serait certes pas la première fois, dans l’histoire des hommes, qu’un âne se substituerait à leurs défaillances prophétiques, poétiques et philosophiques. Nous étions donc en pleine fable ou en plein mythe. L’hypothèse était probable qu’un tel récit n’éveillât pas la moindre curiosité parmi l’engeance humaine d’aujourd’hui. Ces milliards de cerveaux connectés à leurs prothèses via les écrans appropriés, sans doute ne tarderaient pas à avoir connaissance de l’étonnant message du pensionnaire de la Maison Blanche (dont on savait qu’il prendrait part à une conférence au sommet de l’Alliance atlantique dans la base américaine du mont Ararat en Turquie), des millions de commentaires seraient diffusés par les milliers de canaux officiels chargés de fournir à tous l’information fiable et vérifiée, nécessaire pour déjouer maints complotismes et conspirationnismes qui proliféreraient sur les réseaux sociaux, mais aucun de ces médias ne serait apte à recueillir – fût-ce par l’entremise de quelque scribe – le témoignage d’un âne sur ce qui s’était réellement produit ce matin-là…

Ce serait donc l’equus asinus qui ferait le travail du scribe. Il opterait pour cette écriture à la mode que l’édition young adult ayant la faveur du public appelle gonzo : ne craignant pas l’emploi du Je

Mes oreilles sont des antennes, ânonné-je en orientant mon regard du clochard vers le palais mauresque, elles ressemblent à ces capteurs implantés à des points distincts de l’espace afin de prouver l’existence d’ondes gravitationnelles dues à la fusion de deux trous noirs dans une galaxie située à plus d’un milliard d’années-lumière, lesquelles créent des perturbations traversant l’univers pour être enregistrées par mes organes aussi sensibles que ceux de l’Éternel, sinon davantage. Est-Il apte à capter les ondes émises par l’implosion de trous noirs situés aux deux extrémités de la pyramide sociale, alors que tout mon système de détection se met en branle devant ce que je vois ?…

Guidées par ce radar, mes oreilles ont perçu l’arrivée de Killer Donald sur le perron de l’édifice, au moment même où le gisant dans un râle agrippe des doigts son gobelet de plastique. Chaque molécule de mon organisme explose, quand l’homme le plus puissant du monde avale en quelques secondes la distance qui le sépare de notre équipage et se rue sur ce pauvre type, un club de golf dressé telle une batte de base-ball au-dessus de sa tête, en un geste théâtral dont, ma survie d’âne en dépendrait-elle, je ne pourrais expliquer la signification…

D’un ton se voulant guilleret, le visage déformé par une grimace de mépris, le milliardaire assène un coup peu charitable de son club dans la pancarte en carton posée près de l’infortuné, dont se désintègre le message : J’ai faim je suis sans abri aidez-moi SVP Dieu vous bénisse…

Il faut revenir en arrière dans cette histoire (et j’espère qu’un éventuel éditeur consciencieux ne manquera pas de publier aussi les chapitres précédents), pour savoir que l’homme affalé dans la neige, hébergé durant la nuit sous une tente multicolore aménagée comme logis sur la carriole par le couple Badinter, avant sa déchéance récente était connu sous le nom d’Elon Musk. En fut-il chassé ? Je l’ignore, et ce n’est pas la préoccupation majeure du président des États-Unis d’Amérique : Vous êtes fier de profiter du travail des honnêtes gens ? Cela vous amuse d’exploiter notre richesse acquise grâce au courage et au génie d’un peuple élu ? Un monde exigeant des humains pour survivre, qu’ils soient pourvus non plus d’une colonne vertébrale et d’un squelette intérieur, mais d’une carapace métallique et d’une moelle épinière en béton, leur offre cet avantage d’être plus flexibles et moins vulnérables aux assauts du bâton. Phénomène inédit dans l’évolution des espèces auquel je suis assez sensible, dont profite sans vergogne le looser sous les coups du winner. Le club de golf s’abat sur lui mais il tient bon. Killer Donald se penche vers l’objet de sa rage et, de l’index replié comme on frappe une porte, lui cogne le crâne. Rock ! hurle-t-il en cabotinant ainsi que durant chacun de ses shows. Puis il saisit dans sa paume le haut de la tête et ajoute : Roll ! Éberlué, son ancien compagnon de fortune qui voici peu lançait encore des bolides vers la planète Mars, ne prend même plus la précaution de se protéger l’occiput, mais se cramponne à son gobelet dont il fait tinter les pièces en guise de supplication. Son tortionnaire vocifère : Le monde se porterait mieux si ces gens-là n’existaient pas. Puis il fléchit le genou de sa jambe d’appui pour, pivotant de tout le haut du corps, envoyer l’extrémité de son arme de sport favorite en plein visage du souffre-douleur, dont la fortune en pièces métalliques s’envole d’une corne d’abondance en plastique et retombe au milieu d’une pluie de sang. Tel un champion victorieux de la concurrence au terme d’un parcours difficile sur le green, Killer Donald exulte en levant les bras, se tournant vers d’invisibles caméras.

Je fus témoin d’innombrables combats chez les bêtes comme chez les humains, mais jamais il ne me fut donné de voir l’un de ceux-ci mimer avec cette perfection la nonchalance de certains animaux sauvages ayant terrassé leur proie, quand ils font mine de s’en détourner pour diriger leur attention vers quelque objet futile avant le coup fatal. Comme en un ralenti de cinéma grossièrement exagéré pour une série télévisée, le président se mit à esquisser des pas de danse autour du condamné en sursis provisoire, articulant avec d’outranciers effets de mâchoire : Margaret Thatcher affirmait que la société n’existe pas. Nos vies ne sont reliées par aucun fil, toutes les théories humanistes sont des foutaises, il y a simplement trop de minables qui n’ont plus rien à foutre sur la planète rock’n’roll !

Même si le jour s’est à peine levé, ce tumulte ne pouvait laisser dans le sommeil les occupants de la carriole. Au grincement des essieux succèdent quelques murmures et je vois apparaître les cheveux blancs ébouriffés -d’Élisabeth par l’embrasure de la tente. Elle écarquille des yeux horrifiés au spectacle de leur hôte baignant inanimé dans une mare de sang. Telle une mère de famille nombreuse excédée par une marmaille n’en faisant qu’à sa tête, elle pousse un cri rauque et bondit au sol, vêtue comme la veille de sa combinaison de soie rose. D’une gifle elle rabroue Donald qui baisse la tête, penaud d’avoir été pris en faute. L’indélicat garnement, dont je découvre qu’il porte un tee-shirt violet Disneyworld, ne consent pourtant pas à s’avouer coupable : Ce type, il nous espionnait, c’est un agent chinois j’en suis certain !

Nos valeurs démocratiques ? Nos droits de l’homme ? Vous les oubliez ? hurle-t-elle d’une voix suraiguë à s’en crever les tympans. Mais une philosophe n’est jamais de la race des mégères hystériques. S’égosiller n’appartient pas aux mœurs d’une intellectuelle nourrie à l’esprit des Lumières. Elle reprend vite le contrôle de ses nerfs et, sur un ton maîtrisé, désigne le palais mauresque baigné par les premières lueurs du jour : C’est une autre affaire MBS que vous voulez ?

Ces mots ont calmé l’atmosphère. Élisabeth saisit la canne de golf des mains du délinquant pas vraiment repenti, s’approche de l’agonisant. La bouche remplie de sang ruisselle en cascade sur ses joues, inonde le menton. Des spasmes de son corps évoquent une crise d’épilepsie. Prenant une profonde inspiration, la philosophe baisse les paupières :

Des millions d’êtres me prolongent par d’invisibles fluides, et vivent en moi comme des membres éloignés de mon propre corps qui capte leurs souffrances, avant que mon esprit n’enregistre leur cri muet ! Puis elle rouvre les yeux, paraissant revenir à elle d’un long voyage dans les contrées du rêve. Robert à son tour est sorti de la carriole, toujours en caleçon long, qui lui pose tendrement la main sur l’épaule.

L’angoisse palpite sur son visage après la litanie médiumnique de son épouse, bientôt remplacée par une expression de complicité enjouée. Bien sûr, nous éprouvons tous une relation de parenté diffuse avec tout ce qui vit. Par exemple, avec cette mule. Son espèce n’est-elle pas injustement brutalisée depuis des millénaires ? Vu les services rendus par les ânes à l’humanité, nous sommes tenus d’expier tous les crimes commis à leur égard, et si c’était à refaire, je les inclurais dans la loi d’abolition de la peine de mort qui fit honneur au règne de Tonton. Je ne me souvenais pas d’avoir vu le visage de mon ancien garde des Sceaux contracté par de tels tics nerveux, ni ses globes oculaires à ce point exorbités. N’eût-on pas dit ceux d’un halluciné ? L’attitude à mon égard du couple était bizarre. Pourquoi ce petit jeu ? Même les râles d’Elon Musk, et jusqu’à l’hémoglobine lui sortant par les narines semblaient artificiels. Quant à Killer Donald, s’il n’en était certes pas à une outrance criminelle près, j’en venais à douter sérieusement de la vraisemblance de son comportement. Tout était plus inexplicable que jamais depuis ce matin. Lorsque je fus Tonton, certains m’appelèrent Dieu. Ce qui me faisait croire à l’éternité. J’en ai joué la comédie, tout en n’étant dans mes plus beaux rôles qu’en provoquant des tragédies. Le génocide rwandais fut un chef-d’œuvre artistique. C’est d’ailleurs l’énormité de ce forfait qui m’a valu cette sanction peu banale, revenir sur terre dans la peau de l’être vivant le plus voué aux bastonnades. Y a-t-il pire sort en ce bas monde que celui d’une bête menacée dans son dos par un gourdin, devant elle appâtée par une carotte agitée sous ses yeux ? Je fus un maître en ces deux techniques pour mater le peuple français. Ministre de l’Intérieur sous la IVe République, on ne compta pas le nombre des rebelles en Algérie dont j’ai signé le décret pour la guillotine. Puis vint le temps du programme commun de la gauche sous la Ve République, et ce leurre formidable qui les a tous dupés. Parmi mes successeurs, Baby Mac fut le plus apte à suivre ce modèle. Si mon âme a migré sous ce peu reluisant pelage, quelle voie suivre ?

À ce moment le téléphone sonna. Quatre notes Heavy Metal Destroy. Ce qui me rappelle de tendres souvenirs. Le président décroche, qui a buté ce pauvre type sur un air de Rock’N’Roll. Wow ! Fantastic ! Il remue des hanches en cadence. Twist and tweet. Prendre le peuple par les couilles. Et manier la trique, elle aime ça la populace. On va lui en donner, de la carotte et du bâton. N’ai-je pas fini rock star parmi tous mes loubards ? Tonton, laisse pas béton ! Quelle jouissance à la télé juste avant la guerre du Golfe, devenue celle du golf : les armes vont parler. Grandiose ! Killer Donald est en nage, le visage cramoisi. Sa perruque se soulève comme une crête punk. Possédez ce que vous désirez ! Désirez ce que vous ne possédez pas ! Mésopotamie, chair femelle des fertilités originelles, quelle métaphore pour le phallus des bombes. Chaque pays d’Europe moins lié aux autres que tous soumis au nerf de bœuf d’Oncle Sam. Quand j’étais l’équarrisseur du peuple français, l’écornifleur de toutes les gauches occidentales, pouvais-je imaginer que j’aurais un jour à trembler pour ma propre barbaque ? Viande chevaline d’Europe orientale transitant par des multinationales chypriotes enregistrées aux Îles Vierges dans les assiettes occidentales sous forme bovine. Divine transsubstantiation pour la communion des fidèles du marché mondial. Changement d’étiquettes grâce au label magique de l’Union européenne. Les mêmes intérêts ne commandent-ils pas d’accommoder bientôt les lasagnes avec de la bidoche d’âne ? C’est en comptant mes abattis qu’il me faudra poursuivre cette fable. Tant que les bourricots sont dépourvus d’historiens, qui d’autre conte leur histoire que les maîtres ? Mais l’avenir n’est pas davantage écrit que ne l’est le passé. Si l’histoire officielle est celle des vainqueurs, tout dépend de qui tient la plume, fût-elle plumet de ma queue d’âne. La conversation téléphonique de Killer Donald avait démarré sous les meilleurs auspices, mais cela semblait s’envenimer. Je commençais à comprendre que, pour des raisons stratégiques, nul ne devait savoir où nous étions, dans cette zone hors de détection par les satellites hostiles à l’Occident. La prochaine conférence de l’Alliance atlantique devait se tenir sur le mont Ararat, en territoire turc, pays allié de l’OTAN, mais les récentes complications avec Erdogan rendaient hasardeux ce périple empruntant peut-être une voie de passage longeant la frontière syrienne. À vue de nez je flairais la source des fleuves descendant le massif du Caucase, pour s’en aller baigner la mythique Mésopotamie.

 

Pourquoi le chef de la plus puissante armée du globe s’aventurait-il sur ce qui ressemblait à un sentier de muletiers ? Que signifiait donc cet édifice baroque dont commençaient à se distinguer les lettres d’or du fronton : MOLOCH ? Où était passé le showrunner sans nom qui projetait le tournage d’une série télévisée dont il serait le producteur et le réalisateur, après avoir conçu ce projet mirifique ? Sans oublier tous les autres protagonistes, évanouis dans la nature, comme personnages d’un cauchemar que mon ancienne identité ferait après sa mort…

Hier soir, cognant du museau par mégarde contre un mur de ce palais mauresque, n’a-t-il pas rendu le son métallique et caverneux d’un décor de théâtre ? Mon conseiller de l’Élysée Jacques Attali n’était-il pas gardé par une escouade armée du prince héritier d’Arabie saoudite qui le tenait enroulé dans un tapis persan ? N’ai-je pas vu brandir par MBS en personne la tête ensanglantée de Gilgamesh, en guise de pièce à conviction pour le disculper d’un assassinat commis dans l’ambassade saoudienne à Istanbul ? Et le couple Badinter, accoutré d’oripeaux dont seuls n’ont pas à rougir des comédiens professionnels, ne paraissait-il pas maître du jeu, captant d’invraisemblables messages électroniques envoyés par un diplomate de l’Anatolie en Atlantide ?… Votre Europe se prétend l’institutrice du monde, mais elle mérite un bonnet d’âne ! L’index pointé dans ma direction, Donald fulmine. Il m’interpelle comme une bête de somme sur laquelle passer ses nerfs. Vous ne comprenez rien aux affaires, et vous calfeutrez sous notre protection, sans payer pour la prospérité que vous nous devez. C’est nous qui payons la facture de votre sécurité, et c’est de chez vous que viennent les idées pour empêcher la construction de notre mur contre l’invasion des terroristes et des bandes criminelles qui nous exploitent en sachant que Wall Street, le Pentagone et Hollywood sont contre moi. Tous ces gauchistes veulent ma peau, Bloomberg le premier, qui veut rétablir le communisme de Roosevelt, mais je ne me laisserai pas faire, et ne finirai pas à l’abattoir comme une bourrique de Mexico ! Que lui ai-je fait ? N’ai-je pas toujours été le serviteur de l’Amérique ? À nouveau retentissent les bombardements d’un hymne apocalyptique. Là je vous arrête, vous faites erreur. Ce pays n’est pas le vôtre. Il appartient à Goldschild, et ce sera le cas tant que vous refuserez de rembourser les crédits souscrits auprès des filiales de Goldschild…

Un très long silence laisse présager des explications fort embarrassées.

 

Pendant ce temps j’aperçois Gilgamesh, frais comme un jeune homme de cinq mille ans, sauter de la carriole pour exécuter une gymnastique matinale dans sa cape étoilée. Que pèsent tous les jeux de masques et de rôles contemporains devant une stèle babylonienne vivante ayant traversé les siècles pour se retrouver là, prêt à poursuivre son épopée ? Il ne tient qu’à vous de récupérer votre pays. Je ne demande pas mieux. Il vous suffit de régler la dette selon les modalités prévues par la Banque mondiale et le FMI. Même un trotskiste comme Bloomberg est capable de comprendre ça. Vous savez qu’on ne transige pas avec l’honneur chez Goldschild. Ensuite, vous pourrez continuer à profiter de votre beau pays plein d’attraits aussi longtemps qu’il vous plaira. Chevelure et barbe noires torsadées, Gilgamesh approche en souriant. Dans ce cas, nous allons malheureusement devoir saisir ce pays ! S’agissait-il de la Grèce, de la Belgique, du Congo ? Killer Donald exprimait les mimiques d’un homme révolté par tant d’inconvenance. Il parut vouloir diriger son indignation contre le type en sang toujours gisant dans la neige, mais Élisabeth à cet élan fit rempart de son corps. Elle contempla le clochard avec des yeux embués. Touchant sa main : Robert, gentleman comme tu peux l’être, tu donneras bien quelque chose à ce malheureux mon chéri ? Laissons-lui une dernière chance.

— Tu as raison. Je vais lui offrir mon caleçon Yves Saint-Laurent. Rien de tel pour prendre un nouveau départ dans la vie. C’était un cadeau de Pierre Bergé, le grand ami de Tonton…

Je me retiens de braire, comme chaque fois que j’entends prononcer ce nom de ma malédiction. Si l’ancien garde des Sceaux met à exécution son charitable projet, comment dissimulera-t-il alors sa propre nudité ? L’épave tourne vers le couple des yeux suppliants, haletant dans son effort pour se redresser. La noblesse d’âme de Robert est légendaire, il va donc sans doute se mettre à poil, mais Donald interrompt son geste magnanime et s’adresse à sa victime avec un sourire compatissant : Mon cher Elon, tu as connu meilleure fortune et je te plains. Mais tu connais ces gauchistes prêts à offrir leur froc au peuple du Venezuela. Quand ça devient sérieux, ils s’en remettent à l’Oncle Sam. Tu sais pourquoi on m’appelle Killer Donald ? Et pourquoi tu es un looser ? Aujourd’hui, mon sosie se trouve en Argentine. Il doit y retrouver les doubles de Baby Mac et de MBS pour régler la question du pétrole !

Alors tout s’arrêta, comme si le showrunner avait tourné un bouton…

Ampoule pour élucider le globe

Anthropocide

Quelles relations entre ciel et terre, quand homo sapiens est à ce point déconnecté de la Sphère ?…

Quel commun langage entre base et sommet de la Pyramide, à l’heure d’un anthropocide par mille pollutions physiques et psychiques ?…

Trois semaines après leur parade sarcastique du 11 novembre sous l’Arc de Triomphe à Paris, 20 chefs du crime organisé tramaient les plans de prochaines exactions planétaires dans un tripot de Buenos Aires. Tous les parrains de Kapitotal avaient mobilisé les gangs de la tour Panoptic, pour sceller un pacte de sang Jérusalem-Washington-Riyad autour du Capo di tutti Capi de la Maison Blanche…

Nous sommes vos boucliers, clament ces glaives aux peuples en les saignant ; Payez et nous vous défendons ! Les peuples paient et sont davantage encore saignés par des glaives se proclamant seuls boucliers possibles. Car la ruse du pouvoir tint toujours en l’art de légitimer le sommet par quelque lien avec la volonté divine – prétention devenue ridicule, à mesure même qu’ils se prétendent Jupiter…

Cette guerre est juste et agréable à Dieu : ce leitmotiv traverse l’histoire, à ceci près que la Religion Vraie de nos jours – celle du Moloch – n’a pour saint Augustin que des BHL…

Jeux de masques, doubles et triples langages, faux semblants de polémiques entre familles rivales n’ont pas empêché les mafieuseries d’être supplantées par la parole de l’Ombu – gardien de la mémoire des ancêtres oubliés – quand elle s’est répandue parmi les jacarandas du cimetière de la Recoleta.

 

1) Nul être humain ne devrait être contraint, pour subvenir à ses besoins élémentaires, de vendre sa force de travail comme une marchandise à un détenteur de capital obéissant à la logique exclusive du profit maximal…

2) Tout capital étant du travail mort accumulant une plus-value tirée du travail vivant, s’impose un renversement de perspective mondial faisant du travail vivant le sujet, et non l’objet, de tout processus économique. Ce renversement doit être considéré comme la mission prioritaire de tout projet politique envisageant un avenir viable pour l’humanité…

3) Comme serait abolie la domination du travail mort sur le travail vivant, devrait en corollaire être frappée d’illégalité la sujétion de toute valeur d’usage à la valeur d’échange…

4) Une telle révolution (qui, pour une fois, mériterait ce nom) nécessite la conjonction de toutes les énergies intellectuelles, à l’heure où valeur d’échange et travail mort assurent leur tyrannie par bombardements idéologiques et propagation massive de sous-cultures excrémentielles menaçant l’existence même des forces créatives de l’esprit…

5) Seront donc suspendus tous les programmes relevant d’un prétendu transhumanisme, relatifs aux mystifications de l’intelligence artificielle

6) Ni progressisme humaniste héritier des Lumières, ni conservatisme enraciné dans la tradition, ne devraient se soustraire au combat pour ces droits correspondant aux intérêts de 99 % de l’humanité…

7) La complète absorption de l’art et de la littérature par l’industrie culturelle, impose la migration des chevaleries errantes vers une Sphère où se conçoit l’idée d’un Parlement des Migrants (nation bientôt la plus nombreuse du globe) afin de voter les présentes résolutions, nées de la passion d’un Ombu pour les jacarandas du cimetière de la Recoleta.

 

A.A., le 1er décembre 2018

Je suis au pied de l’Atlas, face à l’Atlantique, dans un état second. Mes pensées voguent à des milliers de kilomètres de cet océan par quoi se définit l’Occident, loin du côté de l’Orient. Vais-je poursuivre cette farce m’ayant promu l’ambassadeur d’Anatolie en Atlantide, au service imaginaire de Gilgamesh, héros de la première épopée ?…

Toute la scène mondiale ressemble à un écran projetant le feuilleton d’une interminable série télévisée, sans plus aucun moyen d’intervenir dans ce show permanent. Mais il me semble voir une caméra tourner autour de l’équipage formé par un âne tirant sa carriole dans la steppe et je ne peux me résoudre à les abandonner au cours de cet acte final.

C’est alors, comme le public pressent qu’il vit un instant crucial dans l’histoire du théâtre depuis les premières tragédies, que l’Olympe s’éclaire de toutes ses lumières et qu’un faisceau de projecteurs se braque sur les acteurs autour du bar. Un groupe de machinistes a surgi des coulisses et scrute les effets de cette prouesse technique. Il ne reste plus du décor précédent qu’un nuage de neige carbonique, éjecté par une machine derrière les rideaux de cette scène immense qu’est le plateau d’Arménie. Les flots d’une bouillie musicale éructée par des baffles invisibles inondent la pénombre au fond du bar où Élisabeth, penchée sur son ordinateur enveloppé d’un halo bleuté, promène ses doigts sur les touches du clavier pour enregistrer mon dernier message d’ambassadeur, envoyé depuis l’Atlantide jusqu’en Anatolie…

Pouvais-je manquer cette occasion de lancer un Manifeste Sphériste ?

Dans la lumière crue tombant des spots accrochés aux arbres qui se sont transformés en réverbères, Gilgamesh me fait signe sous un sapin garni de boules multicolores et de guirlandes clignotantes. Il est prêt !

 

Le ciel s’est étoilé de mots captés par l’ancien roi d’Uruk et magicien d’Irak. L’écriture n’a-t-elle pas pour finalité d’orienter les êtres dans le monde pour lui donner sens ? Les arbres et les fleuves dont parle mon ambassadeur forment bien un soviet alerté par périls en tout genre, et qui tiennent conseil devant le comité central des Ancêtres…

Je frémis aux déchirures de l’aube où s’évanouissent les sortilèges de la nuit. Leurs vapeurs sont chargées de parfums qui me reviennent depuis les jardins de Babylone. J’entends la voix d’Ishtar percer les nuages et s’enrouler dans les branches de ces arbres enguirlandés pour les besoins d’un film. Tous les personnages ont pris place à ce Bar de l’Olympe et vont nous jouer une séquence qui fera suite à la scène tournée par leurs doublures dans le décor de Buenos Aires…

C’est à cet instant que les fondations de l’univers se mirent à trembler, qu’il s’emplit de flammes et menaça de partir en fumée. Les parois du ciel et de la terre s’embrasèrent comme une torche allumée par les étincelles dansant dans les yeux d’une femme. Sous son regard venu du fond des âges, l’humanité terrorisée cherche n’importe quel abri de fortune pour se réfugier, tel un âne pressé de retrouver la protection de son étable. Il faut voir comme les maîtres agitent un rassurant fouet ! Je me remémore l’épisode précédent de la série télévisée, plus lointain dans mon souvenir que les premières nuits d’amour avec Ishtar, ma souveraine bien-aimée. C’était juste avant que ne se transforment les décors du palais mauresque, et qu’à son fronton l’enseigne MOLOCH ne devienne SHALOM. Élisabeth avait posé une main cruellement sensuelle sur l’arrière-train de la mule, qui fit une ruade comme si un serpent biblique l’avait mordue. Ce geste a eu l’effet d’une décharge électrique sur la pauvre bête, qui a détalé au galop, je ne sais vers quel havre éloigné de cette mascarade. Quand son époux Robert a fait mine d’ôter son caleçon de grande marque, nous étions en pleine farce digne d’une pantalonnade, bien dans le goût contemporain…

Je vis sous le charme d’Ishtar depuis cinq millénaires. Sa complainte s’infiltre sous ma peau comme un philtre magique, abolissant le temps qui nous sépare d’inéluctables retrouvailles. Parée de tous les mystères de Babel, elle rappelle combien sont morts les dieux de Mésopotamie. Mais jamais elle ne quitte mon esprit, déesse née d’un rêve oublié de l’humanité. Je la vois, je l’entends, comme au temps de Sumer, avant que ne vacillent sur leur socle nos dieux face à l’universelle déité… 

 

Ces immensités désertiques sont l’inconscient du monde à ciel ouvert. Les yeux d’Ishtar m’y apparaissent, pupilles dilatées réfléchissant l’histoire entière des hommes, le bas de son visage masqué par son bras posé sur l’épaule de ma propre silhouette, vue de dos, formée par les nuages. On pourrait croire l’image d’un film tourné par l’Éternel. Yahvé ? Dieu ? Allah ? Qu’est-il advenu d’elle sous les empires à ces ombres dédiés ? Leurs défroques en lambeaux pendent aux clous du ciel, fantômes titubant pour vérifier comment l’on s’entre-tue sur terre en leurs noms dans la fumée d’encens. Comment les rayons de divine lumière scintillent aux murs de leurs temples. Comment des lances enflammées percent les nuées qui s’élèvent entre autels et plafonds de leurs sanctuaires. Comment les étincelles de sang jaillissent des bêtes sacrificielles au milieu des prières montant vers le ciel…

Il fallait condamner à mort Ishtar, pour que les maîtres du grand show puissent trafiquer son image et vendre sur tous les écrans le simulacre de son pouvoir magique. À ces mots de ma pensée pour elle qui se dit à voix haute, elle sourit dans les nuages et je vois cligner les paupières de ma souveraine adorée. Ses lèvres m’effleurent le cou, ses mains se cramponnent à ma tête qui s’effiloche, et puis la vision disparaît…

D’où vient donc le venin qui pourrit le fruit du futur, a-t-elle murmuré à mon oreille. N’est-ce pas de notre romance auprès de l’Arbre de Vie qu’ils ont tiré leurs livres sacrés ? Du déluge narré dans mon épopée qu’ils ont inventé Noé, puis la malédiction portée contre Cham et son fils Canaan, père de mon ancêtre le guerrier chasseur Nemrod ?…

Cham est le nom symbolique des premières humanités, nées sur les hauteurs des Monts de la Lune voici trois cent mille ans, dans la partie orientale de l’Afrique. La parole originelle répandit sa semence le long des fleuves, à l’Ouest en suivant le Congo comme au Nord le Nil, non sans franchir à l’Est le détroit menant au Yémen, qui ouvrait la voie vers d’autres grands fleuves. En cette Mésopotamie les descendants de Cham ont fondé Babel et Uruk, où je nais quelques millénaires avant Abraham. Remontant les cours du Tigre et de l’Euphrate on aboutit au mont Ararat, sur le plateau d’Arménie qui est théâtre de cette histoire. Élisabeth et Robert Badinter, au Bar de l’Olympe en compagnie de Killer Donald et Baby Mac, sont les mieux placés pour savoir quel anthropocide est l’enjeu final d’une imposture biblique ayant justifié carnages et pillages en Canaan, par l’originelle damnation de Cham…

Partager