Le fruit défendu

Élise Bussière,

Elle est debout. Aujourd’hui, comme hier, comme demain. Ses yeux commencent à brûler. Cela fait quelques semaines qu’elle ressent des picotements dans les yeux et que sa vue se trouble. Elle enchaîne méthodiquement les gestes, les mouvements devenus siens. Comme ses pensées, ça tourne. Tout finit par tourner. Debout. Aujourd’hui, comme hier, comme demain mardi. Elle tente d’enfoncer, en quelques secondes, les deux tiges de métal d’une pastille dans une carte graphique. Une pastille pas plus grande que son petit doigt. Trois pastilles en six secondes. Les introduire, les fixer, les plier. Puis glisser la carte graphique à sa voisine. Sans discontinuer. Aujourd’hui, sa voisine n’est plus celle d’hier. Cela arrive. Les voisines défilent, comme les objets. Elles glissent, elles passent, sans bruit, sans heurt. Le maillon de la chaîne a été remplacé pour que son mécanisme ne s’enraye pas. Un jour, ce sera peut-être elle. Pour la première fois, elle se demande si ce départ est lié à un suicide. Elle a entendu parler de suicides sur le site de production depuis qu’on a mis des filets de sécurité dans les cages d’escalier. Elle trouve d’ailleurs ces filets pratiques. Dans la résidence où elle loge, cela lui permet d’y pendre son linge. Ses vêtements ponctuent enfin la vue de couleurs. Avant cette palette, seul le blanc grisé des immeubles crevait la vue : le blanc de sa résidence, de celle d’en face, du sol. Ici, tout est blanc, comme le ciel qu’elle ne voit presque plus. Quand elle rentre chez ses parents, elle passe des heures couchée dans l’herbe à s’en remplir les yeux. Y percevoir chaque nuance de bleu, de gris, de vert… Vidée, elle le contemple sans fin. Mais aujourd’hui, comme hier, comme demain mercredi, elle est debout. Elle ne parlera pas de ces suicides. Comme d’ailleurs elle ne parle de rien à ses voisines. Elle sait que ça ralentit le rythme. Si elle s’intéressait à elles, elle ne pourrait pas tenir les sept secondes auxquelles elle est astreinte. Elle ne sait donc rien d’elles, comme elles ne savent rien d’elle. Ni qu’elle vient du village de Long Tan dans la province de Yunnan. Ni que, là-bas, ses parents cultivent la terre depuis des générations. C’est pour eux qu’elle est venue ici, à Shenzhen. C’est pour eux qu’elle travaille. Pour elle aussi, un peu. Mais c’est d’abord pour ses parents que, chaque matin, après le contrôle du badge, elle passe au vestiaire mettre une blouse blanche, un chapeau blanc, des gants blancs qui la feront transpirer. Mais, l’utilisation de gants fait partie du règlement. Comme les autres cent vingt-six règles passibles de sanctions en cas d’infraction. Son chef scande la menace tel le mantra de la compassion. Aujourd’hui, comme hier, comme demain jeudi. Chaque jour, elle se lèvera et quittera son dortoir blanc et humide pour enfiler ses habits blancs et rejoindre son poste de travail. Chaque jour, elle pense à l’argent qu’elle va pouvoir envoyer à ses parents. C’est ça qui la fait tenir à ces heures où elle commence à voir flou, où ses pensées soit s’emportent tel un cheval des plaines centrales, soit s’ankylosent comme ses membres. Elle a l’impression de vivre sa vie en retrait. Enfin, ce qu’il reste de sa vie : ces gestes automatiques. Ce sont ses gestes qui ont fini par la posséder. Elle se sent réduite au faire. Ce rythme de six secondes dont elle est si fière, elle a la sensation qu’il s’est immiscé dans chaque cellule de son corps. Même ses pensées ne dépassent plus six secondes.

Elle voudrait écourter son séjour à Shenzhen. Mais, pour cela, il faudrait qu’elle gagne plus. C’est possible à coup d’autres heures supplémentaires, à coup d’yeux qui piquent, à coup de jambes lourdes, à coup de main qui semblent ne plus lui appartenir, tant elles répètent d’elles-mêmes ces mouvements identiques. Ces heures supplémentaires sont sa planche de salut à elle. Cette planche à billets la fait tourner parce qu’elle lui permet de doubler son salaire. Alors elle tourne. On lui a dit que dernièrement des heures supplémentaires n’avaient pas été payées. Cela doit être un retard de quelques jours seulement. Ce n’est pas possible. Même si elle a mal aux yeux, même si la fatigue l’envahit, même si elle ne trouve plus le sommeil, elle fera ces heures supplémentaires. Et elle les fera encore. Aujourd’hui, comme hier, comme demain vendredi. Même si ses yeux piquent. Même si ses jambes s’engourdissent. Même si ses gestes se font moins précis à partir de la douzième heure. Même si son chef doit la rosser comme hier quand elle a ralenti la chaîne. Il lui restait une pastille quand la carte suivante est arrivée. La pastille semblait se refuser à elle. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle était sans résistance quand il lui a infligé cette correction physique. Anesthésiée, elle avait la sensation de ne plus être vraiment là. Pourtant, son corps et son dos l’ont sentie. Mais la réaction de son manager ne l’a pas vraiment touchée, elle. Aujourd’hui comme hier, comme demain samedi. Elle a l’impression d’être coupée de ses sens. Plus encore quand sa tête est vide et que seul son regard la connecte encore au monde extérieur et à ces centaines de cartes graphiques vertes qu’elle voit défiler. Elles ressemblent à ses pensées qui s’accélèrent et s’enchaînent. Comme ses mouvements, ses pensées ne sont qu’exclusivement liées à l’action. Peut-être même s’équivalent-elles ? Introduire les tiges de la pastille, fixer la pastille, plier les tiges. Debout, aujourd’hui, comme hier, comme demain… Elle se demande ce qui distingue encore ses journées de celle d’un animal. Un chat, par exemple, peut errer dans les parcs de la ville. Elle, elle ne sait plus depuis combien de temps elle ne les a plus vus. Mais elle se dit que cela pourrait être pire si l’on remplaçait son poste de travail par une machine. L’arrivée de robots pour ces actes répétitifs signerait la fin de tout revenu. Elle n’aurait plus de quoi subsister. Elle vit de nécessité, mais elle se dit qu’elle a de la chance. Cela pourrait être pire.

Et, elle croit qu’un jour tout ça sera différent. Il lui faut quelques mois d’heures supplémentaires, jusqu’au Nouvel An, pour faire le voyage qui lui permettra de rendre visite à ses parents. Et, elle se dit qu’un jour, dans quelques années, après beaucoup d’heures supplémentaires avec les yeux qui piquent et la tête qui se vide, tant d’heures qu’elle ne peut les compter, elle aura gagné assez d’argent pour ramener à ses parents l’objet de son travail. Elle leur montrera enfin le fruit de ces enchaînements d’heures, et donc leur sens. Quand elle y pense, son regard s’éclaircit et ses yeux brillent. Elle se voit arrivant à Long Tan, au cœur des montagnes. À ce moment, avec fierté, le buste droit, elle leur tendra ce qui l’a tenue éveillée toutes ces années : un iPad.

Peut-être qu’alors il sera temps que Stéphane Hessel lui envoie un tweet ?

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